Né en 17 à Leidenstadt

Exégèses

En 1990, après cinq albums, Jean-Jacques Goldman délaisse sa carrière solo pour se lancer dans une aventure qu’il avait déjà expérimentée avec Taï Phong : un groupe.

Carole Fredericks, Jean-Jacques Goldman et Michael Jones s’imposeront sur la scène musicale pendant 6 ans, le temps de deux albums studio et deux tournées.

Leur premier album, sobrement baptisé du nom du groupe, Fredericks-Goldman-Jones, sort le 28 novembre 1990. Le troisième single, "Né en 17 à Leidenstadt", est l’un des morceaux les plus importants de la carrière de Goldman. En partie parce qu’il illustre parfaitement l’intelligence du personnage et qu’une fois de plus, c’est une leçon de vie.

Il s’agit d’un message de tolérance et d’humilité qui a d’autant plus d’importance qu’il est porté par Jean-Jacques Goldman, Carole Fredericks et Michael Jones, trois personnes victimes et enfants de victimes de l’extermination des juifs, de la ségrégation raciale et du terrorisme religieux anti-protestant. Pour illustrer son manifeste de tolérance, Goldman s’appuie sur la souffrance de ces peuples, d’où le titre de la chanson : "Né en 17 à Leidenstadt".

Explication…

Ne perdez pas de temps à chercher cette ville sur une carte, elle n’existe pas. Goldman l’a pertinemment inventée en se basant sur le modèle des noms de villes allemandes se terminant par le suffixe -stadt (Neustadt, Albstadt, Erfstadt, etc) qui signifie "ville" en allemand. Ici, il a fusionné, "Stadt" avec "Leiden", traduction littéraire de "souffrances", ce qui donne "ville des souffrances". En opposition, peut-être, à "Freudenstadt", la "ville des plaisirs", qui elle existe bel et bien, puisqu'elle se situe dans le Bade-Wurtemberg, à une soixantaine de kilomètres de Strasbourg !

Le texte est nourri par les histoires de famille des trois interprètes…

Tout d’abord, Jean-Jacques Goldman. Il est juif. Son père, Alter Mojsze Goldman est juif polonais. Ce dernier a fui Lublin en Pologne où, en 1941, sera construit l’un des premiers ghettos juifs et roms par les nazis. Il arrive en Allemagne, pensant être à l’abri de l’antisémitisme, mais est contraint de rejoindre la France à la fin des années 20 pour les mêmes raisons, et s’engage dans la résistance quand la guerre éclate. Là-bas, il rencontrera Ruth Ambrunn, future maman de Jean-Jacques, juive allemande qui a aussi fui son pays. Si les parents ont survécu, ce n’est pas le cas de toute la famille. Goldman se confiait à ce sujet en 1983, à la sortie de l’album "Minoritaire", qui contient la chanson "Comme toi". Ce single a été écrit après que Goldman a découvert des photos de famille de sa mère. Sous le portrait de quelques cousins, il avait lu "déporté".

Goldman commence à chanter en se mettant à la place d’un Allemand qui, comme l’indique le titre, serait né en 1917. Il plante le décor : l’Allemagne est la grande perdante de la Première guerre mondiale et en paye les frais à cause du Traité de Versailles surnommé "Diktat" par les Allemands. Il doit ce surnom aux mesures autoritaires prises par la France et ses alliés, comme la réduction de l’armée à 100 000 hommes, la démilitarisation du Rhin, ou la réintégration de l’Alsace et de la Lorraine à la France.

Cette gifle que prend l’Allemagne ne fait que gonfler l’amertume qui bout, à juste titre, dans le cœur de certains Allemands. Alors, quand Adolf Hitler arrive au pouvoir le 30 janvier 1933, et qu'il a l’audace de défier l’autorité française en bafouant les sanctions imposées… Il devient naturellement le héros de ces jeunes nés en 1917, qui auront 22 ans quand la Seconde guerre mondiale éclatera. Goldman refuse de jeter la pierre à ceux qui ont été "bercés d’humiliation, de haine et d’ignorance, nourris de rêves, de revanche"… Qui dit qu’il aurait fait mieux ?

