Ne lui dis pas

Exégèses

"C'est une chanson qui parle du mensonge... enfin du mensonge par omission... du mensonge utile en quelque sorte". C'est avec ces mots que Jean-Jacques introduisait la chanson "Ne lui dis pas" lors de la tournée "En passant" en 1998. Une chanson de l'ère Fredericks - Goldman - Jones sortie en 1993 mais sur laquelle il chante seul, sans Carole et Michael.

Pour ce texte, Jean-Jacques s'interroge et écrit dans le livret de l'album : "Peut-on tout dire, et faut-il tout dire avec celle ou celui avec qui l'on vit ? Ne faut-il pas des espaces, du mystère, des silences pour préserver ou simplement rendre possible une relation physiquement si proche de nous. À l'inverse d'un ami à qui l'on peut tout déballer si on en ressent le besoin, l'intimité de vie n'implique-t-elle pas, justement, une distance ?" La réflexion est pertinente et elle questionne davantage. En effet, doit-on exiger de la personne qui partage notre vie une transparence totale de ses émotions et de ses pensées ? Qu'est ce qui doit être partagé et qu'est ce qui doit rester secret ? Le besoin de cultiver un espace imaginaire ne se révèle-t-il pas davantage nécessaire face aux périodes de doutes ou de déception ?

Ainsi, plus que de "mensonges", c'est davantage du jardin secret que parle cette chanson, un thème rarement abordé par Jean-Jacques, même si au-delà le texte évoque aussi le temps passé, la désillusion, la solitude et le silence. Cette chanson s'inscrit dans le même registre que des titres comme "C'est pas d'l'amour", "Nuit", "J'l'aime aussi" ou il constate (et se questionne lui-même) sur la notion de couple, sur l'amour ou sur l'évolution d'une relation. "Ne lui dis pas" est une des douze chansons figurant sur l'album "Rouge", cet album-concept ou Jean-Jacques lie tous les thèmes abordés à cette couleur. Pour cette chanson, il dira qu'à son sens, les non-dits entre deux personnes sont rouges.

En écrivant les paroles, Jean-Jacques choisit l'apostrophe, ce procédé par lequel un auteur s'adresse directement à une personne. Et c'est à une femme qu'il choisit de parler. Une femme qui a vécu. Une femme qui se souvient de son passé ("Troubles images issues du temps, Vagues voyages au gré d'avant"), qui rejoint ses songes ("Paupières closes") et voit d'autres images que celles de son quotidien ("Tendres caresses, fièvres et sang").

Déjà, en 1982, dans "Veiller tard", Jean-Jacques écrivait "Quand le monde a disparu, l'on est face à soi" et évoquait "ces étreintes qu'en rêve on peut vivre cent fois" et déjà dans cette chanson, il parlait de ces veillées solitaires où les pensées surgissent du passé, comme si le tumulte du quotidien ne permettait pas de voir les choses de la même façon. Dans cette première partie du texte, le mot n'est pas utilisé mais c'est pourtant bel et bien au "fantasme" que Jean-Jacques fait allusion. Rappelons que la psychologie définit le fantasme comme une production de l'imaginaire par laquelle le moi cherche à échapper à l'emprise de la réalité.

Et ces pensées, Jean-Jacques va les valider sans culpabilité ("On n'avoue rien si on est innocent") en lui murmurant "Ne lui dis pas, ce n'est qu'à toi, rêve tout bas". Les mystères sont indulgents, il souligne la différence entre le jardin secret qui n'appartient qu'à soi-même et le secret qui est caché et potentiellement coupable. C'est ainsi qu'il écrit que la frontière entre le silence et le mensonge appartient aux songes. Détail amusant, il utilisera cette rime à deux reprises dans cet album puisque dans "Il part", on retrouve la phrase "Près d'un autre mensonge, qui songe".

On pourrait retrouver les prémices de "Ne lui dis pas" dans la chanson "Nuit", qui trois ans avant, développait une idée proche et pour laquelle Jean-Jacques déclarait "On peut se sentir très seul face à un souffle de l'autre". Déjà, les paroles parlaient "d'intime étrangère", du crépuscule, de silences et de solitude. Et la nuit justement a une place importante dans cette chanson. Elle a toujours été propice au questionnement et à l'inspiration chez l’auteur. Ici "la pénombre éclaire", la nuit révèle les choses. Alors après la phase des souvenirs, vient celle des doutes ("Quand les questions dansent"), des questions ("N'est-ce que ça ? Était-ce lui ?) et du constat ("il ne sait pas et il n'a jamais su"). Là encore, Jean-Jacques chuchote à cette femme "Ne lui dis pas" mais dans le refrain, "Ce n'est qu'à toi' devient "Ça sert à quoi" comme pour lui rappeler que toutes les choses ne sont pas forcément bonnes à dire et qu'il est préférable de cultiver des zones d'ombres.

"Ne lui dis pas" est une des chansons les plus intimes du répertoire de Jean-Jacques. Ces petits joyaux comme "Confidentiel" ou "Je ne vous parlerai pas d'elle" qui ont une place à part dans le cœur du public. Comme toujours avec Jean-Jacques, chaque mot est subtilement choisi. Il nous offre un texte profond et riche en figures de style. Ici la paronomase ("Les peaux s'entendent et se tendent") côtoie l'antithèse ("La pénombre éclaire") ou la métaphore ("Bientôt l'hiver" qui fait référence à la vieillesse).

Sur le plan musical, Jean-Jacques propose une ballade intime et mélancolique, construite en douceur autour d'une sublime mélodie au piano qui guide l'auditeur comme un fil conducteur avant de finir dans une envolée instrumentale plus rythmée.

Sur scène, cette chanson a été interprétée deux fois, toujours en début de concert, la partie finale instrumentale permettant aux musiciens de faire leur apparition et de rejoindre Jean-Jacques.

Elle est d'abord jouée lors des quatre concerts du New-Morning en avril 1994, sous l'ambiance feutrée du club parisien, Jean-Jacques est accompagné pour l'occasion de Philippe Grandvoinet.

Puis en 1998 lors de la tournée "En passant", Jean-Jacques seul à la guitare acoustique et éclairé sobrement d'un seul spot est secondé par Christophe Nègre à la flûte irlandaise pour offrir au public une version remaniée aux influences celtiques. Le final est l'occasion pour Jean-Jacques de prendre le violon accompagné du reste des musiciens pour ce qui reste un des grands moments d'émotion de cette tournée. Cette influence celte, on la retrouvera dans beaucoup d'autres compositions de la deuxième partie de sa carrière (la bande originale d'Astérix et Obélix contre César et son single "Elle ne me voit pas", "Et l'on n’y peut rien", "Je m'en vais demain") et elle imprègnera une partie de la tournée 2002 à travers les danses, le bagad et les cornemuses de "Je voudrais vous revoir"....

La chanson se conclut sur une ultime question "si c'était à refaire". Une interrogation universelle que chacun pourrait se poser à un moment de sa vie, quel que soit son chemin. Si cette femme devait réécrire sa vie, ferait-elle les mêmes choix ? Dans le cas présent, Jean-Jacques lui prodigue un ultime conseil "Chut, mieux vaut se taire"... Après tout, il y a beaucoup de mots dans un silence.

Paronomase : Rapprochement de mots aux sonorités voisines dans une phrase.
Antithèse : Opposition de deux idées que l'on rapproche pour en faire mieux ressortir le contraste.