Parler d'ma vie

Exégèses

SOMMAIRE

L’intime en clair-obscur

La lumière malgré soi

Des compromis, mais pas de compromission

Chet Baker, messager du non-dit

Le cœur, le froid, son visage

Le fantasme de la star anonyme

Disparaître en pleine lumière

Sources

L’intime en clair-obscur

À mi-parcours de l’album Non homologué (1985), "Parler d’ma vie" (01) s’impose comme un seuil intérieur : un moment de bascule vers l’intime, où Goldman cesse d’observer le monde pour interroger sa propre ipséité. Loin d’un cri, "Parler d’ma vie" commence comme une confidence retenue, presque murmurée. Le locuteur s’excuse presque d’être là, à livrer quelques bribes d’un vécu sans gloire, sans scandale, sans drame spectaculaire. Le ton est donné : ce ne sera pas une autobiographie flamboyante, mais une esquisse discrète. Ce n’est pas tant le récit d’une vie qu’un aveu de modestie, une chanson de l’effacement.

"Un moment suffira, y a pas grand chose à dire" : dès le deuxième vers, Goldman relativise l’intérêt de son propos. À l’opposé du star system, il affirme que sa vie n’a rien d’exceptionnel.

Mais cet effacement apparent est une stratégie narrative. En refusant d’embrasser le "je" comme posture héroïque, Goldman l’érige en miroir de l’ordinaire. Il incarne celui que "la foule rassure", non parce qu’il cherche l’adhésion d’un public, mais parce qu’il se vit comme l’un des leurs. Il ne surplombe pas son auditoire, il s’y fond. Il n’est pas un surhomme, mais un parmi.

Vois-tu, je suis de ceux que la foule rassure / On ne peut être rien que parmi des milliers

Ce vers, capital, résume tout l’anti-individualisme goldmanien. Être "rien" seul, mais "quelque chose" à plusieurs : c’est le credo d’un auteur qui n’a jamais séparé la réussite artistique d’une forme de fraternité silencieuse avec ceux qui l’écoutent. Loin de la figure du chanteur omniscient, Goldman se présente comme celui qui doute, qui partage ses failles, ses peurs, ses migraines.

Il ne s’agit pas ici d’un récit linéaire. Pas de chronologie, pas de narration continue. Seulement des éclats : "les peurs, les lueurs et les flammes", "le sang qui fait cogner le cœur", "ces moments si froids et si pâles". La vie est morcelée, faite d’instants saisissants, de douleurs passées sous silence mais condensées dans une poignée d’images sensorielles. L’amour, évoqué seulement par "son visage / Qui justifiait mes heures", devient le seul motif concret de l’aveu.

Ce refus du spectaculaire est à replacer dans le contexte des années 1980. En 1985, Goldman est déjà un auteur-compositeur-interprète reconnu. Il a cartonné avec des titres comme "Quand la musique est bonne", "Au bout de mes rêves", ou "Envole-moi". Porté par le succès de "Je marche seul", sorti en juin, l’album Non homologué paraît en septembre 1985, apportant avec lui d’autres facettes, d’autres nuances. Ce n’est pas la première fois que Jean-Jacques Goldman se confie — "Pas l’indifférence" en 1981, "Veiller tard" en 1982 — mais chaque cran supplémentaire dans l’introspection semble gagner en gravité silencieuse. "Parler d’ma vie" s’impose non comme un tube, mais comme un aveu : une chanson douce, décentrée, presque en retrait, à rebours d’une époque où l’image médiatique des chanteurs prend le pas sur leurs silences.

Et ce n’est pas une posture récente : dès ses débuts, Goldman s’est inscrit dans cette ligne. Dans une interview accordée à Salut! (02) en 1984, il affirme : "Je suis dans cette phase-là où on essaie d’accepter les émissions qui semblent les plus efficaces et les plus intéressantes", reconnaissant déjà son désintérêt pour le cirque médiatique. En 1983, dans Numéro 1 magazine (03), il est encore plus clair : "Je ne fais pas de la musique pour être une vedette connue mondialement, je n'ai rien à prouver. Rien à me prouver"

Ce positionnement est d’autant plus remarquable qu’il reste constant sur le long terme. En 2003, soit près de vingt ans après la sortie de Non homologué, Goldman déclare sur Bel RTL (04) : "J’adore cette idée d’oublier qu’on est quelqu’un de connu… assez régulièrement". Il n’y a pas de rupture dans son discours. La ligne est droite, fidèle. Il ne s’agit pas d’un rejet brutal, mais d’un refus paisible, presque philosophique, de se laisser définir par le regard extérieur.

