Passer à la télé (2002)
Exégèses
Le reflet dans l’écran
"Passer à la télé". En quatre mots, tout est dit. Le rêve, le piège, le programme. Quand Jean-Jacques Goldman choisit ce titre pour une chanson destinée à une jeune inconnue, il ne se doute peut-être pas qu’il est en train de poser les fondations d’une des plus lucides critiques de la fabrique contemporaine de la célébrité. 2001 : l’odyssée du vide intersidéral. "Loft Story" vient de faire irruption sur les écrans français. La téléréalité s’installe. Les regards changent. Le talent n’est plus nécessaire. La sincérité devient suspecte. L’image remplace la parole.
Dans ce contexte, Goldman écrit un texte au scalpel. Une jeune femme y décrit sa course à l’exposition comme une survie. Elle n’a rien à vendre, sauf elle-même. Pas de chanson, pas de projet, pas de cause. Juste un vide à remplir. Elle est prête à tout : danser, se dénuder, accoucher en direct, livrer son corps aux fantasmes d’un public anonyme. C’est violent. C’est grotesque. Et pourtant, c’est bouleversant de vérité.
La chanson sera finalement adoptée par France d’Amour, chanteuse québécoise au parcours exigeant, qui en fait une interprétation sans compromis. Ni clin d’œil ni mise à distance : elle incarne ce personnage, lui prête une voix, un grain, une rage. Et ce faisant, elle donne au texte une épaisseur inattendue : celle d’une fable moderne sur la perte de soi, la quête d’un regard, la mise à nu comme seule stratégie de reconnaissance.
C’est cette tension – entre critique sociale, cri existentiel et satire douce-amère – que nous entendons explorer. Car "Passer à la télé", loin d’être une simple dénonciation de la téléréalité naissante, pose une question vertigineuse : dans un monde où l’on existe par le regard des autres, que reste-t-il de soi quand personne ne regarde ?
SOMMAIRE
Le reflet dans l’écran
“Je vais enfin pouvoir exister” : introduction à une ère où l’image fait foi
Une ascension inversée : de l’ombre à la lumière artificielle
“Je vais enfin pouvoir exister” : exister ou être vue ?
La télé-réalité comme symptôme : un miroir sans mémoire
Un cri goldmanien ? Entre ironie noire et compassion cachée
Résonances contemporaines : TikTok, Insta, OnlyFans… et demain ?
De l’aveu au vertige
Sources
“Je vais enfin pouvoir exister” : introduction à une ère où l’image fait foi
« Quand la vie c’est l’image, alors qui a le choix ? » (01). L’interrogation, posée dans la première minute de la chanson "Passer à la télé", claque comme une lucidité nue. Sans détours, elle résume ce que Jean-Jacques Goldman, par la voix d’une narratrice fictive, identifie comme le glissement majeur d’un monde de signes vers un monde de surfaces : l’image a supplanté l’existence. Exister ne signifie plus être, mais être vu. Dans ce paradigme-là, la télévision devient l’ultime sacrement – la scène du réel, la validation symbolique, l’antichambre de l’éternité.
Le titre même de la chanson, "Passer à la télé", possède une force performative déroutante. C’est à la fois un objectif – passer – et une sentence – être passé. L’ambiguïté de cette formulation ne relève pas du hasard : elle pose, dès l’abord, la tension entre le désir de reconnaissance et la dépossession de soi. "Passer" évoque la fugacité, la possibilité d’être effacé aussi vite qu’on a été projeté. "À la télé" circonscrit cet acte dans un dispositif froid, médiatique, codifié. La chanson parle d’une jeune femme prête à tous les renoncements, tous les effacements, pour obtenir cette reconnaissance éphémère que l'écran promet. Mais elle dit plus encore : elle évoque un monde qui a désappris à faire la différence entre notoriété et légitimité.
