Ton autre chemin

Exégèses

En 1983, "Quand la musique est bonne", "Comme toi" et "Au bout de mes rêves" ont assis Jean-Jacques au rang des auteurs-compositeurs-interprètes avec lesquels le marché musical français doit maintenant compter.

L'album Positif sort en janvier 1984 et marque un tournant dans la carrière de Jean-Jacques. Porté par le succès de "Envole-moi" et "Long is the Road", cet album composé avant tout pour la scène est le premier album où il n'a plus de chanson de réserve. Moins blues et moins Rock (excepté "Encore un Matin" et "Plus fort"), c'est l'album sur lequel les synthétiseurs et les boites à rythmes prennent une importance majeure dans les arrangements notamment grâce à la participation de Roland Romanelli.

L'album réunit un ensemble de neufs titres hétérogènes générateurs d'espoir dont les textes sont décrit par Jean-Jacques comme pas toujours très drôles mais avec toujours une espèce de porte de sortie, une éventualité rosâtre ou grisâtre plutôt que le couac noir systématique.

Pour clore cet album, Jean-Jacques offre "Ton autre Chemin", une chanson riche dépassant les 7 minutes et qui se démarque du reste du disque par sa complexité. Jean-Jacques écrit son premier texte sur l'amitié. Suivront quelques années plus tard sur ce même thème, "Je te donne", "Famille", "Le Frère que j'ai choisi" ou "C'est dit".

La chanson est plus complexe que ce que Jean-Jacques à jusqu'alors proposé en solo. Sans réel refrain, elle reprend les codes du rock progressif dont Jean-Jacques était un grand fan. Et si au premier abord, on pourrait croire que cette chanson a été écrite pendant l'ère Taï Phong, on apprend sur la base d'interviews, que cette chanson a été composée entre 1982 et 1983. Jean-Jacques déclare : "C’est la dernière de l’album parce qu’on n’est pas forcé de l’écouter. C’est une chanson différente des autres, qui est très longue, bizarrement construite, avec beaucoup de développement musical. En fait, c’est un clin d’œil au style de Taï Phong. Comme un regard jeté dans le rétroviseur, un petit luxe personnel que je m’offrais."

En analysant la structure musicale du titre, on retrouve un découpage en trois actes bien distincts dans leur ambiance, dans la façon de chanter et dans leur message. Une première partie calme pose les bases d'une amitié d'enfance simple et sincère "Nos pas sur le même chemin". Cette partie se veut tendre et nostalgique, le chant est serein, comme un regard bienveillant sur le passé. Puis dans un deuxième acte, le ton devient plus sombre, moins léger et la musique tout en ambiance passe en second plan. Jean-Jacques développe un constat, celui d'une cassure "On a commencé à se perdre de vue à l'adolescence [...] Et puis la vérité, celle qu'on suppose, qu'on cache, qui dérange". Cette partie n'est plus chantée mais parlée, ce qui est rare dans les chansons de Jean-Jacques. Ce dernier donne certaines clés en détaillant des chemins opposés mais reste mystérieux sur les causes précises de cette rupture. Cet acte se conclut sur un solo de guitare qui permet de matérialiser le temps passé entre cette adolescence et le moment où Jean-Jacques devenu adulte écrit. Ce superbe solo amène une montée en puissance pour introduire la troisième et dernière partie, plus dynamique au niveau du chant, dans laquelle Jean-Jacques se livre sur sa vie d'adulte et semble vouloir voir et comprendre "Montre-moi ton autre chemin, décris-moi ton autre chemin". Au final, sept minutes pour une composition progressive de toute beauté dont on retrouvera un découpage similaire quelques années plus tard dans "Puisque tu pars".

Au niveau du texte, Jean-Jacques plonge dans ses souvenirs et s'inspire directement d'une relation personnelle. Il y décrit une amitié de la petite enfance fusionnelle et entière qui sera témoin de ses premières émotions et de ses premières notes simples, malhabiles, un peu fausses et un peu sottes. Une amitié qui se délite à l'adolescence, période ou Jean-Jacques écrit avoir besoin de futilité, de lumière et des autres et non pas de l'exigence et de l'exclusivité que semble imposer cet ami. Leur chemin se sépare alors que cet ami s'enferme et s'absente souvent. Puis passent les années, Jean-Jacques cherche à comprendre cet autre chemin. Il souhaite des réponses, il questionne. La répétition des expressions "dis-moi, Montre-moi, décris-moi" témoigne de son envie d'obtenir des réponses. Il semble avoir compris les raisons de cette rupture, le comportement de son ami et souhaite réhabiliter cette amitié.

On trouve dans cette chanson une métaphore que Jean-Jacques utilisera très souvent par la suite. L'idée du chemin pour parler du destin et des parcours de vie. Un symbole que l'on croise dans de nombreux textes religieux et philosophiques ou le chemin est souvent lié à un parcours initiatique. " Pas de jolie vie, De joli chemin, Si l'on craint la pluie" écrira-t-il dans « La pluie » et il offrira à Céline Dion le célèbre "Tel est mon destin, je vais mon chemin" dans "Destin".
Un symbole présent dans de nombreuses autres paroles de Jean-Jacques ("Confidentiel", "Tu es d'un chemin", "Natacha", "J'attendais"...)

Le texte a beaucoup questionné le public car si le thème de l'amitié ne fait aucun doute, les causes de la rupture sont longtemps restées floues. Jean-Jacques y détaille une amitié exclusive, une vérité qui dérange, un ami devenu trop sérieux, trop secret, des absences répétées. Pour certaines personnes, cet autre chemin est celui d'un ami touché par la maladie (en vacance de vie), pour d'autres la chanson parle d'un ami qui aurait sombré dans la drogue ou l'alcool (en vacance d'envie) voire encore d'un ami homosexuel (cette vérité qu'on suppose et qu'on cache). D'autres théories supposent que Jean-Jacques a écrit cette chanson pour son demi-frère Pierre Goldman.

Il faudra attendre une quinzaine d'années avant que Jean-Jacques ne lève le voile sur le mystère entourant ce texte : "C'était vraiment une rencontre avec un ami d'enfance qui, visiblement, était sur une autre planète sur le plan psychiatrique. Un jour, j’ai reçu un coup de fil d’un ami du temps de la petite école et des premières classes du secondaire, il m’appelait de Suède, je crois, on devait avoir trente ans, et je me suis rendu compte au bout d’une minute de conversation, qu’il délirait, qu’il était ailleurs… Sur un autre chemin. C’est ça, le thème. C'est une chanson sur la folie." Le mot est donc lâché, "Ton autre Chemin" est une chanson sur l'amitié mais aussi sur la folie. Jean-Jacques ira même jusqu'à dire "peut-être qu’elle parle de celui que j’aurais pu être..."

Si la chanson est malheureusement restée inconnue du grand public, elle est souvent citée dans le classement des titres préférés par les inconditionnels aux côtés de "Tu manques" ou "Fermer les yeux". Une excellente et unique version live sera disponible sur l'album "En Public", captée sur la tournée 85/86 (non homologué).

Sources : Propos publiés dans le livre "Confidentiel" (2016) de Fred Hidalgo, en partie préalablement publiés dans le Chorus, n° 54, hiver 2005-2006. Interview Géraldine Gauthier (Radio Maguelonne, 26 avril 1998)