Michael Jones prend la relève dans le couplet suivant. Le musicien et chanteur est né en 1952 au Pays de Galles d’une mère française et d’un père gallois. À lui de s’imaginer à la place d’un "méchant" de l’Histoire pour essayer de comprendre… Il nous emmène en Grande-Bretagne et choisit un Irlandais, sympathisant de l'organisation paramilitaire républicaine irlandaise "IRA provisoire". De la fin des années 60 à la fin des années 90, ce groupe, considéré comme terroriste par les Britanniques, a violemment combattu pour l'indépendance de l'Irlande du Nord du Royaume-Uni, et pour la réunification de l'Irlande. Michael Jones se pose à son tour la question de savoir s’il aurait fait mieux, s’il aurait trahi les siens.

Il ne manque que Carole Fredericks. Une année, elle a voyagé jusque sur l’Île de Gorée, située au sud-est de Dakar. Un pèlerinage nécessaire pour la chanteuse américaine de Springfield (Massachussetts), dont les ancêtres, réduits au statut d’esclave, sont partis de cette île pour travailler de force aux Etats-Unis. Logiquement, dans la chanson, la chanteuse se demande comment elle aurait agi si elle était née de peau blanche en Afrique du Sud, berceau de l’apartheid. Conclusion, si elle avait appartenu à la classe dominante d’Afrique du Sud, aurait-elle défendu les victimes de racisme ?

Aucun des trois n’est capable de répondre à la question. Fredericks, Goldman et Jones ne s’érigent pas en juge arbitre, comme il est désormais coutume de le faire sur les réseaux sociaux, mais ont une démarche plus poussée. Ils incitent à la réflexion : "Né dans une époque, dans une famille, dans une société différente, peut-on jurer que l’on n’aurait pas été nazi en Allemagne de 1933, ou raciste en Afrique du sud ? Je n’excuse pas le racisme mais je trouve qu’on se donne parfois bonne conscience à peu de frais. Nous sommes tous manipulés par le contexte social du pays dans lequel on vit. Sans doute est-il plus facile d’être antiraciste aujourd’hui qu’il n’était aisé de l’être en 1933 en Allemagne. A cette époque, 90% des gens ont voté Hitler. Alors, est-ce que 90% des Allemands étaient des salauds ?" questionne Goldman.

Il rappelle également que la paix et la liberté sont fragiles et qu’il suffit d’un rien pour que l’homme que l’on pense, à tort, fondamentalement bon, brise la limite qui le sépare de la sauvagerie. Le ton moralisateur est à évincer à tout prix : Goldman tire lui-même des enseignements du passé et s’efforce de les transmettre.

Mais "Né en 17 à Leidenstadt" dépasse la simple réflexion sur le passé. Nous sommes face à une véritable leçon de vie applicable à toutes les situations. Elle nous apprend à nous mettre à la place d’autrui avant de juger de notre point de vue qui est automatiquement influencé par "les données objectives (….), c’est-à-dire que l’on va penser en fonction de ce qui se passe sur le plan social, sur le plan historique, et on n’est que cela." explique Goldman en reprenant la pensée de Karl Marx.

"De temps en temps, il y a des personnes qui s'élèvent contre ces espèces de torrents qui font que, en Afrique du Sud, 99% des Blancs probablement étaient pour l'apartheid pendant un moment. Ce n'est pas parce qu'ils sont plus mauvais que nous. C'est parce qu'il n'y a pas eu la Révolution Française avant, c’est parce qu'il n'y a pas eu Jules Ferry, parce qu'il n'y a pas eu les mêmes écoles, parce qu'ils ne viennent pas du même endroit. Mais est-ce qu’ils sont plus mauvais que nous et nous surtout meilleurs que les autres ? Cela, j'en doute." confie Goldman à TV5 en 1999.

