Tu es d’un chemin

Exégèses

À la recherche de soi

Comment savoir où l’on va, si l’on ne sait pas d’où l’on vient ? C’est à cette question silencieuse que répond, en creux, la chanson "Tu es d’un chemin" (01), écrite et composée par Jean-Jacques Goldman pour Lââm en 2004. À première vue, il s’agit d’un texte simple. Quelques couplets sobres, une mélodie épurée. Mais sous cette apparente limpidité, se cache un propos d’une rare profondeur, à la fois identitaire, intime et universel.

Car cette chanson ne parle pas seulement de souvenirs. Elle parle de ceux qui n’en ont pas. Ou dont les racines ont été arrachées, niées, tues. Elle s’adresse à tous ceux qu’on a voulu déraciner pour mieux les intégrer. À ceux qu’on appelle "issus de l’immigration" même quand ils sont nés ici. À ceux à qui l’on demande sans cesse de prouver qu’ils appartiennent, alors qu’on les tient à distance.

Goldman, lui, ne demande rien. Il affirme. Il affirme qu’il n’y a pas d’avenir sans mémoire. Que l’on ne bâtit pas une maison sans fondations. Que chacun est "d’un chemin", qu’il le connaisse ou non. Et que ce chemin, aussi tortueux ou douloureux soit-il, n’est pas une malédiction. Il est un point de départ. À travers l’interprétation de Lââm, cette chanson devient un chant pour les déracinés, les enfants de l’entre-deux, ceux qui ont grandi sans repères fixes. Mais aussi une chanson de paix, une invitation à regarder son histoire — familiale, culturelle, collective — non plus avec honte ou crainte, mais avec lucidité et fierté. Parce que c’est seulement ainsi que l’on avance.

SOMMAIRE

À la recherche de soi

En quête d’identité

Le déracinement : une impasse identitaire

Le déracinement psychologique : exister entre les mondes

Y’a que les routes qui sont belles

Sans hier y’a pas de demain

Sources

En quête d’identité

Tu es d’un chemin.

C’est une phrase à la fois douce et grave, comme une vérité qu’on n’avait jamais formulée. Une phrase qu’on murmure à quelqu’un qui doute, à quelqu’un qui vacille. Et peut-être, aussi, à soi-même. D’emblée, le titre installe un paradoxe. Loin d’un "tu es sur un chemin" ou "tu es de quelque part", il parle d’un chemin dont on est issu. Pas un lieu. Pas une origine unique. Mais une trajectoire. Un tracé. Un héritage mouvant.

La chanson s’ouvre dans une adresse directe, tutoyée, mais indéterminée. "Tu vois pas de place pour toi, pas d’avenir, pas de choix…" Ce "tu" n’a pas de nom. Il pourrait être une adolescente, un jeune adulte, un homme ou une femme. Ce "tu" a le vertige. Il n’est pas en souffrance aiguë, il est dans cet état diffus de décalage. Il ne se sent pas à sa place, ni dans sa peau, ni dans son pays, ni dans son époque. Il a peur des impasses, mais il n’ose pas regarder derrière lui. Ce n’est pas la rage qui parle ici, c’est le flottement identitaire. Et Lââm, qui connaît ce vertige par cœur, le chante sans forcer, avec cette voix droite, claire, un peu tendue.

Goldman choisit une écriture sobre. Aucun mot rare, aucun effet. Et pourtant, tout est pesé. "On n’apprend jamais sans mémoire. On n’avance pas dans le noir". Deux aphorismes, presque des proverbes. Il n’y a pas de leçon, pas de reproche. Juste un rappel : savoir d’où l’on vient, c’est ce qui permet de se projeter. Non pas pour y rester enfermé, mais pour en faire une base. Un point d’ancrage. La chanson dit ce que la société oublie parfois de répéter aux enfants de l’exil : tu n’es pas né "comme ça". Tu n’es pas un hasard. Tu n’es pas une anomalie. "Tu ne viens pas de nulle part".