La chanson elle-même semble vouloir brouiller la frontière entre biographie et fiction. L’emploi du "je" peut-il être lu comme celui de Jean-Jacques Goldman, ou comme celui d’un personnage ? L’ambiguïté est maintenue. L’auteur-compositeur préfère suggérer, plutôt que d’asséner. Il donne au mot "parler" un sens inversé : ce qu’il ne dit pas compte autant, sinon plus, que ce qu’il avoue.

Je te dis pas le sang qui fait cogner le cœur

La répétition de cette phrase devient un leitmotiv de l’indicible. Elle marque une forme de pudeur émotionnelle, mais aussi une stratégie d’écriture : tout n’a pas besoin d’être explicité pour être ressenti. Goldman travaille à la frontière du dire, là où les mots se retirent pour laisser place au silence habité.

Et ce silence, c’est peut-être là où il "parle" le plus fort. Car en refusant d’éblouir, Goldman touche. Il transforme un aveu timide en chant collectif. En racontant une vie sans éclats, il éclaire celles de ses auditeurs. Ce n’est pas un "je" narcissique, mais un "je" solidaire, anonyme presque, offert à l’identification de tous ceux qui doutent, hésitent, aiment et perdent.

Ainsi, "Parler d’ma vie" n’est pas tant un autoportrait qu’un contre-pied. Goldman y écrit sa vie comme il la vit : dans le retrait, la retenue, mais aussi dans l’exigence d’une sincérité absolue. Une vie qu’il qualifie lui-même de "sans histoire", mais qui, par l’art du non-dit, en dit long.

La lumière malgré soi

Has been avant d'avoir été, c'est un peu dur

Avec cette formule lapidaire et désabusée, Jean-Jacques Goldman frappe fort. Dans une chanson à peine entamée, il résume une tension qui le traverse depuis ses débuts : celle d’un artiste désireux d’être reconnu pour son travail, mais non pour son image. Cette ligne de crête – entre l’invisibilité assumée et la célébrité involontaire – est au cœur de "Parler d’ma vie" et, plus largement, de son parcours.

En 1985, l’année de parution de Non homologué, Goldman est déjà un phénomène de la scène française. Pourtant, dans cette chanson, il se décrit comme un homme passé à côté de la lumière : "Je n'aurai jamais mon nom dans les magazines". Cette phrase, en apparence dépassée par le réel (Goldman est en couverture de tous les magazines à cette époque), révèle une part d’autoportrait inversé. Il ne s'agit pas d’un déni, mais d’un rappel : ce succès-là n'était pas son projet.

Dès ses premières interviews, Jean-Jacques Goldman exprime sa réticence à l’idée même d’être une "vedette". À la fin des années 70, il tente de placer ses chansons auprès d’interprètes établis : Nicoletta, Michel Delpech, Johnny Hallyday, Michel Sardou... Tous refusent. Il le dira plus tard, sans amertume (05) : "Comme ça ne marchait pas, j'ai été conduit à interpréter moi-même mes chansons". Ce n’est pas le désir de scène qui le pousse à interpréter ses chansons, mais l’absence d’alternative.

"Mon but, au départ, était d’écrire des chansons... Si j’avais trouvé un interprète, j’aurais jamais chanté" (06)

Ce paradoxe est fondamental. Goldman devient célèbre en incarnant précisément ce qu’il n’avait jamais voulu être : un chanteur mis en avant. Ce retournement du destin s’accompagne d’un sentiment d’inadéquation constant, qu’il exprimera tout au long de sa carrière. En 1983, avec sa notoriété croissante, il se décrit dans "Salut" (07) comme étant partagé entre deux identités : "mister Goldman et docteur Goldman".

Et pourtant, à la manière d’un miroir déformant, cette posture discrète ne l’éloigne pas du public : elle le rend plus proche. Car ce refus du vedettariat n’est pas cynique ou misanthrope. Il est simplement cohérent avec un certain rapport au monde : celui d’un homme formé à l’école de la rigueur et de la discrétion.

Lorsqu’il sort son premier album en 1981, Goldman a 30 ans. Il a travaillé pendant sept ans dans un magasin de sport, il est marié, père de famille. La musique, jusqu’alors, était un "hobby", une passion du soir et des week-ends. En 1987, il le dit sans détour (08): "Je n’avais jamais pensé vivre de la musique. Je faisais ça avec beaucoup de décontraction". Cette trajectoire tardive lui confère une maturité que peu d’artistes ont en accédant à la célébrité. Il ne s’enflamme pas. Il ne change pas. Il continue de se penser comme un artisan.

"Je suis le seul qui aimait ce que je faisais." (09)

Cette phrase, prononcée sans fard, résume l’isolement des débuts. Elle dit aussi la foi intérieure qui l’a porté lorsque tous les autres doutaient. Loin des stratégies de carrière, Goldman a avancé par nécessité : celle de créer, d’écrire, de chanter. Pas pour exister socialement, mais pour ne pas se trahir.

