Rouge

Exégèses

En décembre 1993, Fredericks-Goldman-Jones publie le single "Rouge", le premier qui défendra leur second album du même nom.

Dans le clip attenant, un homme âgé feuillette l’album photo de sa vie, des photos en noir et blanc d’une vie heureuse mais aussi des photos de guerre. En fond, depuis son poste de télévision des années 90, les chœurs de l’Armée rouge chantent à plein poumons.

Cet homme, ça pourrait être Alter Mojsze Goldman, le père de Jean-Jacques. Dans les années 30, il a quitté la Pologne pour l’Allemagne puis la France. Il était "fasciné par Victor Hugo, la déclaration des droits de l’homme, il a fait de la résistance", raconte Jean-Jacques dans une entrevue en 1994.

En 39-45, Mojsze était résistant car il portait les valeurs du communisme. Il les a transmises à au moins deux de ses enfants : Pierre et Jean-Jacques. Le premier en a fait sa raison de vivre. Il s’engage dans les syndicats, des groupuscules, participe aux guérillas du Venezuela dans les années 60, est jugé coupable de vols à mains armés et fut assassiné en 1979.

Puis Jean-Jacques. Les valeurs défendues par son père lui tiennent aussi à cœur mais il l’exprime modérément. Il les honore dans la chanson "Rouge".

Le disque renferme un concept autour de cette couleur : chaque chanson représente un thème dit "Rouge" : Le sang. La vie. La fureur de vivre adolescente. La mort, la violence, la guerre. Et ici, le communisme.

Après un premier album avec Carole Fredericks et Michael Jones, Jean-Jacques Goldman envisageait d'écrire une comédie musicale abordant le rapport entre le passé et le présent de l’idéologie communiste. Le projet s’est transformé en album plus personnel et le morceau "Rouge" est le seul vestige de l’idée initiale.

Quand on y pense, ce morceau, c’est les deux. Une comédie musicale, et une chanson personnelle.

Gamin, Goldman se rendait en famille au palais des Sports, porte de Versailles au sud de Paris pour assister aux concerts donnés par les Chœurs de l’Armée Rouge. Composés uniquement d’hommes. Ses souvenirs l’ont marqué à tel point qu’il a fini par rêver d’enregistrer de la musique avec ce groupe si particulier.

1993.
Trois heures et quelques d’avion.
Moscou.
Maison d’État de radiodiffusion.

Jean-Jacques Goldman, Carole Fredericks, Michael Jones et leur producteur Erick Benzi se dirigent à pied vers une immense caserne. Au loin, ils entendent des voix. Les Chœurs répètent. Les voix se rapprochent. Le rêve de Jean-Jacques aussi.

En février 2022, alors qu’il fait la tournée des médias pour promouvoir le disque "L’Héritage Goldman", Erick Benzi se souvient… "C’était un énorme studio soviétique, très carré, froid. C’était vieux mais très compétent. En revanche, il n’y avait pas assez de casques pour tout le monde. Puisque les Chœurs avaient l’habitude de chanter comme ça, on a enregistré sans casque avec des problèmes de détonation. L’enregistrement était super touchant."

Cet enregistrement était le rêve de gosse de Goldman mais il vient aussi chatouiller l’enfance de Michael Jones. En 2022, ce dernier rappelle qu’il vient du Pays de Galles et là-bas, la chorale, les chœurs, tiennent une place importantes dans la musique. Michael ajoute que pour lui, les Chœurs de l’Armée rouge symbolisent en partie l’autorité, une caractéristique de son pays qui le ramène dans les années 50-60.

De cet enregistrement de l’autre côté de l’Europe, il en sort un morceau qui casse les codes. Un morceau pas comme les autres. Enfin, si ! À l’écoute, on pense inévitablement à "Bohemian Rhaposdy", titre culte du groupe Queen. Cet ovni musical est sorti presque deux décennies plus tôt, en 1975, sur l’album "A Night at the Opera".

Arrêtons-nous sur la structure élaborée de "Rouge" qui confine à celle de "Bohemian Rhapsody".

Queen a construit son tube en six parties, comme Fredericks-Goldman-Jones.

Les Chœurs de l’Armée rouge entament le morceau chantant l’espoir. Puis, tour à tour, Jean-Jacques, Michael et Carole énumèrent les attentes du peuple russe par : "Y aura des jardins, d'l'amour et du pain / Des chansons, du vin / on manquera de rien / Y aura du soleil sur nos fronts / Et du bonheur plein nos maisons." En fond, un doux synthétiseur. En 1975, Queen utilisait un piano. Mais depuis, la révolution de la synthpop à façonné les années 80 et, dans les années 90, le synthé est roi.

Peu à peu, le rythme de la musique et du chant, s’emballe. Et explose. "Mais si la guerre éclate" s’écrie Carole Fredericks. Les Chœurs reprennent du service, les canons volent. Puis place au solo de guitare dur, sec, vite rattrapé par la batterie. Tout s’entremêle. La guerre est visible : la panique. La violence. Le carnage.

Ils veulent le communisme. Ils l’auront.