Et pourtant, paradoxalement, cette chanson-là n’est jamais passée à la télé. Elle est signée Jean-Jacques Goldman, a été enregistrée en 2002 par France d’Amour, et a disparu dans les limbes de la variété francophone. Elle a tout du contre-modèle, voire du contre-pied ironique à l’univers qu’elle décrit : écrite initialement pour une inconnue que personne ne produira, reprise plus tard par une artiste québécoise marginale en France, "Passer à la télé" dénonce la médiatisation à outrance tout en restant elle-même dans une semi-clandestinité. Son sort incarne ce qu’elle prophétise : l'invisibilité équivaut à l'inexistence.
Goldman, lui-même peu présent dans les médias, se méfie depuis toujours des logiques d’exposition. En 2002, il confiait au Journal du Dimanche : « Il fut un temps où il y avait une relation entre le talent, le savoir-faire et la célébrité. Ce rapport a disparu. » Et (02) d’ajouter, en faisant allusion à Andy Warhol, que l’on peut devenir star aujourd’hui « simplement en se montrant sur le petit écran » (03). En un sens, "Passer à la télé" n’est pas seulement une chanson. C’est une balise critique, une alarme lancée à l’aube de ce nouveau siècle, quand les caméras se sont invitées dans les cuisines, les douches, les chambres, et bientôt dans les poches.
Si la chanson semble narrer une trajectoire individuelle – celle d’une femme prête à tout pour exister dans le regard du monde –, elle fonctionne en réalité comme un miroir collectif. Le "je" n’est pas un personnage, c’est un pronom que chacun pourrait prononcer. Et c’est peut-être là que se loge la plus grande violence du texte : nous sommes tous tentés, un jour ou l’autre, de vendre quelque chose de nous pour n’être pas oubliés.
Une ascension inversée : de l’ombre à la lumière artificielle
Les grands récits initiatiques nous ont habitués à suivre un héros affrontant les ténèbres pour atteindre la lumière, mû par un désir profond, souvent noble, parfois douloureux, mais toujours structurant. Dans "Passer à la télé", Goldman inverse cette dynamique : c’est une anti-initiation, un processus de désintégration où chaque étape est une renonciation supplémentaire, une mue non pas vers soi, mais hors de soi. L’ombre n’est plus ce qu’il faut traverser pour accéder à la lumière, elle devient ce que l’on fuit à tout prix – sa propre obscurité intérieure, son anonymat, son insignifiance.
La narratrice n’a pas de prénom, pas de passé, pas de voix propre. Elle se construit entièrement à partir du regard des autres – ou plus exactement, de l’image qu’elle croit devoir leur donner. Dès les premières lignes, l’espoir d’exister est conditionné à une transaction : « J’apprendrai à chanter, j’apprendrai à jouer / Si c’est pas trop compliqué, je pourrai même apprendre à danser ». Ce "je pourrai" dit tout : elle ne veut pas exprimer, elle veut plaire. Elle ne veut pas créer, elle veut se conformer. Le désir n’est pas d’art, mais d’apparition.
Et cette logique glisse vite vers l’absurde : « Si ça suffit pas non plus, je danserai toute nue », puis « Vous pouvez disposer du corps ». Ici, Goldman franchit un seuil. Le corps de la narratrice devient la dernière monnaie d’échange, ultime recours d’une quête désespérée. On n’est plus dans la métaphore : on est dans une mise à nu radicale, offerte au fantasme des foules et aux lois du spectacle. La femme n’est plus sujet mais objet, plus désirante mais désirable, plus vivante mais visible. Cette dégradation progressive du "je" évoque une forme contemporaine de sacrifice : le sacrifice de l’identité pour obtenir quelques instants d’exposition.
Le vers central – « Je ferai n’importe quoi, tout ce qu’on me demandera » – est le mantra tragique de cette descente. Il ne dit pas la détermination, mais l’effondrement du discernement. Il n’y a plus de barrière morale, plus de filtre symbolique : le monde contemporain récompense l’abandon de toute pudeur par l’illusion d’une place dans l’arène.