C’est pourquoi "Parler d’ma vie" sonne comme un manifeste. Il y rappelle qu’avant d’être un nom, il a été une voix sans visage, une cassette refusée, un auteur ignoré. Il y a quelque chose d’éminemment lucide dans cette phrase : "Ma vie tout l'monde aurait si bien pu s'en passer" Elle ne relève pas du désespoir, mais d’une forme d’humilité radicale. Une vie sans intérêt médiatique, et pourtant pleine de battements de cœur, de peurs, de lueurs, de flammes. Une vie comme les autres. Une vie qui mérite pourtant d’être dite.

La lumière, donc, est venue malgré lui. Et quand elle est arrivée, elle n’a pas été accueillie avec euphorie, mais avec un étonnement constant. En 2003, il confie encore à Bel RTL (10) : "Quand je vais en vacances en Italie, en Espagne, que je reviens et que le douanier me demande un autographe, je suis surpris". Vingt ans de succès plus tard, et l’étonnement demeure. Il ne joue pas la fausse modestie. Il dit sa vérité.

Ce rapport distancié à la célébrité fait écho à un autre vers clé de la chanson : "Je suis de ces gens-là qui ne choisissent pas" Goldman ne s’est pas rêvé en haut de l’affiche. Il a suivi "le cours des choses". Il s’est laissé entraîner, porté par des chansons qu’il croyait fortes, mais sans plan de conquête.

Et pourtant, sa musique a conquis. Parce qu’elle venait d’un endroit sincère. Parce qu’elle ne cherchait pas à séduire, mais à dire. Parce qu’en se méfiant de la lumière, elle a su éclairer autrement.

C’est peut-être là le paradoxe fondamental de Goldman : en refusant les projecteurs, il est devenu une lueur pour des millions de gens. Il n’a pas été "has been", il a été "hors système", "non homologué". Et c’est sans doute pour cela qu’il a autant compté.

Des compromis, mais pas de compromission

Pourquoi vendre toujours quand y a tant à donner ?

Derrière cette question apparemment naïve se cache une critique à demi-mots du fonctionnement de l’industrie musicale. Dans "Parler d’ma vie", Jean-Jacques Goldman énonce une forme de lassitude à l’égard d’un système où tout se vend, tout s’achète, tout se monnaye. Il ne s’agit pas d’un pamphlet frontal, mais d’une désillusion lucide, exprimée avec retenue. La musique, pour lui, ne saurait être une simple marchandise.

Ce rejet d’une logique purement commerciale est constant dans sa carrière. En mars 1986, sur les ondes d’Europe 1 (11), il déclare : "Ils ne font pas confiance à la chanson elle-même mais à la notoriété de celui qui l’a faite" Cette phrase résonne profondément avec le vers cité plus haut. Goldman ne dénonce pas seulement un travers du métier ; il expose une trahison de l’essence même de la création. Ce n’est plus la qualité de la chanson qui compte, mais le nom qui la signe.

Et ce nom, le sien, n’a pas toujours ouvert des portes. Au contraire. Dans les années 70, avant même qu’il ne soit connu, il essuie refus sur refus. Il raconte ainsi avoir envoyé ses maquettes à tous les interprètes du moment – de Michel Delpech à Nicoletta – sans jamais obtenir d’écoute. Ce n’est qu’une fois devenu célèbre qu’on lui demandera des chansons à tout prix. L’ironie est amère, et il ne s’en cache pas : "Cette attitude prouve un réel manque de talent" (12). La valeur artistique passe après le réseau, le nom, l’effet de marque.

Dans ce contexte, la musique devient un terrain de tension entre deux logiques : celle du cœur et celle du marché. Goldman, lui, n’a jamais caché de quel côté il se plaçait. Il n’a pas cherché à devenir un produit. Il s’est toujours pensé comme un artisan. Un mot qu’il revendique dans de nombreuses interviews : un homme qui travaille, qui compose, qui écrit, qui arrange. Pas une image, pas un symbole. Un faiseur.

"Mon but au départ était d’écrire pour les autres", répète-t-il (13), presque inlassablement. Ce n’est pas une posture de repli : c’est une ligne de conduite.

Cette volonté de rester fidèle à une certaine conception du métier se traduit aussi par sa gestion du succès. Dès 1984, dans Ok Magazine (14), il se dit surpris de voir que l’industrie impose des figures-idoles au public : "Les gens, souvent, ont besoin de coller une image aux artistes. Ils ont besoin d’en faire des idoles" Or Goldman refuse cette logique de projection. Il ne cherche pas à incarner. Il cherche à transmettre.