Et alors vient ce refrain : "Tu es d’un chemin / Tu viens de loin / De quelqu’une et quelqu’un". C’est sans doute là que réside la force du texte. Dans ce "d’un" minuscule, qui change tout. Ce n’est pas ton chemin, ni le chemin. Ce n’est pas même un chemin dont tu aurais pleinement hérité. C’est d’un chemin. Un parmi d’autres. Un fragment. Une trajectoire brisée ou incomplète, mais réelle. Ce choix lexical dit beaucoup de la conscience qu’a Goldman des trajectoires déracinées : celles des enfants nés ici, mais dont l’histoire a commencé ailleurs. Ceux qu’on renvoie sans cesse à une origine qu’ils ne maîtrisent pas, ou à une intégration qu’on leur refuse.

Il ne s’agit pas d’imposer une identité figée, mais de réconcilier. D’affirmer qu’on peut construire sa maison, mais qu’il faut d’abord connaître ses fondations. C’est ce que dit la phrase centrale du refrain : "Mais sans les fondations, on ne bâtit pas sa maison". Il y a là un glissement métaphorique puissant : le "chemin" devient racine, puis structure, puis élévation. On n’est pas assigné à son passé, mais on ne peut pas l’ignorer. Sans hier, pas de demain.

La deuxième strophe poursuit cette tension entre lucidité et espoir. "Y’a jamais de peur à avoir quand on regarde son histoire". C’est un encouragement, mais aussi un constat : trop souvent, on a inculqué la honte, ou le silence. Goldman refuse cela. Il parle de pays, de croyances, de lumières et d’ignorance, de désespoirs et d’espoirs. C’est toute une humanité qu’il restitue à ceux qu’on caricature. Pas une identité figée, mais une mosaïque. Une complexité. Une richesse.

Et surtout, il inscrit cela dans une histoire universelle : "Pas de honte ni repentir / On n’hérite jamais du pire". Ce vers est l’un des plus courageux du texte. Il affirme une dissociation radicale entre les fautes du passé et l’être que l’on devient. Il refuse l’héritage culpabilisant. Il invite à choisir ce que l’on porte, et à écrire son propre destin. "Le tien, c’est toi qui vas l’écrire". À ce stade, le refrain revient. Mais un changement s’opère. Dans la dernière reprise, la chanson déraille doucement. La voix dit : "Tu es d’un chemin, devant y’a rien / Tu ne sais pas d’où tu viens". C’est le point de bascule. Ce vers, chanté presque à mi-voix, réintroduit la faille. Il y a ceux qui parviennent à faire la paix avec leur passé. Et il y a ceux qui ne savent toujours pas. Ceux dont le chemin reste flou, les racines introuvables, les fondations absentes. Lââm le chante sans pathos, avec une résignation douce, une forme d’acceptation.

Et pourtant, dans les derniers vers, une main se tend : "Nos anciens, notre passé / Notre trésor, notre fierté / Qui nous montre notre chemin". Le "tu" devient "nous". Le chant se collectivise. Comme si, malgré tout, une communauté pouvait se reformer, non pas sur l’origine, mais sur le partage de cette errance. La mémoire, non pas comme enfermement, mais comme repère. Le passé, non pas comme chaîne, mais comme boussole.

Dans "Tu es d’un chemin", Jean-Jacques Goldman signe une chanson rare. Rare parce qu’elle parle du déracinement sans jamais en faire un drame. Rare parce qu’elle refuse les simplifications. Rare parce qu’elle parle au cœur, pas au drapeau. Et Lââm, par sa voix, par son histoire, en fait un chant nécessaire. Un chant pour tous ceux qui, un jour, ont pensé qu’ils venaient de nulle part. Et qui, grâce à cette chanson, se rappelleront qu’ils sont, au contraire, issus de tout un chemin.

Le déracinement : une impasse identitaire

Il y a, en France, des enfants nés à Paris, Marseille ou Lyon, qui connaissent mieux les codes de la République que ceux du pays de leurs grands-parents. Ils parlent français, ils ont grandi dans les mêmes écoles, traversé les mêmes saisons, regardé les mêmes dessins animés. Et pourtant, quelque chose résiste. Quelque chose qui, parfois sans violence, les maintient à distance. Un regard, un mot, une question apparemment banale : « Tu viens d’où, toi ? "

Pas où tu habites. Pas où tu as grandi. D’où tu viens. Une question en apparence anodine, mais qui inscrit d’emblée dans l’altérité. Elle suppose un ailleurs, même quand cet ailleurs n’a jamais été connu. Même quand la seule terre foulée, aimée, contestée, est celle-ci. La France. Mais une France qui, dans le cœur de certains de ses enfants, ne les reconnaît pas tout à fait. Ou pas toujours. Ou pas encore.