Ce que Goldman met en scène, c’est donc une perversion de la trajectoire héroïque. Là où le conte propose l’épreuve comme révélateur de soi, cette chanson offre la compromission comme seul moyen d’exister. Le miroir de l’écran ne reflète plus une transformation intérieure, mais un corps prêt à tout pour ne pas être oublié. La célébrité, autrefois conséquence d’un accomplissement, devient une fin en soi, déconnectée de toute nécessité artistique ou existentielle.
C’est là que résonne en sourdine l’ombre de Warhol : son fameux “À l'avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale” (04) n’est plus une prédiction, c’est un mode de vie. Goldman n’écrit pas une chanson sur la télévision. Il écrit une parabole sur l’époque : une époque où la visibilité a supplanté la valeur, où la lumière n’éclaire plus rien d’authentique, et où l’ascension ne mène qu’à un néon vide.
“Je vais enfin pouvoir exister” : exister ou être vue ?
« Je vais enfin pouvoir exister » : la dernière ligne de la chanson n’est pas un soulagement, c’est une déflagration. Elle ne conclut pas une libération, elle enterre une vérité. Elle énonce, dans un souffle, le pacte faustien d’une époque : l’existence ne vaut que si elle est validée par autrui, et ce regard, désormais, passe par l’écran. Dans "Passer à la télé", Jean-Jacques Goldman met en scène ce basculement vertigineux où l’être se dissout dans le paraître. La télévision, loin d’être un simple média, devient le seul miroir où le sujet espère apercevoir un reflet de soi.
Comme l’a analysé Nathalie Nadaud-Albertini (05), l’arrivée de "Loft Story" en 2001 ne se résume pas à une innovation télévisuelle : elle marque l’émergence d’un gigantesque récit transmédia. Pour la première fois, une émission déborde de son support originel. La télévision, le téléphone et Internet s’articulent dans un dispositif immersif où chaque média joue un rôle narratif distinct : le vote, l’observation continue, le commentaire, la rumeur. La narration devient convergente, fragmentée, virale. Le programme ne se contente plus d’être regardé : il est suivi, prolongé, discuté, réinterprété à l’infini. Et si les premiers forums ne sont pas encore intégrés aux intrigues, ils en deviennent très tôt les satellites émotionnels et analytiques. Le récit n’émane plus seulement du programme : il s’écrit à travers ses publics, ses prolongements numériques, ses récurrences.
À partir de 2011, des émissions comme "Les Anges" ou "La Villa des cœurs brisés" parachèvent ce processus : la téléréalité devient un feuilleton tentaculaire, réinjecté en boucle par les réseaux sociaux, les talk-shows, les blogueurs, et même les candidats eux-mêmes, devenus producteurs de contenus sur Twitter, YouTube ou Instagram. On ne suit plus une émission, on suit une trajectoire d’image. L’individu devient un fil narratif parmi d’autres.
Ce qui était autrefois un outil (la télévision comme vecteur d’information ou de culture) devient un filtre absolu, une grille de légitimation. Celles et ceux qui n’y accèdent pas ne sont ni visibles, ni audibles, ni crédibles. Et si le talent ou la création ne suffisent plus, c’est la souffrance qui devient un passeport pour l’écran. Comme le résumait Goldman avec une lucidité crue : « On peut devenir star parce qu’on a beaucoup souffert. » (06). Cette phrase, en apparence brutale, ne dit pas seulement l’absurde : elle dit l’époque. Le malheur devient contenu. L’intime devient stratégique. Et la frontière entre sincérité et mise en scène s’efface.
Et pourtant, paradoxalement, la chanson est interprétée par une artiste – France d’Amour – dont le parcours est à rebours de cette logique. Elle-même issue d’une scène québécoise souvent marginalisée en France, elle a toujours revendiqué une forme de cohérence artistique, mêlant rock, chanson et introspection, loin du formatage des shows télévisés. Elle compose, elle écrit, elle choisit ses textes. Et la chanson que lui offre Jean-Jacques Goldman – une satire crue de la compromission – prend alors une dimension troublante.