Ce refus des logiques d’idolâtrie prend tout son sens dans le vers : "T’as beau m’expliquer qu’ça fait partie d’un système / Il me faut bien des pilules pour l’avaler". Il ne s’agit pas d’une métaphore poétique mais d’un constat amer, presque clinique. "Avaler la pilule", c’est ici supporter sans protester une réalité dont il pressent l’injustice ou l’absurdité. Goldman ne nie pas le système, il le reconnaît même — mais sans s’y sentir chez lui. Pour continuer à avancer dans cet univers marchandisé, il doit se contraindre à l’accepter… sans jamais vraiment s’y résoudre.

Dès lors, "Parler d’ma vie" devient le manifeste discret d’une résistance douce. Pas celle d’un rebelle flamboyant, mais celle d’un homme qui refuse d’oublier pourquoi il a commencé. Goldman écrit et chante pour donner, non pour vendre. Ce n’est pas une négation de l’économie – il ne nie pas les réalités matérielles –, mais un rappel : la musique peut être économie du cœur, du lien, du don. Accepter ses règles devient un compromis, mais pas une compromission.

On retrouve là une récurrence de son œuvre : ce qui compte, ce n’est pas d’être vu, mais d’être utile, vrai, en lien. Dans l’interview accordée à Chorus en 2005 (15), il raconte une anecdote révélatrice. Un chanteur africain, ne le connaissant pas personnellement, entend dire qu’il est l’auteur d’"Aïcha" et veut absolument lui serrer la main. Goldman en est profondément touché : "Tout à coup tu passes d’un statut de vedette… à celui d’artisan reconnu par un autre artisan" L’émotion, ici, naît de la reconnaissance de pair à pair, d’homme à homme, et non du vedettariat.

Ce positionnement artisanal traverse toute sa carrière. Même lorsqu’il écrit pour Céline Dion – sommet apparent de la visibilité –, il rappelle que ce projet ne fut possible qu’une fois qu’il eut la "notoriété suffisante". Autrement dit : il a mis sa visibilité au service de son projet artistique, jamais l’inverse.

Ce renversement de l’ordre établi est rare. Dans une industrie fondée sur l’exposition, Goldman reste dans l’ombre. Il ne fait pas de clips spectaculaires, donne peu d’interviews, refuse les formats imposés. Son succès repose sur une autre dynamique : celle de la fidélité. Il ne cherche pas de public nouveau à chaque album. Il s’adresse à ceux qui l’écoutent depuis le début. Ceux qui connaissent son "répertoire". Ceux pour qui une chanson est une rencontre, pas un produit d’appel.

Ce refus du clinquant s’inscrit dans la forme même de "Parler d’ma vie". Pas de refrains accrocheurs, pas de mélodie tape-à-l’œil. Le morceau s’écoule lentement, humblement. Il est traversé par la trompette voilée de Chet Baker, cette voix instrumentale qui ne cherche pas l’exploit mais l’émotion nue. La musique y est au service du propos, jamais l’inverse. Un accordéon discret (joué par Roland Romanelli), une structure répétitive, une absence d’explosion : tout concourt à faire de cette chanson un geste d’authenticité, un don intime.

Goldman pose ici les bases d’un autre rapport à la chanson française. Loin des paillettes, il creuse le sillon de l’artisanat. Loin du produit, il offre une parole. Loin du système, il tente un geste d’humanité.

Et ce geste, parce qu’il est rare, touche. Parce qu’il ne cherche pas à séduire, il touche plus fort. Parce qu’il dit "nous" derrière le "je", il devient collectif.

Chet Baker, messager du non-dit

Je ne pensais pas du tout à lui... (16)

Ce n’est pas un hasard si Jean-Jacques Goldman, artisan pudique, a choisi un autre artisan pudique pour habiter le silence musical de "Parler d’ma vie". Ce n’est pas un hasard, non plus, si cette rencontre n’était pas prévue. Elle est née d’un détour, d’une suggestion amicale, d’une curiosité sincère. Initialement, le solo devait être joué à l’harmonica. Goldman, qui n’écoute pas de jazz, imagine un son "très triste, très nu", mais n’a pas encore pensé à la trompette.

"Puis je l’ai fait écouter à un copain qui est fan de jazz... Il m’a dit que cela pourrait être encore plus triste et plus profond avec une trompette bouchée. Un peu à la Chet Baker." (17)

Ce basculement anecdotique ouvre l’espace d’un luxe rare : celui de la sincérité partagée. Goldman, curieux mais sans prétention, accepte la suggestion. Il écoute les disques. Il entend ce souffle, cette fragilité, cette mélancolie tenace qui traverse le jeu de Chet Baker. Il reconnaît immédiatement que "c’était parfait". Alors, il ose : il lui fait parvenir une maquette.

Et Chet Baker accepte.

Ce simple fait mérite d’être souligné. Nous sommes en 1985. Chet Baker, figure légendaire du cool jazz, partage sa vie entre les États-Unis et l’Europe, enchaînant les concerts, les errances, les enregistrements. Il n’a pas l’habitude de collaborer avec d’autres artistes ; encore moins avec un chanteur français. Et pourtant, quelque chose dans la proposition de Goldman l’interpelle. Peut-être la mélodie. Peut-être la retenue. Peut-être une forme de proximité invisible. Il vient. Ils enregistrent. En une seule nuit.