C’est à cette fracture que s’adresse "Tu es d’un chemin". À cette blessure discrète qui se transmet, non pas par le rejet explicite, mais par l’ambiguïté permanente. Celle d’une génération qu’on appelle "issue de l’immigration", même au bout de trois ou quatre générations. Comme si l’"issue" ne menait nulle part. Comme si l’intégration était toujours en suspens. Une issue sans issue.

On dit parfois d’eux qu’ils sont "ni d’ici, ni de là-bas". Et cette phrase, qui voulait peut-être dire la richesse de la double culture, sonne aujourd’hui comme une double disqualification. Car "là-bas", bien souvent, ne les reconnaît plus. Et "ici" continue de leur demander des preuves. Preuves de loyauté, d’adhésion, de gratitude. Comme s’ils étaient en stage à durée indéterminée dans leur propre pays. Cette suspicion rampante — communautarisme, séparatisme, "identité heureuse ou malheureuse" — pèse lourd. Elle empêche la construction apaisée d’un chez-soi intérieur.

Car l’identité, ce n’est pas une déclaration. C’est une sensation. C’est se sentir autorisé à être soi, sans devoir se justifier. C’est pouvoir dire "je suis d’ici", sans qu’on vous rétorque "oui, mais…". Or en France, une partie de la jeunesse grandit avec cette impression que le contrat implicite d’appartenance est toujours à renégocier. Et que les erreurs de quelques-uns rejaillissent sur tous les autres.

La chanson de Goldman ne cite aucun pays, aucune origine. Elle ne dit pas "immigré", ni "intégration". Mais c’est de cela qu’elle parle. Elle s’adresse à celles et ceux qu’on désigne sans jamais les nommer. Elle répond, en creux, à tous les discours politiques qui instrumentalisent la question de l’identité pour en faire une ligne de fracture. Dans cette France qui se cherche, certains sont constamment sommés de "faire leurs preuves", de "choisir leur camp", comme si l’identité nationale était un blason à mériter, non un cadre à partager.

Et cette attente silencieuse de validation finit par user. Par abîmer. Quand on vous dit : "tu n’es pas comme les autres", même avec douceur, on vous relègue à un "demi-statut". Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors. Demi-Français. Demi-légitime. On vous parle d’intégration, mais sans toujours vous faire une place pleine. Et cette place qu’on refuse finit par être habitée comme un doute. Le doute de soi. Le doute de sa place. Le doute de sa valeur.

Alors, certains se replient. D’autres surjouent. D’autres encore s’inventent une identité de combat. Non pas par haine, mais par besoin de visibilité. Par besoin de dire : "j’existe, même si je ne rentre dans aucune de vos cases". L’appartenance, quand elle est refusée, devient un terrain de lutte. Une lutte sourde, souvent intérieure, parfois explosive.

"Tu es d’un chemin" ne propose pas de solution. Elle reconnaît l’impasse. Elle reconnaît que l’on peut ne pas savoir d’où l’on vient. Que l’on peut marcher sur une route sans boussole. Mais elle affirme autre chose : tu viens de quelqu’un. Et ce quelqu’un, même absent, même flou, peut devenir fondation. Pas pour s’y enfermer, mais pour y poser ses pas.

Dans une société qui valorise l’oubli des origines au nom de l’universalisme, cette chanson rappelle que l’universel n’efface pas le particulier. Qu’on ne devient citoyen qu’en étant reconnu dans son histoire, pas en la gommant. Et que derrière chaque prénom difficile à prononcer, chaque silence sur un passé douloureux, chaque regard baissé quand on parle des parents, il y a un chemin. Un vrai. Pas toujours glorieux. Mais réel.

Et c’est ce chemin-là qu’il faut réhabiliter. Non pas pour sacraliser les origines. Mais pour autoriser à construire une maison qui tienne debout.

