On pardonne

Exégèses

La petite Lamia a six ans quand on la place en foyer. À cet âge, certains découvrent l’école, d’autres les vacances d’été. Elle découvre le silence, l’absence, et ce que signifie survivre sans amour. Elle n’a rien demandé, mais elle encaissera tout. Un siècle plus tard, elle montera sur scène pour chanter aux côtés de Jean-Jacques Goldman, dans une famille qu’elle s’est inventée, puis prêtera sa voix à l’une des chansons les plus intimes et les plus déchirantes qu’il ait jamais écrites pour quelqu’un d’autre.

"Un beau jour, on pardonne", dit-elle. Mais à quel prix ? Et à qui ? C’est toute la force de cette chanson, née de deux histoires qui n’auraient jamais dû se croiser. Deux chemins cabossés, et pourtant tendus vers l’humain. Vers ce pardon dont on ne guérit pas, mais qui nous redonne le droit de vivre.

SOMMAIRE

Introduction

On ne guérit jamais de son enfance

Une sacrée Enfoirée

« Ça me fait chier quand ça ne marche pas »

Michaël Goldman à la rescousse

Innocente et capable

Le Grand Pardon ?

Pouvoir accepter ce qu’on nous donne

Et un jour, on pardonne

On ne guérit jamais de son enfance

Lamia est née à Paris, mais elle aurait pu naître n’importe où. Dans ce douzième arrondissement, elle grandit à Montreuil, au cœur d’un tumulte qu’aucune berceuse ne viendra jamais apaiser. Six enfants, un père immigré tunisien peu présent, une mère dépassée, violente. L’alcool, les cris, la faim. Et cette souffrance qu’elle n’a jamais oubliée : « On crevait la dalle chez mes parents » (01). À six ans, l’État la prend en charge, direction la DDASS. Ce jour-là, pour elle, c’est presque un soulagement.

La violence cesse, mais pas l’abandon. À dix ans, ses parents divorcent, sa mère quitte le domicile. Lamia ne la reverra que deux fois en presque vingt ans. Le souvenir qu’elle garde de son départ est glaçant de lucidité : « C’est le plus beau jour de ma vie. Je sais que c’est dur de dire ça de sa mère… mais on a fait la fête parce qu’elle était très dure.» (02)

Lamia est une enfant placée, mais pas effacée. Dans les foyers, elle rêve. De musique, de scène, de lumière. Elle a douze ans, puis quatorze, et elle le dit déjà : « Un jour, je serai la première Madonna arabe. » (03) Autour d’elle, on se moque. Personne ne croit à ses mots, sauf peut-être une éducatrice qui la fait chanter dans un orchestre de bal. Les premiers micros, les premiers refrains.

Elle envoie des cassettes, chante dans le métro, dans les rues, au coin des bars. Persévère. Elle a connu la faim, la solitude et la honte. Ce n’est pas un non de producteur qui va la faire taire.

En 1998, enfin, une voix venue de nulle part bouleverse la France. Celle d’une jeune femme au regard intense, qui reprend une chanson de Michel Berger : « Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux ». Elle en fait un cri, une prière, un appel. La chanson devient un tube, un manifeste. Et derrière cette voix, il y a elle. Lââm. Elle s’est choisi un nom, elle s’est donné une destinée. Et désormais, plus personne ne pourra l’ignorer.

Mais même au sommet, l’enfance ne s’efface pas. Elle s’infiltre dans chaque note, chaque silence. Elle revient dans les paroles qu’on choisit, dans les collaborations qu’on accepte. Pour Lââm, rien n’est jamais tout à fait guéri. C’est peut-être pour cela qu’un jour, un homme va lui écrire une chanson, pas comme les autres. Une chanson pour dire l’indicible. Une chanson pour elle, et peut-être un peu pour lui aussi.