Peut-on chanter la compromission tout en refusant d’y céder ? Peut-on incarner ce personnage prêt à se vendre pour quelques secondes d’antenne sans s’y confondre ? France d’Amour réussit ce numéro d’équilibriste avec une forme de tension maîtrisée : son interprétation ne cherche ni la provocation ni la distance ironique. Elle dit ces mots sans filtre, comme s’ils étaient les siens, tout en laissant transparaître, dans le grain de sa voix et son énergie contenue, une résistance souterraine. Elle prête sa voix à une fable qu’elle ne cautionne pas. Elle lui donne chair pour mieux nous en livrer le poison.
Il y a, dans cette chanson, un effet de dissonance salutaire. Une chanteuse intègre donne vie à un personnage prêt à tout pour trahir son intégrité. Un auteur rare écrit pour une voix encore inconnue. Un texte marginal surgit au moment même où la télé-réalité explose. Et cette chanson d’album, qui n’a été diffusée, ni à la radio, ni à la télé, devient par là même la preuve de ce qu’elle dénonce : dans un monde où il faut passer à la télé pour exister, ce qui échappe à l’image devient inaudible, même si cela dit l’essentiel.
La télé-réalité comme symptôme : un miroir sans mémoire
Lorsqu’en 2001 apparaît "Loft Story", la télévision française entre dans une nouvelle ère. Le public y découvre une poignée d’inconnus filmés jour et nuit, dont la seule "vocation" est d’exister sous l’œil des caméras. Plus besoin d’un talent particulier : il suffit d’être là, disponible, spectaculaire si possible. Dès lors, "passer à la télé" n’est plus une conséquence secondaire de la réussite artistique, mais le cœur même de la promesse médiatique. L’audimat remplace la reconnaissance, et l’exposition devient une fin en soi.
C’est dans ce contexte que sort "Passer à la télé", quelques mois à peine après le raz-de-marée du "Loft". Goldman semble réagir à chaud, capter l’air du temps. Et pourtant, dans le livre "Chansons pour les autres", il confie qu’il avait écrit cette chanson pour une jeune chanteuse inconnue, bien avant que France d’Amour ne s’en empare. Ce détail biographique change tout. Car si la chanson a précédé 2001, elle n’est plus une réaction. Elle devient une prophétie.
Ce vertige rétrospectif évoque immanquablement un autre mythe contemporain : "Starmania" (1979), opéra rock signé Luc Plamondon et Michel Berger. On y voyait déjà, dans un Occident futuriste, des candidats ordinaires rêver de devenir “la star d’un soir” sur une chaîne appelée Télé-Capitale, animée par une présentatrice nommée Cristal. Le vertige du spectacle y prenait la forme d’un vertige existentiel. Goldman, sans pasticher Starmania, semble y répondre en mineur, comme si l’envie de “passer à la télé” était passée de la dystopie théâtrale à la banalité ordinaire. D’un fantasme collectif à une injonction silencieuse. D’un opéra tragique à un générique de fin sans musique.
Goldman met en scène une jeune femme prête à toutes les transgressions : chanter, danser nue, « accoucher en direct au milieu d’une secte ». Le trait est volontairement outré, presque grotesque, mais il se révèle d’une acuité saisissante. Car ce que la chanson décrit comme une escalade absurde s’est bel et bien réalisé dans les années suivantes : des candidats prêts à vendre leurs souffrances, leur sexualité, leur intimité la plus crue pour exister dans le flux, aussi brièvement que nécessaire. Ce que la narratrice exprime comme un ultimatum – « Ou je crève en coulisse dans votre anonymat » – devient une ligne de conduite pour toute une génération élevée à l’audimat.