"C’est un des privilèges de ce métier. Pouvoir faire ce genre de rencontre". (18)

La phrase est simple, sans emphase. Mais elle dit tout. Cette rencontre n’est pas un coup de pub, pas une opération de prestige. C’est un échange de musiciens, une nuit de studio où l’un, au sommet de sa popularité, s’efface pour laisser souffler l’autre, au bord du crépuscule. Chet Baker a alors 56 ans. Il mourra trois ans plus tard, à Amsterdam, d’une chute encore aujourd’hui entourée de mystère.

Mais ce soir-là, dans ce studio français, il est encore en vie. Et sa trompette, voilée, étouffée, presque murmure, vient donner voix à tout ce que Goldman "ne dit pas". Tout ce qui reste entre les lignes : les douleurs passées, les regrets, les tremblements, les éblouissements aussi. Ce n’est pas un solo démonstratif. C’est une confidence instrumentale, dans la même ligne que le texte.

La trompette joue ici le rôle du cœur. Un cœur discret, blessé, mais vivant. Et dans cette intersection entre le verbe retenu de Goldman et le souffle brisé de Baker se dessine une fraternité rare. Deux artistes issus d’univers très différents – la chanson française et le jazz américain – réunis par un même refus du spectaculaire.

Leur lien n’est pas tant stylistique que spirituel. Goldman a souvent parlé de son admiration pour ceux qui vivent "parcellairement" la gloire : les musiciens de l’ombre, les techniciens de tournée, les membres de groupes anonymes. "Je les envie", disait-il en 1987 (19), ils peuvent " bénéficier de temps en temps d'une parcelle de gloire, tout en ayant la possibilité de pouvoir redevenir anonyme". Chet Baker, malgré sa notoriété, portait quelque chose de cette posture-là : l’élégance de l’effacement.

Et cette élégance, elle transparaît dans le son même de sa trompette. Ce n’est pas un cri. C’est un souffle. Une émotion nue. Une musique de l’indicible. Là où les mots butent, la trompette trace un sillage. Là où Goldman dit "Je te dis pas...", Baker joue ce qui ne peut pas se dire. Le texte et la musique deviennent complémentaires, indissociables. La trompette n’illustre pas la chanson. Elle la prolonge, la creuse, la déplace.

Il faut aussi souligner que ce moment musical – l’un des plus beaux de la chanson française des années 80 – est totalement dénué de narcissisme. Il ne cherche pas à impressionner. Il ne surligne pas l’émotion. Il la suggère. Ce que Goldman a construit en mots, Baker l’habite en notes. Et ce souffle, parce qu’il n’est pas démonstratif, touche plus profondément.

Dans l’histoire de la chanson française, rares sont les artistes à avoir intégré un tel solo sans que cela paraisse artificiel. Chez Goldman, rien n’est forcé. C’est même le contraire : tout est organique. La chanson n’a pas été pensée pour Chet Baker. C’est Chet Baker qui s’est glissé dans la chanson, comme une évidence.

"J’ai écouté ce son... si beau, très triste, avec du souffle... C’était parfait". (20)

Dans une époque où l’efficacité commerciale impose des structures, des refrains marquants, des ponts calculés, Goldman insère au cœur de son album un moment suspendu, une digression musicale qui ne dit rien – et qui dit tout. Il offre cet espace à Chet Baker, comme un écrin.

Et ce faisant, il fait plus qu’un simple choix artistique : il affirme une éthique de la sincérité. Une manière de dire que la musique peut encore être un espace de vérité, de fragilité, de rencontre. Que tout ne se résume pas à l’image. Que parfois, une trompette dans la nuit en dit plus long que cent clips.

C’est cette sincérité-là, sans doute, qui fait de "Parler d’ma vie" une chanson à part. Et de ce solo, un luxe discret : celui de la beauté fragile, celle qui ne s’impose pas mais qui reste, longtemps, dans la mémoire.

Le cœur, le froid, son visage

"Je te dis pas le sang qui fait cogner le cœur / Je te dis pas ces moments si froids et si pâles / Et son visage / Qui justifiait mes heures"

Ce refrain suspendu, murmuré, répété, scande toute la deuxième moitié de "Parler d’ma vie". Il n’a rien d’un refrain traditionnel, ni sur le plan formel, ni sur le plan émotionnel. Il n’élève pas. Il creuse. Il ne conclut pas. Il revient. Et dans sa répétition s’ouvre un espace d’écoute fragile, tremblant, où les mots ne disent plus, mais évoquent.