Une sacrée Enfoirée

Quand elle rejoint la troupe des Enfoirés en 2000, Lââm a 28 ans. À peine deux ans se sont écoulés depuis sa révélation au grand public, mais dans les coulisses, elle fait déjà figure d’initiée. Parce qu’elle n’a pas seulement du talent : elle a une histoire. Et une loyauté. Très vite, elle trouve sa place au sein de cette famille recomposée d’artistes, soudés par la cause des Restos du Cœur et l’empreinte de Jean-Jacques Goldman, maître d’œuvre discret mais omniprésent.

Sur scène, elle impressionne. Sa voix puissante, son charisme, sa sincérité font mouche. Elle interprète avec fougue "Fais comme l’oiseau", "La fille du Père Noël", "Comme un garçon". Mais un moment, un seul, va tout cristalliser. En 2001, elle monte sur scène aux côtés de Jean-Jacques Goldman pour un duo d’une tendresse bouleversante : "Mon vieux", de Daniel Guichard.

C’est plus qu’une chanson. C’est une mise en abîme. Lui, Goldman, chante pour son père, ce héros modeste dont il a hérité les valeurs et les silences. Elle, Lââm, chante pour un père qui l’a placée, qui n’a pas su, pas pu, la protéger. Tout les oppose, et pourtant, sur scène, une alchimie éclate. Deux solitudes s’accordent. Deux enfances si différentes se croisent dans un même chant d’amour et de manque. La scène tremble, le public retient son souffle. Elle qui n’a pas eu de père trouve peut-être, ce soir-là, un père symbolique. Lui qui a tant donné à ses enfants, biologiques ou artistiques, la regarde avec tendresse.

Lââm participera quinze fois aux spectacles des Enfoirés. Elle interprétera 77 chansons, apparaîtra dans plus de 200 moments collectifs. Dans l’ombre ou en lumière, elle sera toujours là. Jusqu’à ce qu’elle décide, en 2015, de tirer sa révérence. Non pas dans l’amertume, mais dans la gratitude. Elle remercie Goldman, Liane Foly — sa marraine dans la troupe — et s’efface, avec pudeur, pour laisser la place aux plus jeunes. Ce départ, elle le décide. Elle le signe. Elle part libre.

Un an plus tard, en 2016, elle revient brièvement en coulisses pour saluer ses amis et remercier Goldman. Ce retour discret, empreint de respect, sera pourtant déformé dans certains médias. Un article de VSD relayé par Touche pas à mon poste laisse entendre que Lââm aurait été snobée, ignorée, reléguée dans un coin. Elle dément fermement sur Twitter : « L’info est fausse. Je suis venue aux Enfoirés en amie, pas pour chanter ! » (04) Lââm refuse la victimisation. Elle rappelle qu’elle n’a pas été exclue, mais qu’elle a choisi de partir. Et que non, elle n’était pas seule. Elle était au bar, avec ses amis, et elle riait avec Amel Bent. Une Enfoirée, oui. Mais une femme digne, toujours.

Alors, oui, elle aura été une sacrée Enfoirée. Pas seulement par son talent, mais par sa fidélité. Pas seulement par sa voix, mais par sa manière d’être. Une Enfoirée au sens le plus noble du terme : une femme debout, qui aura su faire de son passé une force, de sa colère une chanson, et de sa douleur un engagement.

« Ça me fait chier quand ça ne marche pas »

Jean-Jacques Goldman n’écrit pas pour tout le monde. Il décline poliment les sollicitations d’artistes millionnaires en albums vendus. Il choisit ses collaborations comme on choisit ses amitiés : avec une extrême exigence, et une grande discrétion. Il ne compose pas pour des carrières, il compose pour des êtres. Il lui faut une voix, certes, mais surtout une sincérité, une faille, une étincelle. Son duo avec Lââm sur "Mon vieux" a probablement conforté son ressenti contre la jeune interprète écorchée vive.