Le parallèle avec les premières émissions emblématiques de la télé-réalité, comme "Star Academy" ou "Koh-Lanta", est troublant. On y assiste à une mise en scène permanente de soi, dans un huis clos filmé, où les émotions doivent être visibles, monnayables, exploitables. Le corps devient un matériau à filmer, à exposer, à commenter. Mais à quelles conditions ? Très vite, les frontières entre contrat de travail et participation libre se brouillent. En 2009, la Cour de cassation requalifie la participation à "L’Île de la tentation" en contrat de travail : les participants étaient bien soumis à une subordination, filmés 22h / 24 pour 1’525 euros. Autrement dit, on les payait pour être vus, sans véritable protection, sans garantie sur leur image ou leur intégrité. (07)
La chanson de Goldman, pourtant antérieure à ces décisions, anticipe ces zones grises. Elle évoque avec une justesse implacable la dépossession de soi : « On ferait pas ça pour du pognon, mais à la télévision ». Le problème n’est plus seulement économique. Il est symbolique. Ce que la narratrice sacrifie, ce n’est pas son confort, mais son identité. Et ce que la télé capte, ce ne sont pas des destins, mais des fragments d’existence, des flashes émotionnels, des personnages interchangeables dans une trame sans mémoire.
Car tel est le paradoxe : dans ces récits de soi surmédiatisés, rien ne reste. Tout se consume dans l’instant. La téléréalité ne fabrique pas des mythes durables, elle produit des figures éphémères. Les visages se succèdent, les prénoms s’effacent. L’anonymat revient plus vite qu’il n’est parti. À l’instar des paroles finales de la chanson – « Je vais enfin pouvoir exister » – l’existence elle-même est réduite à une apparition fugace. Une lumière artificielle, qui ne réchauffe rien, mais éclaire assez pour masquer le vide.
Cette critique dépasse la seule télévision. Elle touche à la structure même de nos rapports sociaux à l’ère numérique. Goldman le pressentait, sans réseau social, sans influenceur, sans Instagram : le besoin d’être vu allait bientôt devenir plus fort que le besoin d’être. Et ceux qui ne joueraient pas ce jeu – ceux qui resteraient dans les coulisses – n’existeraient tout simplement pas.
Un cri goldmanien ? Entre ironie noire et compassion cachée
Il est rare que Jean-Jacques Goldman use de la caricature ou de la provocation frontale. Sa plume, en général, préfère les demi-teintes, la suggestion, la pudeur. C’est ce qui rend "Passer à la télé" si singulière dans son répertoire : cette chanson semble hurler là où d’ordinaire il murmure. Le ton en est un, d’abord, d’ironie cinglante. Mais comme souvent chez Goldman, ce sarcasme apparent n’est jamais monolithique. Il masque, ou révèle, un mélange complexe de révolte, d’empathie, et peut-être même de désespoir discret.
La chanson s’ouvre sur une accumulation de verbes passifs : « À force d’être aux pieds de mes téléviseurs / À force d’y abandonner ma cervelle et mes heures… ». L’énonciatrice est spectatrice, recluse, perdue dans les limbes du non-agir. Puis vient un basculement : « Va falloir que je pousse ». Et la mécanique s’emballe. Ce n’est plus une déploration, c’est une course folle vers l’abîme. Le ton, lui, reste paradoxalement entraînant, presque dansant. On assiste à une descente aux enfers… en rythme ternaire.
C’est précisément ce contraste – entre la noirceur du propos et la légèreté apparente de la forme – qui déroute. Il crée un effet de vertige, une impression de malaise sous le groove. Comme si Goldman avait voulu forcer l’auditeur à se trahir lui-même : tapoter du pied sur un texte qui dit la fin du sens, fredonner un refrain qui énumère la négation de soi. L’ironie est donc là, cinglante, assumée. Mais elle ne s’adresse pas à la narratrice. Elle s’adresse à nous, à notre passivité, à notre complaisance collective face à un monde où l’on applaudit ceux qui s’effondrent en public.