Tout, dans ce morceau, est pertinent. Jusqu’à la date de sortie de l’album sur lequel elle se trouve, le 28 novembre 1990. Que ce soit voulu ou non, le public découvre "Né en 17 à Leidenstadt" un an après la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 et presque deux mois après la réunification de l’Allemagne, le 3 octobre 1990 (qui deviendra le jour de la fête nationale). Les Allemands (et surtout ceux de l’Est) sont libérés des puissances occupantes. Ils ont payé.

La liberté triomphe aussi en Afrique du Sud grâce à la libération de Nelson Mandela, leader de la lutte contre l’apartheid. De 1962 au 11 février 1990, il est retenu prisonnier pour avoir voulu l’égalité. "Madiba" deviendra ensuite Président de l’Afrique du Sud en 1994, et ce jusqu’en 1999. Personne n’a confié si cela était volontaire ou non, mais le personnage imaginé pour Carole Fredericks vient de Johannesburg, premier lieu d’incarcération de Nelson Mandela. "Né en 17 à Leidenstadt" est sortie en single en septembre 1991, 3 mois après l’abolition de l’apartheid.

Il ne reste qu’à faire le bilan en Irlande du Nord. Et il est beaucoup moins glorieux. L’IRA provisoire est toujours active en 1991. Il faudra attendre 1998 pour que les hostilités cessent, grâce à une entente entre les deux camps : les prisonniers catholiques seront libérés et les groupes paramilitaires désarmés. À noter que "Né en 17 à Leidenstadt" n’est pas la première chanson, et ne sera pas la dernière, à être inspirée de cette guerre de religion. En 1972, en réponse au massacre perpétué par l’armée britannique sur des catholiques lors d’une manifestation, U2 publia "Sunday Bloody Sunday" et Paul McCartney chanta "Give Ireland back to the Irish" avec les Wings. En 1989, Simple Minds sortit "Belfast Child", une chanson dans laquelle le chanteur Jim Kerr a la même approche que Michael Jones : il s’identifie à des Nord-Irlandais qui ont perdu des proches dans le conflit. D’ailleurs, le morceau sera en face A de la chanson "Mandela Day" qui demande la libération de Nelson Mandela ! Enfin, parmi les plus connues, les Cranberries publieront "Zombie" que leur chanteuse Dolores O’Riordan écrira en 1993 après le meurtre de deux enfants lors d’un attentat à Warrington.

Concernant la conception de la chanson, le texte a subi quelques modifications et le travail de voix ne fut pas mâché en une seule fois : "Il fallait légèrement changer le tempo à chaque couplet, sinon ça ne collait pas. Peut-être la chanson qui justifie le mieux notre trio.", écrit Goldman dans le livret de sa compilation "Pluriel", consacrée aux années FGJ.

Quant aux instruments, leur assemblage ressemble à une pyramide montée à l’envers. Un instrument à la fois : première partie, le piano. À celui-ci s’ajoute la basse dans le deuxième couplet. Et le troisième couplet, le plus fourni, apporte la batterie. Musicalement, Goldman est allé puiser son inspiration jusqu’en Californie. Plus précisément chez Bruce Hornsby, un de ses chanteurs préférés, au même titre que Jimi Hendrix ou Aretha Franklin, qui lui donnèrent le goût du rock et du rythm 'n' blues. Ce chanteur californien et membre éphémère du Grateful Dead, avait été contacté par Jean-Jacques pour réaliser les arrangements. Ils n’ont jamais trouvé le temps de concrétiser cette collaboration.

Pour décortiquer "Né en 17 à Leidenstadt", après l’Allemagne, l’Irlande, le Massachusetts, Johannesburg et la Californie, il reste une dernière escale… Est-ce que Carole, Jean-Jacques et Michael le savent ? En Afrique du Sud, il existe une ville appelée "Lydenburg". En afrikaans, une langue germanique parlée dans quatre pays frontaliers du sud de l’Afrique (Namibie, Zimbabwe, Afrique du Sud et Zambie), ce mot signifie… "Ville des souffrances".