Et ce qu’il voit en elle, ce n’est pas ce que le milieu retient. L’image que traîne alors la chanteuse n’est pas toujours flatteuse. On l’accuse d’en faire trop, de manquer de filtre, d’avoir une voix trop puissante, une personnalité trop marquée. Elle dérange. Dans une interview donnée en juin 2003, Goldman ne mâche pas ses mots : « Je viens de faire des maquettes avec Lââm, un autre cas difficile. Et quand ça ne marche pas pour eux, ça me fait mal. Oui, ça me fait chier. » (05)

Cette phrase, étonnamment crue, dit tout. Loin de se tenir à distance, Goldman s’implique. Il se sent concerné. Il a vu quelque chose en elle. Et il va lui écrire deux chansons. Deux vraies chansons. Pas des fonds de tiroir, pas des refrains passe-partout. Deux textes qui lui ressemblent, taillés à sa mesure, à son histoire. Deux compositions inédites qu’il ne donne à personne d’autre : "On pardonne" et "Tu es d’un chemin". Des chansons qui n’ont rien de commercial, et c’est bien là l’essentiel. Car Goldman n’écrit pas pour les radios, il écrit pour que quelque chose de vrai puisse être dit.

Ces deux titres figurent sur l’album Lââm (2004), un disque plus pop, plus sobre, où la chanteuse abandonne ses extravagances visuelles et son R’n’B clinquant pour aller vers quelque chose de plus épuré. Elle chante autrement. Elle se raconte autrement. Le single « On pardonne » sort malgré tout, mais les radios le boudent. Trop lent. Trop personnel. Pas formaté. Peu importe. Lââm le défend bec et ongles. « Certains diront que ce titre n’est pas radiophonique et que le choisir comme premier single est une folie : tant mieux. » Elle sait ce qu’elle fait. Elle sait ce qu’elle dit.

Dans cette chanson, Goldman n’écrit pas pour lui, mais il écrit comme lui. Avec cette justesse brute, cette pudeur à fleur de peau, cette capacité à dire l’indicible sans l’alourdir. Il entre dans l’histoire d’une autre comme s’il y entrait sur la pointe des pieds. Il met des mots sur des blessures anciennes, et laisse la voix de Lââm faire le reste. La voix d’une enfant devenue femme.

Une voix qui ne crie plus pour exister, mais qui murmure pour survivre.

Michaël Goldman à la rescousse

Chez les Goldman, la musique ne se transmet pas seulement par le sang, mais par l’intuition, la bienveillance et le respect du parcours de chacun. Si Jean-Jacques a écrit pour Lââm les chansons les plus profondes de son album de 2004, c’est Michaël, son fils aîné, qui va offrir à la chanteuse un nouveau grand succès populaire.

En 2005, alors que l’album "Lââm" n’a pas rencontré le succès escompté malgré les titres signés Goldman père, un nouveau single voit le jour : "Petite sœur". C’est un titre au ton plus direct, plus urbain, qui parle des liens familiaux, de l’absence et du manque avec une franchise brute, sans pathos. Le morceau accroche immédiatement le public. Le single se hisse en quelques semaines dans le top 5 des ventes, avec plus de 250’000 exemplaires écoulés. Un retour inespéré pour Lââm.

Ce que l’on sait moins, c’est que la chanson est co-écrite par Michaël Goldman, sous le pseudonyme discret de "Michel Godebama". Producteur, entrepreneur, fondateur de My Major Company, Michaël est alors encore dans l’ombre du nom qu’il porte. Il fuit les projecteurs, refuse d’exploiter son héritage. Et pourtant, "Petite sœur" témoigne déjà de son sens aigu de la mélodie populaire, et surtout d’une volonté de faire émerger les voix qui portent quelque chose de vrai.

Avec ce titre, Lââm retrouve la scène, les radios, les plateaux télé. L’album est réédité sous un nouveau nom, "Pour être libre", et cette nouvelle version sera enfin certifiée disque d’or. C’est une forme de revanche. Mais aussi un signe : chez les Goldman, on ne laisse pas tomber ceux en qui l’on croit. Père et fils, chacun à leur manière, auront tendu la main à une artiste souvent incomprise, parfois moquée, mais viscéralement authentique.