La formule "Je te dis pas…" agit comme un voile. Loin de l’impudeur émotionnelle ou de la plainte, Jean-Jacques Goldman choisit l’ellipse. Il esquisse, il contourne, il s’éloigne. Ce qu’il tait semble plus lourd que ce qu’il pourrait dire. Il fait le choix du silence, ou plutôt d’un langage minimaliste, où chaque mot retenu pèse de tout son poids.

Cette stratégie d’écriture participe d’une poétique de la retenue. Goldman n’explique pas. Il suggère. Il offre au silence la responsabilité de dire ce que le langage ne parvient pas à formuler. L’amour est évoqué sans déclaration ; la douleur, sans cris. Le seul élément concret est "son visage", cet amour dont on ne saura rien, sinon qu’il a justifié ses heures. On est loin des figures romantiques classiques. Il ne s’agit pas ici d’un "je t’aime" spectaculaire, mais d’un attachement discret, essentiel, presque sacré.

Cette façon de ne pas tout dire, de tout contenir dans le souffle d’une phrase inachevée, est redoublée par la musique elle-même. L’analyse audio de la chanson (21) met en évidence plusieurs éléments significatifs : un tempo lent (88 bpm), une très faible énergie (18/100), une très forte acousticité (91/100), une absence de contenu instrumental seul (0/100), une faible danceabilité (30/100), une très basse "happiness" (8/100). Tous ces éléments convergent vers une seule réalité sonore : cette chanson est un murmure triste, une confidence douce, un chant d’ombre.

C’est une chanson qui ne cherche pas à plaire, mais à être juste.

La tonalité (Do majeur) pourrait sembler, en théorie, l’une des plus claires du système tonal. Mais ici, elle est utilisée dans sa forme la plus simple, la plus dénudée. Pas d’arrangements spectaculaires. Pas de tension dramatique. Tout est pensé pour ne pas forcer l’émotion, mais la laisser advenir.

Dans ce cadre, la répétition de la phrase "Je te dis pas..." prend une dimension presque liturgique. Elle devient un refrain existentiel, qui résonne avec toutes les douleurs que l’on garde pour soi, avec tous ces souvenirs qu’on n’ose pas formuler. C’est le versant poétique d’une mémoire blessée : on ne raconte pas les déchirures, on les laisse affleurer.

Cette figure du silence habité est récurrente chez Goldman, mais rarement aussi centrale. À travers cette chanson, il explore une forme d’écriture à fleur de peau, où les mots sont choisis non pour leur éclat, mais pour leur capacité à s’effacer derrière l’émotion.

Et pourtant, malgré cette tonalité douloureuse, la chanson n’est pas écrasante. Elle n’est pas désespérée. Il y a, au creux de ces silences, une forme de consolation. Une sorte de paix, fragile, mais réelle, qui se dégage du texte comme de l’interprétation. La voix de Goldman ne force jamais. Elle chuchote, elle suit le fil de l’émotion sans jamais le tirer.

C’est sans doute cette honnêteté émotionnelle, ce refus de la démonstration, qui permet à la chanson de toucher avec autant de justesse. Elle ne dit pas la douleur. Elle la traverse. Elle ne dit pas l’amour. Elle en porte la trace.

Et cette trace, on la retrouve dans la structure même de la chanson. Pas de montée en puissance. Pas de climax. Seulement une répétition douce, persistante, hypnotique, comme une berceuse endeuillée. Un motif qui revient, toujours, comme le souvenir d’un visage aimé, qui "justifiait [s]es heures".

C’est là que la chanson se transforme, non plus en récit, mais en geste. Un geste de tendresse. Une offrande voilée. Un chant qui se tient sur le fil de l’émotion, sans jamais tomber dans le pathos.

Cette économie du mot, cette légèreté formelle, ce minimalisme émotionnel trouvent un écho dans la structure musicale de type ambient : peu d’accords, peu de modulation, peu d’ornement. Un accompagnement presque nu, une voix qui tremble à peine, une trompette (Chet Baker) qui prolonge l’émotion sans jamais la surligner.

En refusant l’explication, Goldman invite à la résonance. Ce qu’il ne dit pas, nous le complétons. Ce qu’il tait, nous l’éprouvons. La chanson devient miroir, espace d’identification. Elle est l’histoire de Goldman, mais elle est aussi, déjà, la nôtre.

Le fantasme de la star anonyme

"Je suis plus un voyeur qu’un acteur" (22)

Il y a, au cœur de la chanson "Parler d’ma vie", une étrange dissonance. Jean-Jacques Goldman y parle de lui, mais sans jamais vraiment se dire. Il se montre, tout en se dérobant. Il se raconte, mais en creux. Ce paradoxe tient à une constante de son œuvre et de ses prises de parole publiques : son rapport ambivalent à la visibilité. Goldman n’a jamais aspiré à être célèbre ; il a toujours voulu être reconnu pour son travail, non pour son nom.

