Tu manques

Exégèses

Lorsque Jean-Jacques Goldman crée le trio Fredericks Goldman Jones en 1990, il range son costume de superstar des années 80 et se positionne au même niveau que ses deux nouveaux compagnons de route et de studio : Carole Fredericks et Michael Jones. Ce n’est plus lui la vedette, ils sont trois, en témoigne leur premier album éponyme sorti en 1990.

Certes, Goldman écrit et compose. Tout. Parfois en collaboration avec Jones.

Mais ils chantent tous les trois. À parts égales. Ou presque.

À la fin du disque, il y a “Tu manques”, une chanson qui frôle les dix minutes, enregistrée en live. À la basse, Pino Palladino. À la batterie, Claude Salmieri. Aux guitares, Basile Leroux et Patrice Tison. Aux claviers, Erik Benzi. Au piano et au chant, Goldman. Seul. Il chante en utilisant une technique ancestrale de blues qui consiste à alterner chant et guitare, comme si l’un répondait à l’autre et vice versa. Il ne fait nul doute que Goldman a emprunté cette technique à Mark Knopfler, guitariste et chanteur de Dire Straits. En écoutant “Tu manques”, on croirait presque entendre “Brother in Arms”, sortie en 1985 sur l’album au même nom, 25ème disque le plus vendu de tous les temps ! Goldman n’a jamais rien confirmé, mais connaissant son amour pour le leader de Dire Straits qui le “bouleverse” et l’emprise que le rock à sur lui, difficile de ne pas faire le lien.

Tandis que Knopfler chante la mort d’un soldat sur le champ de bataille inspiré de la guerre des Malouines, Goldman, lui, chante la mort d’un proche.

Et là, tout devient confus…

Sirima ou Alter Mojsze Goldman, le père de Jean-Jacques ?

La chanteuse qui lui donne la réplique dans “Là-bas”, sortie en 1987 dans “Entre gris clair et gris foncé” le cinquième album solo de Goldman, fut assassinée le 7 décembre 1989 par son compagnon. Le musicien Kahatra Sasorith, avait agit rongé par la jalousie envers la notoriété grandissante de Sirima qui se faisait encore les dents dans le métro il n’y a pas si longtemps. Elle avait 23 ans.

Un an plus tard, c’est Alter Mojsze Goldman, le père de Jean-Jacques, qui décède à 79 ans.

Nombreux sont les artistes qui évitent de se prêter au jeu du décorticage des chansons, préférant laisser l’auditeur se l’approprier et comprendre ce qu’il veut. Est-ce pour cette raison, ou pour garder son intimité que Goldman a mis du temps avant d’assouvir la curiosité du public ?

Ce n’est que 8 ans après la sortie de l’album, et 6 ans après a sortie en tant que single de “Tu manques”, qu’une Goldmanienne a dissipé le doute. Le 26 avril 1998, Géraldine Gauthier, avec sa franchise désarmante habituelle, n’y va pas par quatre chemins :

— “Tu manques”, c'est une chanson dont beaucoup savent à qui elle est destinée et beaucoup ne savent pas. Donc j'aurais aimé savoir si…
— Peu importe, répond Goldman. Elle est effectivement pour quelqu’un qui a disparu et qui m'était extrêmement cher. Voilà.
— D’accord. Il y en a qui pensent à Sirima, d’autres à votre papa…
— C’est l'un des deux… (silence gêné). Et c'est pas Sirima.

Alter Mojsze Goldman, né le 17 novembre 1909 à Lublin, une ville qui a abrité l’un des premiers ghettos juifs de Pologne, était un résistant. Orphelin, à 15 ans, il fuit l’antisémitisme en se réfugiant d’abord en Allemagne puis en France, ayant “pour tout bagage, deux pièces de monnaie, cachées dans son col de chemise”, raconte Goldman en 1986 dans le magazine Télé 7 jours. Le père de Jean-Jacques a combattu pour la France lors de la Grande Guerre, puis s’est engagé dans la résistance lors de la Seconde Guerre mondiale. Mojsze est de ceux qui ont aidé à la libération de Villeurbanne lors de l’insurrection de 1944 et reçu, pour cet acte, la légion d’honneur. Goldman n'aura vent du rôle important de son père qu’après sa mort.

Mais Mojsze, c’était aussi un père. Il aura un premier fils né en 1944, Pierre, un intellectuel d’extrême gauche assassiné en 1979 dans une rue parisienne.

Puis, en 1949, Mojsze épouse Ruth Ambrunn avec laquelle il aura trois autres enfants : Evelyne (1950), Jean Jacques (1951) et Robert (1953).