Et dans cette main tendue, il n’y a ni paternalisme, ni calcul. Il y a ce qu’il y a toujours eu chez les Goldman : l’envie de faire exister des chansons qui ont du sens, qui disent quelque chose, qui relient. Avec "On pardonne", Jean-Jacques Goldman donnait à Lââm une chanson pour se raconter. Avec "Petite sœur", Michaël lui offrait celle qui allait l’aider à être entendue.

Innocente et capable

Ils ont pris du plaisir, à me faire.

Dès les premiers mots, le ton est donné. Dérangeant, presque tabou. Une phrase suspendue entre l’érotisme suggéré des géniteurs et l’absurde consolation que peut en tirer l’enfant non désiré. Il y a là une violence contenue, une pudeur à fleur de nerfs, et cette voix — celle de Lââm — qui ose dire l’indicible avec une gravité douce. Le texte de Jean-Jacques Goldman n’élude rien, mais ne juge pas. Il laisse parler la mémoire, celle d’une enfant qui tente de redonner un sens à sa venue au monde.

La chanson est construite comme un récit intérieur, presque comme une lettre qu’on n’enverra jamais. Il y a les souvenirs de violences verbales, les disputes entre les parents, les silences lourds, le rejet : « Ils me voulaient pas. Moi j’étais qu’un problème, rien qu’une mauvaise nouvelle. » Goldman ne dramatise pas, il nomme avec simplicité. Ce refus d’être désirée, Lââm l’a vécu. Elle ne joue pas un rôle, elle raconte ce qui fut.

Mais la chanson ne s’enlise pas dans le passé. Elle progresse. On suit le parcours d’une enfant placée, qui observe, qui absorbe, qui encaisse. Et qui, peu à peu, va s’ouvrir au monde. « Et on grandit, et on sort. On voit les gens, la vie au dehors. » Ce vers marque le point de bascule, la sortie du huis clos familial vers une existence qui, malgré tout, offre des lumières : « On s’appuie contre les murs pour grandir, durs mais moins froids qu’on croit ; y’a les autres, la musique, l’été, les roses et des mots d’amour » Ces vers courts, juxtaposés, ont la fraîcheur d’une liste d’enfance : des refuges, des éclats de beauté, des instants qui sauvent.

Et puis vient la prise de conscience, lente, fragile : « Il en faut du temps pour comprendre qu’on n’est pas si mauvais, qu’on n’est pas des coupables, qu’on est innocent et capable » Ces mots résonnent comme une délivrance. Il ne s’agit plus seulement de raconter, il s’agit de reconquérir son identité. L’enfant rejetée devient adulte lucide. Lââm chante ici au nom de tous ceux qui ont grandi dans la honte, la peur, la colère. Elle ne réclame rien. Elle affirme.

Et l’ultime mouvement — car la chanson est presque une sonate — arrive avec la décision : « Et pouvoir accepter ce qu’on nous donne… Un beau jour, on pardonne. » Cette phrase revient, deux fois. Elle ne claque pas. Elle s’installe comme une brise, presque résignée, mais porteuse d’un choix intérieur. Ce pardon n’est pas un acte spectaculaire. Il n’est pas même forcément exprimé. Il est un relâchement. Une trêve. Un allègement.

Goldman, ici, atteint une rare finesse : il écrit une chanson sur le pardon sans jamais prononcer les mots “père”, “mère”, “enfance”, “famille”. Tout est là, pourtant. En creux, en transparence. Il n’impose pas de morale. Il accompagne une parole qui, au fil des couplets, apprend à se dire, puis à se libérer. La mélodie est discrète, presque fragile, laissant toute la place à la voix. Pas de grand arrangement, pas de chœurs. Juste une femme, une histoire, et ce chemin intime vers un pardon sans drapeau.

Ce qui frappe dans "On pardonne", c’est l’absence de haine. Il y a de la douleur, de la solitude, de la lucidité. Mais pas de vengeance. Ce pardon n’est pas un cadeau fait aux autres, c’est une respiration que l’on s’accorde à soi-même, pour ne pas continuer à vivre enfermé dans un passé qu’on n’a pas choisi.