Le déracinement psychologique : exister entre les mondes

À l’adolescence, on cherche un miroir. Un lieu symbolique où l’on pourrait se reconnaître sans effort. Pour certains, ce miroir est la famille, la langue, l’histoire transmise. Pour d’autres, c’est l’école, le pays, les valeurs républicaines. Mais pour ceux qui grandissent entre plusieurs mondes, sans jamais être accueillis pleinement dans aucun, ce miroir se fendille. Et parfois, il se brise.

Le philosophe Paul Ricoeur a parlé d’identité narrative (02), cette capacité qu’a chacun de construire une histoire de soi cohérente, fluide, continue. Être soi, ce n’est pas seulement être né quelque part. C’est pouvoir raconter une histoire qui fait sens, qui relie le passé, le présent et l’avenir. Mais quand les fragments d’origine ne s’assemblent pas, ou qu’on les refuse, cette narration vacille. Elle devient un patchwork d’injonctions contradictoires. Et dans les interstices, surgit un mal diffus : celui de ne pas savoir qui l’on est.

Le psychanalyste Daniel Sibony, lui-même issu d’un entre-deux culturel (03), parle du désir d’identité comme d’un lieu de tension permanent. Il écrit : "L’identité n’est pas une chose donnée, mais un creux où vient s’inscrire le manque". Ce manque n’est pas toujours une tragédie. Il peut être moteur. Mais il devient souffrance quand il est nié. Quand on ne vous laisse aucun espace pour le dire. Quand on vous répond que "ça n’a pas d’importance", ou pire : que "vous devriez être content d’être là".

La psyché, confrontée à ce vide, invente des réponses de survie. La honte, d’abord. Cette honte d’avoir des parents différents, une maison différente, un prénom qu’on prononce mal. Une honte silencieuse, qui ne s’affiche pas, mais qui modèle les gestes, les silences, les sourires de façade. Et avec elle, le sentiment d’imposture : cette impression tenace de ne jamais vraiment appartenir. Ni au monde des "d’ici", ni à celui des "là-bas". Être toujours un peu trop, ou pas assez.

Face à ce déséquilibre, deux stratégies psychiques apparaissent fréquemment. La première, c’est le repli. Se fondre. Faire profil bas. Adapter son accent, son apparence, ses références. Se taire sur les souvenirs, les coutumes, les odeurs d’enfance. Devenir presque invisible, dans l’espoir d’être enfin "normal". Mais ce camouflage, à long terme, génère une fatigue morale immense. Car il demande de se nier, pour exister. Et nul ne peut longtemps habiter une identité qui n’est pas la sienne.

L’autre stratégie, c’est la suraffirmation. Revendiquer avec force ce que l’on vous dénie. Inverser la honte en fierté brandie. Rappeler qu’on est "arabe", "afro", "rom", "berbère", "asiatique", "musulman", "juif", "autre" — non pour exclure, mais pour s’ancrer quelque part. Cette affirmation peut être saine, vitale. Mais elle peut aussi devenir défensive, rigide, enfermante, si elle se construit uniquement en opposition.

Entre ces deux pôles — l’effacement et la revendication —, il existe une voie plus exigeante, mais plus apaisée : celle de la reconnaissance intérieure. Une acceptation tranquille de ce que l’on est, avec ses racines multiples, ses manques, ses détours. Cette voie n’est pas donnée. Elle se conquiert. Et souvent, elle passe par un acte de symbolisation. Par un travail intime sur l’histoire personnelle. Et, pour beaucoup, par l’art.

Dans Tu es d’un chemin, c’est ce que propose Lââm. Elle ne donne pas une leçon. Elle donne un chant. Un espace où le flou peut se dire sans honte. Où le vide peut devenir matière. Ce n’est pas un discours. C’est un souffle. Un souffle qui dit : tu viens de quelque part, même si ce quelque part n’a pas de nom clair. Et ce souffle, c’est une forme de réenracinement. Non pas dans une terre, mais dans une voix. Dans une mémoire recomposée. Dans une parole retrouvée.

L’art, quand il est vrai, n’impose pas une identité. Il révèle ce qui était enfoui. Il donne forme à l’indicible. Il relie ce qui était dispersé. C’est pourquoi les récits artistiques, les chansons, les poèmes, les romans ont tant de force pour ceux qui grandissent dans l’entre-deux. Ils permettent de se voir autrement. De se voir, tout court.