Cette distinction, qu’il ne cesse de rappeler, est fondatrice. Dans le magazine Chanson (23), il formule l’une de ses citations les plus brutales :

"Je te le dis avec toute la bonne foi dont je suis capable, le succès, je n’en ai vraiment rien à foutre".

Et il ajoute, dans la même interview : "Tous ceux qui m'ont connu avant te le diront, j'étais très heureux avant et je le resterais si ça devait s'arrêter" Ce n’est pas une coquetterie. C’est une ligne de vie.

Car pour Goldman, le succès est une circonstance, jamais une finalité. Il le dira ailleurs : _"C’est très long d’arriver à la notoriété. Par contre, lorsqu’on y est, on a vite beaucoup de pouvoir". (Télé Câble Satellite, 1997). Le mot "pouvoir" n’est ici ni recherché, ni revendiqué. Il est constaté, presque redouté. Il dérange.

Ce malaise vis-à-vis de la notoriété prend racine dans sa personnalité et son histoire. À la différence de nombreux artistes propulsés jeunes dans la lumière, Goldman a 30 ans lorsqu’il sort son premier album solo. Il a eu une vie avant, avec ses anonymats, ses routines, ses engagements. Et ces années de formation lui servent d’ancrage : _"Ma réalité, elle est celle de mes trente premières années. Ce sont des années qui vous marquent pour la vie". (25)

Ce passé sans projecteurs est revendiqué, même dans l’écriture. Dans "Parler d’ma vie", il affirme :

"Passé trente ans et je sais, au moins j’imagine / Je n’aurai jamais mon nom dans les magazines"

Le vers, une fois encore, dit plus qu’il ne prétend. Car en 1985, son nom est déjà omniprésent. Mais Goldman choisit d’adopter le point de vue d’avant, celui d’un homme qui n’a jamais vraiment cru que cela pouvait lui arriver. Il ne rejette pas la célébrité ; il la regarde avec incrédulité. Il l’observe comme un phénomène extérieur, dont il serait l’objet, jamais l’auteur.

Ce regard distancié est redoublé par une autre figure récurrente : celle du "bassiste invisible". Goldman l’a souvent évoquée dans ses interviews :

_"Mon fantasme, c’est d’être guitariste de ZZ Top ou bassiste de U2... Tu es une star devant 80'000 personnes. Tu sors du stade, tu mets une casquette et tout à coup tu es un quidam". (26)

L’idéal, pour lui, n’est pas de briller. C’est de disparaître quand il le veut. Il ne rêve pas d’être une idole, mais d’être libre. Libre de faire la musique qu’il aime, libre d’échapper à l’image, libre de redevenir "personne" à la sortie du concert.

Et pourtant, il écrit une chanson qui commence par "J’voulais t’parler d’ma vie". Quelle étrange contradiction. Mais là encore, l’ambiguïté est volontaire. Il ne s’agit pas de tout révéler. Il s’agit de dire quelque chose sans se dévoiler entièrement. Un aveu sous condition. Une confidence surveillée.

Lors d’un entretien télévisé enregistré à Las Vegas (27), Goldman confie avec un sourire en coin : "Je suis plus un voyeur qu’un acteur". Cette formule, à mi-chemin entre la boutade et l’aveu sincère, résume bien sa posture : il ne se pense pas comme le centre du regard. Il préfère observer, capter, comprendre. Il se dit davantage spectateur du monde qu’acteur de sa propre mise en scène. D’où cette tendance à parler des autres – "Il changeait la vie", "Elle a fait un bébé toute seule", "Elle attend"… – plutôt que de lui. Et quand il parle de lui, comme dans "Parler d’ma vie", c’est avec pudeur, voire sous forme de négation.

Cet idéal d’invisibilité n’est pas pour autant une fuite. Il s’agit d’un engagement éthique. Goldman a toujours mis un point d’honneur à ne pas travestir ce qu’il est pour plaire, à ne pas "jouer le jeu" des médias plus qu’il ne le juge nécessaire. Il l’explique encore à Ouest France en 1994 (28) : "La notoriété n’a pas changé mon attitude. Avant, déjà, je ne parlais pas beaucoup. Je suis plutôt quelqu’un qui écoute"

Ce silence n’est pas un manque. Il est un choix. Une forme de cohérence. Il refuse la spectacularisation de sa personne. Son séjour à Las Végas est une récréation, une respiration. "L’anonymat, c’est un petit luxe" confie-t-il aux caméras de "Sept à Huit" (29). Il se sent toujours "surpris" quand un douanier lui demande un autographe, comme si cela ne le concernait pas.