Chanter cela, en 2004, dans un paysage musical saturé de refrains formatés, était un acte courageux. Pour Lââm, c’était presque une nécessité. Pour Goldman, un geste rare, écrit pour elle seule. Et pour ceux qui l’écoutent aujourd’hui, "On pardonne" reste un hymne secret, un chant pour celles et ceux qui veulent bien encore croire que l’on peut grandir autrement. Même quand tout a commencé de travers.

Le Grand Pardon ?

Jean-Jacques Goldman n’a jamais fait du pardon une thématique centrale de son œuvre. À vrai dire, il s’en est même souvent tenu à l’écart. À NRJ, en 1998, il se décrit sans détour comme « très rancunier, ouais, extrêmement rancunier, maladivement rancunier » (06). Ce jour-là, on l’interroge sur le livret de l’album "Singulier", dans lequel il reproduit tous les articles assassins écrits à ses débuts. Un règlement de comptes, assumé, même si toujours teinté d’ironie. À rebours de cette posture de sagesse qu’on lui prête parfois, Goldman reconnaît une mémoire longue. Les blessures médiatiques, comme les blessures intimes, ne s’effacent pas si facilement.

Et pourtant.

Sur le livret de "Non homologué" (1985), on lit cette phrase : « Les chansons sont souvent plus belles que ceux qui les chantent… Pardon à ceux que j’ai pu décevoir ou choquer par une attitude, un mot, une absence, un silence. » C’est discret, presque murmuré. Mais c’est là. Le mot "pardon". Non pas comme une doctrine, mais comme un aveu. Un regret sincère, peut-être adressé à des proches, à des musiciens, ou à des fans. Une manière, à sa façon, de réparer.

Dans les textes qu’il a écrits pour lui-même, le mot réapparaît à peine. Il signe une exception, dans "J’l’aime aussi " (1990) : « On pardonne un jour tous les faits de guerre / On n’oublie guère les effets de l’amour. » Un vers glissé au détour d’une chanson sur les relations extraconjugales. Là encore, rien de frontal. Le pardon n’est jamais un cri, toujours une ellipse. Alors, pourquoi cette pudeur ? Pourquoi cette rareté ?

Peut-être parce que le pardon, chez Goldman, n’est pas un geste naturel. Il se mérite. Il se travaille. Il résulte moins d’un devoir que d’un combat intérieur. Et peut-être aussi parce qu’il touche, chez lui, à quelque chose de plus ancien. De plus profond. Quelque chose qui a à voir avec l’identité.

Jean-Jacques Goldman est le fils d’Alter et Ruth Goldman, juifs polonais et allemands ayant fui les persécutions nazies. Son père fut résistant, sa famille marquée à jamais par l’histoire de l’Occupation. Même si Goldman a grandi dans un environnement laïc et républicain, la mémoire juive est inscrite en lui. Et dans cette mémoire, le pardon n’est pas un geste anodin. Il est une exigence spirituelle, une responsabilité morale.

Dans la tradition juive, le pardon occupe une place centrale, en particulier à travers Yom Kippour, le Jour du Grand Pardon. Ce jour-là, on demande pardon à Dieu, mais surtout à ceux que l’on a blessés. Car la loi est claire : « Yom Kippour absout des fautes envers Dieu, mais pas de celles envers autrui, à moins d’avoir obtenu le pardon de la personne offensée. » (07) Ce n’est donc pas un pardon vertical, mais un effort de réconciliation horizontale, humain, concret.

Le judaïsme valorise la teshouva (le retour, le repentir sincère) et la mehilah (le pardon accordé) comme des actes qui restaurent l’harmonie entre les personnes. On ne peut avancer sans avoir tenté de réparer. Ce n’est pas une option : c’est une étape. Et même si Goldman ne se revendique pas pratiquant, on peut penser que ces valeurs l’habitent. Intérieurement, culturellement. Elles irriguent son rapport aux autres, sa fidélité, son refus du cynisme.