Car ce que l’on cherche, au fond, ce n’est pas d’appartenir à un groupe. C’est d’avoir le droit d’exister tel qu’on est, avec toutes ses contradictions. Et cela, aucune loi, aucun discours politique, aucune campagne d’intégration ne peut l’offrir. Cela vient de l’intérieur. Cela naît quand on n’a plus besoin de prouver, mais juste de vivre en paix avec ses multiples héritages.

"Tu es d’un chemin" ne parle pas de thérapie. Mais elle est, à sa façon, thérapeutique. Elle redonne de la continuité à ceux qui vivent dans la discontinuité. Elle offre une phrase qui pourrait devenir un mantra : "Tu viens de quelqu’une et quelqu’un". Une phrase simple. Mais qui, à certains moments de la vie, peut suffire à réparer des années de silence.

L’intégration, dès lors, ne peut plus être vue comme un objectif extérieur. Ce n’est pas une norme à atteindre. C’est un ajustement intérieur, un état d’équilibre fragile entre ce que l’on est, ce que l’on a reçu, et ce que l’on choisit de devenir. Goldman, en écrivant cette chanson, ne trace pas une route. Il tend une main. Il dit : "Ton histoire est légitime. Même si elle est incomplète. Même si elle est difficile. Elle est à toi".

Et Lââm, en l’interprétant, transforme cette main tendue en un chant de réparation. Un chant pour exister, entre les mondes.

Y’a que les routes qui sont belles

Chez Jean-Jacques Goldman, le chemin n’est jamais un décor. Il est un personnage. Une tension. Une manière d’habiter le monde. Il dit tout à la fois : le mouvement, l’entre-deux, le refus de l’ancrage figé, mais aussi l’héritage, la mémoire, la transmission. Une ligne droite, sinueuse, bifurquante, qui ne mène pas toujours quelque part — et ce n’est pas grave. Parce que ce n’est pas l’arrivée qui compte. C’est la route.

Dans ses interviews comme dans ses chansons, Goldman l’a répété : « Les destinations sont pas aussi importantes qu'on le croit. [...] C’est la route pour y aller** ". (04). Cette idée, centrale dans "On ira" (05), revient comme un leitmotiv dans son œuvre. On pourrait presque dire que tout Goldman est une cartographie poétique de routes intérieures, de chemins qu’on prend, qu’on évite, qu’on découvre, qu’on trace. Ce n’est pas un hasard si la chanson qui résume le mieux cette philosophie s’intitule justement "On ira" : « Y’a que les routes qui sont belles / Et peu importe où elles nous mènent** ". Ce vers est devenu un adage, une manière de vivre — ou du moins d’avancer.

Mais toutes les routes ne se valent pas. Il y a des routes d’évasion ("Je m’en vais demain", 06), des routes de solitude ("Ton autre chemin", 07), des routes de fraternité ("C’est ensemble", 08), des routes sous la pluie ("La pluie", 09), des routes rêvées, interrompues, dessinées sur un coin de nappe ou dans la mémoire d’un père. Il y a même des routes qui ne mènent à rien — et c’est peut-être là qu’elles nous mènent le plus loin.

Dans "Tu es d’un chemin", Goldman change légèrement de registre. Ce n’est plus une chanson de projection, mais de réappropriation. Il ne s’agit pas de partir, mais de comprendre d’où l’on vient. Pas d’aller ailleurs, mais d’habiter enfin là où l’on est. L’emploi du mot "chemin", au singulier, n’est pas anodin. Il suggère une filiation, un héritage, une histoire. On n’est pas "de chemins", éparpillé, multiple — on est "d’un chemin". Le sien. Celui qui nous précède, nous traverse, et dont on peut, un jour, faire un prolongement.

Dans cette chanson, Goldman lie le "chemin" à la mémoire. "On n’avance pas dans le noir", écrit-il. C’est une manière douce de dire que l’oubli est une impasse, que l’amnésie identitaire — imposée ou consentie — empêche d’habiter sa vie. Le "chemin" devient ici synonyme de racines, de repères, d’origine. Pas dans une logique ethnique ou patrimoniale, mais dans une logique existentielle : savoir qu’on est "d’un chemin", c’est ne plus avoir à se justifier d’être là. C’est refuser l’injonction à choisir entre "là-bas" et "ici", entre "eux" et "nous". C’est dire : je suis, parce que je viens.