La musique ralentit. Le trio retrouve sa place et chante fièrement ce "monde nouveau", "cette nouvelle ère révolutionnaire".

Les chœurs et la guitare plus mélodieuse traduisent le bonheur du peuple. Le communisme a gagné.

Seul, le piano ouvre la dernière partie du morceau. Goldman et les Chœurs le closent presqu’en chuchotant. Le peuple s’endort apaisé.

"C’est la fin de l’histoire", voilà "le rouge" communiste "après le noir" des années de guerre.

Mais attention. Si Goldman a écrit une chanson qui vante les bienfaits du communisme, il ne faut pas tout mélanger. Il y a d’un côté les idées du parti communisme soviétique, aussi belles qu’elles soient, qui promettaient le changement de la nature humaine, la justice et le pouvoir aux travailleurs. Et de l’autre, les dirigeants (Staline et les autres…). Ceux qui ont bafoué ces principes. À aucun moment Jean-Jacques n’est nostalgique du mur de Berlin tombé trois ans plus tôt, symbolisant ainsi l’éclatement de l’URSS ! En 1994, ses mots sont formels : "Le communisme a été l’horreur absolue. La sauvagerie la plus totale. Il fallait que ça meure, il n’y a aucun doute là-dessus". "Des hommes trahissent des idéaux, les principes pour lesquels ils ont été élus, ce n’est pas nouveau. Ça fait juste mal quand on sait les espoirs que 1981 avaient suscités. Jetons les hommes et gardons les idées."

Le chanteur est d’ailleurs resté fidèle à ses principes : alors qu’après la sortie de "Rouge" le Parti communiste français l’a sollicité plus d’une fois, il n’a jamais cédé : "À chaque fois, je leur explique que pour moi, ils sont les fossoyeurs de ces idées-là et qu’ils n’ont pas du bien comprendre ‘Rouge’", révèle-t-il au Soir illustré en 1994.

Le 26 avril 1994, Carole Fredericks, Jean-Jacques Goldman et Michael Jones partent en tournée. Ils l’entament à Paris, jouant quatre soirs New Morning, s’arrêtent ensuite à Lille puis à Bruxelles. En 2022, toujours lors de la promotion de "L’Héritage Goldman", les souvenirs d’Erick Benzi et Michael Jones resurgissent :

Erick Benzi : "On s’est retrouvés en tournée avec les Chœurs. Un jour, on était au restaurant avec eux et, après trois ou quatre litres de vodka, ils attaquaient les chants de la Sibérie !"

Michael Jones : "La première fois, ça s’est passé en Belgique ! On avait l’habitude de faire la fête ensemble et, la veille d’un jour off, Robert Goldman, le frère de Jean-Jacques, appelle un restaurant demandant s’ils ont de la vodka. Le restaurant répond qu’ils ont 12 bouteilles. Robert demande si c’est embêtant que la troupe en apporte aussi… "Mais on a 12 bouteilles !" répète le restaurateur. Il a envoyé le runner faire tous les supermarchés de Bruxelles et on a réussi à avoir 6 bouteilles par table. Nous, on en a pas bu ! Au bout d’un moment, ils sont partis, sans qu’on sache pourquoi. Et ils sont revenus avec leurs instruments pour faire la fête ! Plus tard, à Vienne, Youri, un des chefs de Chœur, vient me voir et me demande "Michael, on peut essayer vos instruments ?". En fait, jusque-là, ils nous avaient toujours joué de la musique traditionnelle. Ce jour-là, l’un s’est mis à la basse, Youri a pris ma guitare et ils ont joué du Hendrix, du Deep Purple,… !"

À la sortie du disque live "Du New Morning au Zénith" en 1995, Goldman règnera sur le classement du Top Album : celui du trio occupera la deuxième place, juste derrière… "D’eux" de Céline Dion, composé et produit par Jean-Jacques !

Quant à l’album "Rouge", il se classera numéro 1 à sa sortie enchaînant un disque d’or et un disque de diamant mais la chanson éponyme se vendra timidement : elle squattera le Top 50 pendant 17 semaines consécutives mais ne dépassera pas la 18ème place.

À l’aube de l’année 1993, approche le jour d’enregistrement du second épisode de Taratata, émission fraîchement lancée par Nagui. Le présentateur désespère. Il n’a pas d’invité. Il propose à Jean-Jacques de participer mais il essuie un refus : "Je trouve qu’appeler une émission de rock Taratata est une très mauvaise idée, et en plus, je t’ai déjà rendu service en faisant la musique du générique, chose que je ne fais jamais !", lui répond Goldman.

Presque 11 mois plus tard, ceux qui regardaient France 2 en seconde partie de soirée remarquèrent sûrement l’utilisation de cet échantillon dans le morceau : c’est le premier solo de guitare de "Rouge". C’est ainsi que, malgré un succès modéré, un bout de la chanson jouira d’un succès populaire post-Frederick Goldman Jones faisant la tournée des postes de télévision dans tous les salons de France pendant au moins 29 ans…

NB : La veille pour le lendemain, Goldman finira par accepter l’invitation pour dépanner Nagui, accompagné par Carole Fredericks et Michael Jones qui atterrirent le jour-même en France !