L’effet de surenchère – « J’accoucherai en direct, au milieu d’une secte », « Gros plan sur mes orgasmes, prête à tous les fantasmes » – ne vise pas à choquer pour choquer. Il suit une logique de dévoilement progressif, une escalade du renoncement, presque algorithmique. À chaque couplet, la barre monte. Et Goldman nous laisse entendre que, dans cet univers, il n’y a plus de limite, ni morale, ni corporelle, ni symbolique. La scène ultime – l’enfantement en direct – est le symbole parfait de cette dépossession totale : non seulement le corps est donné, mais l’intime le plus irréductible – donner la vie – devient spectacle.
Alors où placer la voix de Goldman dans cette mise en scène ? Est-il un dénonciateur moral, fustigeant la décadence contemporaine ? Pas tout à fait. Rien, dans sa carrière, ne l’a jamais placé dans la posture du moralisateur. Il ne sermonne pas. Il observe. Il laisse parler les personnages qu’il invente. Il les pousse dans leurs retranchements. Et il nous laisse, nous, face à leur vertige.
Témoin désabusé ? Peut-être. Mais ce serait trop simple. Car derrière la noirceur du tableau, il y a, comme toujours chez lui, une forme de compassion cachée. Loin de se moquer de cette jeune femme prête à tout pour "passer à la télé", il semble en épouser le désespoir, en mesurer la solitude. Il sait que ce besoin de reconnaissance n’est pas une coquetterie narcissique, mais une soif d’amour mal orientée, une quête d’existence dans un monde qui valorise la mise en scène au détriment de la parole intérieure.
C’est sans doute là que réside la force du texte : il nous fait grimacer, puis il nous fait mal, parce qu’il dit quelque chose de notre époque, mais aussi de nous. De nos propres compromis. De notre propre silence. De notre propre besoin, parfois, de "passer à la télé" – au sens large, au sens symbolique. Goldman, ici, n’est ni juge, ni cynique. Il est ce qu’il est souvent dans ses grandes chansons : un dramaturge discret du réel, un homme qui nous tend un miroir, pas pour nous condamner, mais pour nous réveiller.
Résonances contemporaines : TikTok, Insta, OnlyFans… et demain ?
Quand "Passer à la télé" voit le jour en 2002, la télévision est encore le principal lieu de fabrication de la notoriété. C’est elle qui consacre ou ignore, qui expose ou oublie. Mais à peine vingt ans plus tard, ce paysage s’est morcelé, déplacé, démultiplié. La télévision a cessé d’être le seul temple de la visibilité. Elle est devenue la matrice d’une logique bien plus vaste, désormais incarnée par les plateformes sociales, où chacun peut — et doit — produire sa propre image pour ne pas sombrer dans le silence numérique.
Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’intégrer un casting ou d’être sélectionné par une chaîne. Le smartphone est devenu le plateau, la chambre, le studio, le corps, le décor. TikTok, Instagram, YouTube, Twitch, OnlyFans : autant de vitrines où la quête de visibilité passe par l’exposition continue, l’actualisation de soi, la mise en scène de l’intime. Les logiques de la télé-réalité ont été digérées, internalisées, algorithmisées. Ce n’est plus le public qui élimine par SMS : c’est l’algorithme qui récompense ou punit, en fonction de la régularité, de la viralité, de la capacité à provoquer ou à plaire.
Le vers « Je vais enfin pouvoir exister » résonne ici avec une acuité renouvelée. Ce que Goldman écrivait comme une dénonciation d’époque devient presque une prophétie structurelle. Exister suppose désormais une performance permanente. Être vu ne suffit plus : il faut être vu souvent, intensément, stratégiquement. Et si, en 2002, la télé était accusée de niveler les sensibilités, elle ne faisait que préparer le terrain à un monde où chacun devient sa propre chaîne, son propre produit, son propre promoteur.
Là où la narratrice de la chanson proposait son corps à la télévision, d'autres le proposent aujourd’hui aux réseaux, en direct ou en différé, derrière des pseudos ou en pleine lumière, avec ou sans filtre. Ce ne sont plus les producteurs mais les plateformes qui décident ce qui mérite d’être vu. Et les dérives qui, à l’époque, semblaient outrancières – accoucher en direct, exhiber ses orgasmes – ne sont plus des hyperboles, mais des réalités quotidiennes dans certains univers numériques.