Dès lors, "Parler d’ma vie" peut être relue comme une chanson hantée par l’invisibilité. Goldman y assume d’avoir été invisible, et d’avoir préféré cela. Il y dit son attachement à la normalité, au fait de "n’être rien que parmi des milliers". C’est là, dans cette modestie revendiquée, qu’il touche le plus. Et c’est sans doute là aussi qu’il est le plus radical.

Car dans une époque où la visibilité est une injonction, Goldman propose une autre voie. Celle de l’engagement discret, de l’authenticité sans posture, du refus d’être réduit à une image. Il ne veut pas qu’on le regarde. Il veut qu’on l’écoute. Et qu’on le comprenne.

Et peut-être est-ce cela, finalement, "Parler d’ma vie". Une tentative de dire sans apparaître. Une façon de tendre la main sans se mettre en scène. Une manière de parler de sa vie, sans jamais vraiment parler de lui.

Disparaître en pleine lumière

"J'adore l'histoire de Jean Sablon, un chanteur des années 40 que ma mère aimait bien. En pleine gloire, il a décidé de s'installer dans le Midi et on n'a plus entendu parler de lui". (30)

Il n’est pas anodin que Jean-Jacques Goldman choisisse de clore cet entretien en citant une figure quasi-oubliée, volontairement effacée, comme une sorte de modèle. Ce qu’il admire chez Jean Sablon n’est pas tant le talent que la capacité à s’effacer au sommet. À tourner le dos au bruit, à préférer la lumière douce d’un jardin méditerranéen aux projecteurs de la célébrité. Et si "Parler d’ma vie" était, en soi, un chant à cette liberté-là ? Celle de ne pas jouer le jeu, de se tenir à l’écart, de refuser l’inflation du moi.

La chanson est un acte poétique d’anti-narcissisme. Alors même qu’elle semble annoncer une parole intime – "j’voulais t’parler d’ma vie" –, elle n’offre ni confidences croustillantes, ni biographie étoffée, ni "je" glorieux. À la place, elle esquisse, elle suggère, elle tremble. Elle s’appuie sur des fragments de vécu, sur quelques sensations brutes – le sang, le froid, un visage – pour faire résonner une vérité plus grande que celle d’un seul homme.

Et cette vérité, paradoxalement, touche d’autant plus qu’elle n’essaie pas de séduire. Goldman ne courtise pas l’auditeur. Il ne cherche pas à l’éblouir. Il ne se met pas en scène. Il parle doucement, presque à voix basse, comme s’il craignait d’en dire trop. Ce retrait, cette pudeur, cet effacement font la force de la chanson. Ils créent un espace où chacun peut entrer avec ses propres silences, ses propres souvenirs, ses propres absences.

C’est ici que l’on comprend le geste profond de Goldman. "Parler d’ma vie" ne raconte pas une vie. Elle parle du droit à l’ombre, à la discrétion, au non-dit. Elle oppose à la logique du spectacle une logique du don sincère. Elle rappelle qu’on peut dire vrai sans s’exposer. Qu’on peut être entendu sans hurler. Qu’on peut être reconnu sans se montrer.

Dans une industrie musicale de plus en plus gouvernée par l’image, le buzz et la présence constante, Goldman a toujours fait figure d’exception. Il ne cherche pas à vendre une identité. Il propose des chansons. Et il les propose comme des morceaux de vie, à prendre ou à laisser, sans packaging, sans storytelling ostentatoire.

Jean-Jacques Goldman n’a jamais "marketé" sa personne. Il n’a pas besoin de projet de communication. Il avance avec ses doutes, ses valeurs, ses refus. Et c’est précisément cela qui crée l’adhésion. Parce qu’il ne cherche pas à conquérir, il touche. Parce qu’il ne cherche pas à plaire, il devient essentiel.

Cette posture n’est pas sans conséquences. Elle le rend insaisissable. Goldman échappe aux typologies, aux caricatures. Il est populaire, mais discret. Engagé, mais pudique. Puissant, mais humble. Il n’est jamais là où on l’attend. Et c’est dans ce jeu de présences et d’absences qu’il invente l’art de disparaître en pleine lumière.

Parler d’ma vie, dans cette perspective, devient une sorte de signature inversée. Une chanson d’introspection refusée, un autoportrait sans visage, un aveu sans fard, mais sans détails. Elle dit le refus du dévoilement total, l’amour du retrait, la force tranquille du non-dit. Et en cela, elle est l’une des plus goldmaniennes qui soient.

Car Goldman, c’est avant tout un homme qui parle de lui pour mieux parler des autres, un artiste qui fait de l’effacement une manière d’être au monde, et de la pudeur une poétique. Parler d’ma vie est son manifeste doux. Un chant de l’intime sans impudeur. Un témoignage de vie sans grand récit. Un murmure devenu écho.

 

"Parler d'ma vie" (avec Chet Baker en studio - juillet 1985)
Extrait de la cassette VHS "Carnets de route"

Sources