Dans ce contexte, "On pardonne" prend une dimension particulière. C’est l’une des rares chansons où Goldman écrit explicitement le mot. Et il ne l’écrit pas pour lui. Il l’écrit pour Lââm. Pour une autre. Pour une histoire qui n’est pas la sienne, mais qui lui parle. Une chanson sur une enfant rejetée, qui finit par se dire « je suis innocente et capable », puis choisit de pardonner. Pas pour absoudre. Pour vivre.

On peut y voir une forme de transfert. Ce que Goldman ne parvient peut-être pas à faire pour lui-même — pardonner les offenses, les blessures, les oublis —, il le donne en partage à quelqu’un qui, elle, en a fait le chemin. "On pardonne", alors, devient une chanson de transmission, une chanson où l’on confie à l’autre un espoir qu’on ne se permet pas encore. Peut-être est-ce là le pardon le plus sincère : celui qu’on rend possible pour l’autre, avant de se l’autoriser pour soi.

Pouvoir accepter ce qu’on nous donne

Le pardon n’est pas l’oubli. Il n’est pas l’excuse, ni même la réconciliation. Il est un acte de rupture intérieur, une décision souveraine de ne plus laisser l’offense déterminer le cours de notre vie. Dans les processus de reconstruction personnelle, notamment à la suite de traumatismes précoces ou de blessures existentielles, le pardon apparaît comme l’un des ressorts les plus puissants – mais aussi les plus complexes – de la résilience. Il ne s’agit pas d’une morale, encore moins d’une injonction : il est un mouvement lent, parfois silencieux, qui engage la totalité de l’être. (08)

Résilience et pardon : un lien indissociable

Pour Boris Cyrulnik, père du concept de résilience en France, la blessure psychique n’est pas une fin en soi. Elle est un point de départ : « La souffrance ne disparaît pas, elle change de sens ». Ce changement de sens passe par une mise en récit de soi, une transformation de l’expérience douloureuse en matière symbolique, affective et relationnelle. Or, dans ce récit, le pardon peut jouer un rôle-clef. Il est, selon Cyrulnik, l’une des issues possibles de la narration réparatrice, permettant de reprendre possession de son histoire sans rester figé dans le statut de victime.

Dans "Pardonner : Guérir des blessures de la vie", Gustave-Nicolas Fischer prolonge cette réflexion en soulignant que le pardon ne guérit pas la blessure, mais il « neutralise la charge émotionnelle négative associée à l’événement ». Il devient alors un acte de souveraineté psychique, un dépassement de la dépendance au passé. Fischer distingue ainsi le pardon véritable de ses simulacres : il n’est ni résignation, ni déni, mais une reconfiguration intérieure profonde, souvent précédée d’un long processus d’intégration.

La perspective psychanalytique : entre Loi, manque et désir

Dans une tout autre perspective, Jacques Lacan relie le pardon à la reconnaissance du manque. Le sujet, confronté à l’altérité, ne peut advenir qu’en acceptant ce qui lui a été refusé, y compris l’amour parental. Le pardon ne vise donc pas la réparation d’un manque – ce serait une illusion – mais l’acceptation de sa béance comme moteur du désir. Il n’est pas un retour à l’état antérieur, mais une ouverture vers une symbolisation nouvelle. Dans ce cadre, pardonner revient à accepter que l’Autre ait failli, sans que cette faillibilité détruise l’image de soi.

Pour Carl Gustav Jung, le pardon s’enracine dans une dynamique d’individuation. Pardonner à ses parents, à la société, au monde, n’est pas tant un acte moral qu’un passage vers l’autonomie psychique. Jung considère que chaque blessure refoulée génère une ombre, un réservoir de ressentiment et de projections inconscientes. Le pardon devient ici un rite de passage vers l’unité intérieure, en reconnaissant et intégrant cette ombre, plutôt que de la nier.