Cette vision du chemin comme fondation entre en résonance avec d’autres chansons de Goldman où la route incarne le désir d’émancipation. Dans "Bonne idée" (10), il évoque les routes comme autant de joies simples, de lignes à suivre sans savoir où elles mènent. Dans "La pluie", il suggère qu’il faut accepter les intempéries de l’existence, marcher même sous l’averse, parce que l’évitement mène au désert. Dans "Je m’en vais demain", il trace une route imaginaire, celle que l’on prend pour fuir le trop-plein, pour retrouver l’élan.

Mais ce qui frappe dans "Tu es d’un chemin", c’est que le chemin ne se situe pas devant, mais derrière. Ce n’est pas une promesse, c’est une mémoire. Goldman renverse sa logique habituelle. Il ne s’agit plus de partir, mais de regarder. Non pas pour s’y enfermer, mais pour s’en libérer. C’est une chanson tournée vers l’intérieur, vers le socle invisible que chacun porte en soi, même sans le savoir. Ce chemin-là ne se prend pas. Il se reconnaît.

Et c’est sans doute cela qui rend cette chanson si touchante : elle ne parle pas du mouvement, elle parle de l’ancrage. Elle ne dit pas "pars", elle dit "regarde". Elle ne rêve pas d’un ailleurs. Elle éclaire l’ici. Dans une époque saturée de discours sur l’identité, souvent crispés, souvent exclusifs, "Tu es d’un chemin" rappelle que la dignité ne vient pas de l’appartenance, mais de la conscience. Que l’on peut avoir été rejeté, déplacé, méprisé — et pourtant être "de quelque part". Et que ce quelque part, ce n’est pas un lieu. C’est une histoire.

Ainsi, dans l’œuvre de Goldman, la route est souvent ce qui sauve. Le mouvement, l’élan, le voyage intérieur ou partagé. Mais avec "Tu es d’un chemin", il ajoute une nuance essentielle : il n’y a de vraie route que si elle part de quelque chose. De quelqu’un. De quelqu’une. L’ancrage n’est pas une frontière. C’est un point de départ. Peut-être est-ce là, au fond, le message de toute une vie d’écriture. Les routes sont belles, oui. Mais elles ne sont belles que si l’on sait d’où l’on vient.

Sans hier y’a pas de demain

Il y a dans "Tu es d’un chemin" une douceur qui ne se veut jamais condescendante, et une lumière qui ne cherche pas à effacer les ténèbres. Jean-Jacques Goldman n’y donne pas de leçon. Il tend un miroir — pas pour renvoyer une image figée, mais pour permettre à chacun de s’y reconnaître autrement. Il parle de mémoire, d’origine, d’héritage, mais jamais de manière autoritaire. Le passé n’est pas ici un fardeau : il est une boussole, un socle, un appui pour mieux se construire.

Goldman offre à Lââm, et à travers elle à tant de jeunes déracinés, une chanson de réconciliation avec soi. Non pas une chanson identitaire au sens politique, mais une chanson d’identité au sens poétique. Le "tu" qu’il emploie est à la fois intime et collectif. Il s’adresse à l’enfant placé, à l’adolescent en rupture, au citoyen sans appartenance claire. À tous ceux qui, nés ici mais regardés comme d’ailleurs, ont grandi avec cette impression de n’avoir pas tout à fait le droit d’être ce qu’ils sont.

Et pourtant, cette chanson ne se termine pas sur un constat. Elle s’ouvre. La dernière strophe invite à regarder les anciens, à voir dans leur histoire non pas une menace, mais une richesse. Elle ne dit pas : "Tu es ton passé", mais : "Tu es d’un chemin", comme on dirait : "Tu viens de quelque part, et ce quelque part t’appartient". Pas pour t’y enfermer, mais pour t’y appuyer. "Tu es d’un chemin" est peut-être l’un des textes les plus discrets, mais aussi les plus nécessaires de Jean-Jacques Goldman. Parce qu’il vient poser des mots là où il y a trop souvent des silences. Parce qu’il reconnaît sans assigner. Et parce qu’il fait de la mémoire non pas un mur, mais un passage. Une possibilité.

 

Sources