Jean-Jacques est né à Paris, et a grandi à Montrouge. Mais avant Paris, le père de Goldman à commencé sa vie en France à Trémuson, une ville des côtes d’Armor, au nord de la Bretagne. Pendant plusieurs mois, il s’use au travail dans les mines avant de rejoindre la capitale où il sera ouvrier mécanicien. Son séjour breton fut bref, mais en 2012, le maire du bourg fit savoir à Jean-Jacques qu’il souhaitait donner le nom de son père à l’école de la ville. “Très touché”, Goldman déclina la proposition : Mojsze n’y avait passé que 6 mois et surtout… “C’était aussi le père de Pierre”. “J'ai peur, écrit-il, que votre initiative soit utilisée par ceux que vous voulez combattre, ceux qui assimilent immigration et délinquance” relate Ouest-France. Finalement, l’établissement prendra le nom de l’ingénieur Louis Blériot.

À travers sa proposition, le maire de Trémuson voulait honorer un homme avec de vraies valeurs, sans nationalité ni attache. C’est ce que retient Goldman de son père, quelqu’un qui a “tout créé avec de la volonté, de la culture, l’amour de l’existence, de sa famille, de son pays”, dit-il en 1998 dans L’Union de Reims. Tout ceci, Mojsze l’a transmis à son fils qui en a fait un modèle. En 1997, il confie à TV5 Monde : “J’ai l’impression que tout ce que je fais, c’est d’essayer de ressembler à mon père.”

Et puis le modèle s’en est allé.

Ce autour de quoi Goldman s’est construit s’est effondré.

“On apprend tout de ses souffrances, Moi j’ai su deux choses après toi, le pire est au bout de l’absence, je suis plus vivant que je crois.” chante-il.

Certes Goldman chante la douleur de la perte, mais n’y a-t-il pas un peu de résilience dans ces paroles ? Finalement, Mojsze est là sans vraiment l’être. Jean-Jacques continue à apprendre de lui et à devenir plus fort.

Ce changement, cet apprentissage est palpable dans le morceau. Dans le troisième couplet de la chanson, Goldman dit pour la première fois “Tu manques, si tu savais”. Sa voix lente, comme s’il cherchait ses mots, et jusque-là intacte, tremble lorsqu’il prononce “si tu savais”. On croirait presque entendre un sanglot venant tout droit du cœur.

Et puis, trois couplets plus loin, cette phrase revient. “Tu manques, si tu savais”. Sans tremblement. Comme si se livrer l’apaisait. Et le rendait plus solide. Au fur et à mesure, cette chanson fait office de baume.

Ce qu’il y a de paradoxal dans ce morceau, c’est qu’il est personnel. Goldman l’a écrit une nuit, à l’heure où toutes les lumières sont éteintes, à l’abri du regard. Il chuchote, comme s’il ne voulait pas s’imposer dans nos oreilles lorsqu’on écoute le disque, comme s’il voulait rester discret. La chanson est même placée à la toute fin du disque ; c’est prendre le risque que nous, auditeurs, ne l’écoutions pas, ayant arrêté le lecteur avant la fin.

Et pourtant, cette chanson est l’une de celles qui auront touché le plus de gens à en croire le nombre de courriers qu’il a reçus de son public à ce sujet.

Au fond, tout tombe sous le sens : Jean-Jacques est Goldman est humain, il raconte la vie et la mort. Il n’y a rien de plus universel. “Ce n’est pas exceptionnel de souffrir de l’absence, que ce soit une absence momentanée ou définitive, de quelqu’un. Je crois que riche ou pauvre, blanc ou noir, femme ou homme, probablement martien ou vénusien, tout le monde à un moment souffre de l’absence de quelqu’un.”, commente l’artiste dans le coffret audio de l’album Frederick Goldman Jones.

En 1997, toujours au cours de l’interview pour la chaîne TV5 Monde, Goldman confie : “Quand quelqu’un de si proche de soi disparait, (la chanson) est applicable à toutes ces séparations. Ce qui nous fait penser à eux, c’est tout ce qu’ils ont donné de leur vivant. Là où ils sont, on va y aller, c’est une question de temps, de jours. Moi je pense à tout ce qu’on a eu ensemble. C’est réjouissant. C’est la même chose pour un parent : on y pense tous les jours, on les entend sans qu’ils soient là, on les perçoit dans des attitudes.”

Goldman vit. Goldman apprend. Goldman transmet.

En d’autres termes, Goldman est fidèle lui-même, puisque c’est une démarche qui revient régulièrement dans ses textes, à commencer par “Né en 17 à Leidenstadt” sur le même album.

Dans l’album suivant, “Rouge” sorti le 29 novembre 1993, Goldman consacre la chanson éponyme aux valeurs du communisme. En 1996, il se souvient de son père : “(il) a toujours dit que ce ne sont pas les idées qui sont mauvaises, ce sont les hommes. Il avait raison, les idées restent magnifiques. Ces idées altruistes. Le fait qu’il faut bien vivre ensemble.”

Alter Mojsze Goldman est parti en ayant rempli sa mission, ô combien difficile de père, mais sûrement la plus belle : éduquer son fils, lui transmettre des valeurs et en faire un homme bon.