Le pardon comme chemin de libération

Au-delà des approches psychanalytiques ou cliniques, de nombreux auteurs en développement personnel (comme Olivier Clerc ou Fred Luskin) insistent sur la valeur libératrice du pardon. Luskin, directeur du Forgiveness Project à l’université de Stanford, affirme que le pardon diminue l’hypertension, améliore la santé mentale et accroît l’espérance de vie. Pour lui, le pardon n’est pas un cadeau fait à l’autre, mais un cadeau que l’on se fait à soi-même. Il permet de se délester du poison du ressentiment, cette boucle toxique où la souffrance se rejoue sans fin.

Cette conception rejoint celle de Robert Enright, pionnier de la thérapie du pardon, qui démontre empiriquement que pardonner améliore l’estime de soi et la capacité à faire confiance à nouveau. Chez les patients traumatisés, l’introduction progressive d’un travail de pardon – via la reconnaissance de la blessure, l’expression de la colère, puis le relâchement – aboutit souvent à un soulagement profond.

Pardon et reconstruction : un acte de puissance

Ainsi, pardonner n’est jamais se soumettre. C’est, au contraire, un acte de puissance, un geste intérieur par lequel on cesse d’être défini par son passé. Loin d’être une faiblesse, le pardon est une affirmation radicale de liberté. Il suppose la lucidité, la mémoire et une volonté de ne pas reproduire la douleur. Il ne peut avoir lieu que lorsque l’on a cessé d’attendre réparation de l’Autre, et que l’on choisit de continuer à vivre malgré tout.

Dans les trajectoires de résilience, le pardon ne vient jamais seul. Il est précédé par l’élaboration du trauma, l’expression de la souffrance, la mise en récit, parfois la colère ou le rejet. Il ne remplace pas la justice, il ne nie pas l’atrocité : il transforme la relation au passé en un acte de souveraineté.

En ce sens, pardonner, c’est reprendre sa liberté. C’est reconstruire un soi non plus fondé sur la blessure reçue, mais sur la puissance de continuer. C’est la leçon silencieuse de tant de survivants, d’enfants meurtris, d’êtres exilés : pardonner, c’est renaître.

Et un jour, on pardonne

Elle n’avait rien demandé. Ni la faim, ni les cris, ni le placement. Elle aurait pu se taire, s’effacer, devenir l’ombre de sa propre histoire. Elle a choisi de chanter. Et dans cette chanson-là — "On pardonne" —, Lââm n’a pas seulement livré un témoignage. Elle a tendu une main. Une main fragile, tremblante, mais ouverte. Une main qui dit : voilà ce que j’ai vécu. Voilà ce que j’ai traversé. Et voilà ce que je choisis, aujourd’hui : ne pas laisser cette douleur décider à ma place.

Goldman, lui, a écouté. Et il a écrit. Pas pour soigner, pas pour sublimer. Pour accompagner. Pour mettre des mots sur une cicatrice que trop de voix ignorent. Il n’a pas parlé de pardon dans ses propres chansons, ou si rarement. Peut-être parce qu’il est, de son propre aveu, "maladivement rancunier". Peut-être aussi parce que le pardon est une affaire intime, trop intime pour en faire un refrain.

Et pourtant, en écrivant "On pardonne", il a offert à Lââm — et à nous tous — une chanson de réconciliation intérieure. Une chanson qui ne demande rien. Qui n’accuse pas. Qui dit seulement : cela peut arriver. Un jour. Pas parce que l’autre le mérite. Mais parce qu’on en a besoin. Pour continuer à vivre. Pour ne plus rester prisonnier de ce qu’on n’a pas choisi.

Il y a, dans cette collaboration improbable entre une enfant placée devenue chanteuse, et un auteur discret habité par l’exigence de vérité, quelque chose de profondément juste. Une rencontre de deux solitudes, peut-être. Mais surtout, une transmission de force. Celle qui dit que la vie ne se répare pas, mais qu’elle peut reprendre. Même avec ses manques. Même avec ses silences.

Et peut-être que pardonner, au fond, ce n’est rien d’autre que cela : laisser entrer un peu de lumière là où tout semblait figé.

 

Sources