Le plus vertigineux, c’est que cette mise en scène de soi n’est plus perçue comme une compromission. Elle devient une stratégie, une norme, un droit. Là où la narratrice disait sa détresse avec fébrilité, nombre d’influenceurs et créateurs de contenus l’assument comme une voie légitime vers la reconnaissance, l’indépendance, voire la liberté. Ce que Goldman dénonçait comme une déroute du sens est aujourd’hui intégré comme une évidence générationnelle. Et pourtant, la question demeure : exister, oui, mais à quel prix ? Et pour qui ?
Alors quand la chanson se termine par ces mots — « Mon tour est arrivé / Je vais enfin pouvoir exister » — elle ne libère pas. Elle suspend. Elle interroge. Et après ? Que reste-t-il une fois que la lumière s’éteint ? Que reste-t-il quand le feed se fige, que l’algorithme vous oublie ? Le besoin de reconnaissance a-t-il été comblé ? Ou a-t-il creusé encore davantage le manque initial ?
En cela, "Passer à la télé" dépasse son époque. C’est une fable cruelle, une radiographie précoce de nos vertiges modernes, une chanson qui parle de télévision mais raconte en creux notre rapport à l’image, au regard, à l’existence. Et si, aujourd’hui, l’expression “passer à la télé” semble désuète, son équivalent numérique est partout : “faire le buzz”, “percer”, “monter dans l’algorithme”. Même logique. Même vertige.
De l’aveu au vertige
Il y a des chansons qui, parce qu’elles sont peu connues, passent entre les mailles du temps. Et puis il y a celles qui, justement parce qu’elles sont restées dans l’ombre, gagnent en pouvoir prophétique. "Passer à la télé", confiée à France d’Amour en 2002, n’a pas obtenu la reconnaissance qu’elle méritait. Écrite avant l’arrivée de la téléréalité, et a fortiori bien avant l’avènement des plateformes sociales, elle n’a pas cherché à plaire : elle a cherché à dire. À dire une époque en mutation, une société en glissement, une jeunesse en manque de regard.
Dans ce monologue en forme de dévoration, Goldman trace les contours d’un personnage sans nom, sans ancrage, prêt à tous les renoncements pour s’arracher à l’anonymat. Ce qui semblait alors une satire aiguë d’un phénomène médiatique devient aujourd’hui un miroir élargi, presque universel. La télévision a changé de forme, mais pas de logique. Elle s’est disséminée. Elle a pénétré les poches, les chambres, les gestes du quotidien. Et la voix qui disait “Je vais enfin pouvoir exister” trouve désormais des échos sur toutes les lèvres (botoxées) – parfois chantées, souvent mimées, toujours postées.
Goldman n’a pas écrit une critique. Il a écrit une parabole tragique. Avec ses codes à lui : ironie mordante, tension retenue, lucidité compatissante. Il ne juge pas. Il montre. Il laisse entendre qu’il y a là, derrière les excès, un cri étouffé de solitude et de désir d’être. Et c’est peut-être cela, au fond, le vrai sujet de la chanson : non pas la télé, mais la soif inextinguible de reconnaissance, dans un monde qui confond l’exposition avec l’amour.
Sources
- (01) France d'Amour : Passer à la télé (2002)
- (02) "Je marche à l'instinct" (Journal du Dimanche, le 29 avril 2002, propos recueillis par Sacha Reins)
- (03) "Je marche à l'instinct" (Journal du Dimanche, le 29 avril 2002, propos recueillis par Sacha Reins)
- (04) "Quart d'heure de célébrité" sur Wikipédia
- (05) La téléréalité, ce grand feuilleton transmédia (La revue des médias, 1er février 2017, Nathalie Nadaud-Albertini
- (06) "Je marche à l'instinct" (Journal du Dimanche, le 29 avril 2002, propos recueillis par Sacha Reins)
- (07) "Liste d'émissions de téléréalité en France" sur Wikipédia