Veiller tard
Exégèses
Sortie en 1982 sur le deuxième album de Jean-Jacques Goldman, qui aurait dû s'appeler "Minoritaire", "Veiller tard" occupe une place singulière dans la discographie de l’artiste. Bien qu’elle n’ait jamais été mise en avant comme un single, elle est présente en face B du 45 tours "Quand la musique est bonne", un des premiers grands succès populaires de Goldman. Ce statut de chanson d’album, non calibrée pour les radios, n’a pourtant pas empêché "Veiller tard" de devenir l’un des titres les plus chers aux fans de l’artiste, une œuvre intimiste qui a traversé les décennies avec une résonance particulière.
À cette époque, Jean-Jacques Goldman est encore un artiste en pleine ascension. Après le succès de "Il suffira d’un signe" en 1981, son deuxième album le propulse définitivement sur le devant de la scène avec des titres comme "Quand la musique est bonne", "Comme toi" et "Au bout de mes rêves". Largement influencé par le rock anglo-saxon, son univers musical s’inscrit dans un courant de chanson populaire moderne, où les mélodies accrocheuses côtoient des textes à la fois directs et poétiques. Pourtant, au sein de cet album majoritairement rythmique et énergique, "Veiller tard" tranche par son atmosphère plus feutrée, sa construction atypique et son texte profondément introspectif.
Loin des refrains entraînants et des couplets accessibles qui définissent les standards de la chanson française de l’époque, "Veiller tard" se démarque par une écriture en alexandrins, une absence de refrain traditionnel et une mélodie dominée par le saxophone mélancolique de Philippe Delacroix-Herpin. La chanson explore des sentiments diffus, des angoisses nocturnes, cette tristesse inexplicable qui peut surgir au moment où le monde ralentit et où chacun se retrouve seul face à lui-même. Goldman y aborde le paradoxe du "triste optimiste" (01), ce qu’il décrira lui-même comme "le côté désespéré de l’optimisme" (02).
Sommaire
Ces raisons-là qui font que nos raisons sont vaines
Une chanson introspective et mélancolique
Le paradoxe du "triste optimiste"
Un faible pour l'épiphore
Une structure poétique unique
Un texte ciselé et riche en images
Un saxophone pour pleurer la nuit
Une instrumentation qui traduit l’émotion
Une chanson sublimée par la scène
La chanson d'album qui brille dans l'ombre
Une chanson discrète mais précieuse
Un titre qui révèle une facette plus intime de Goldman
Ces choses au fond de nous
Ces raisons-là qui font que nos raisons sont vaines
Une chanson introspective et mélancolique
Dès les premières lignes, "Veiller tard" installe une atmosphère de solitude et de mélancolie. La chanson s’ouvre sur une scène figée, "les lueurs immobiles d’un jour qui s’achève", immédiatement suivie par "la plainte douloureuse d’un chien qui aboie". Cette introduction picturale met en place un décor où règne une forme de silence oppressant, où le temps semble suspendu. Loin d’une tristesse manifeste ou d’un désespoir explicite, Goldman décrit plutôt ce sentiment diffus d’inquiétude, ces angoisses nocturnes qui viennent s’insinuer en nous sans raison apparente, au moment où le tumulte du jour laisse place à l’introspection.
Le texte de "Veiller tard" est construit comme une énumération de "ces choses au fond de nous", ces pensées qui nous hantent sans que l’on ne puisse nécessairement les nommer. Goldman dresse une liste de fragments d’émotions, d’images évocatrices, sans jamais donner d’explication définitive. La puissance du texte réside précisément dans cette universalité, car chacun peut y projeter ses propres préoccupations, ses propres insomnies. Un élément notable est l’absence totale du pronom "je" : Goldman ne parle pas de son propre mal-être, mais de celui que nous avons tous expérimenté à un moment ou à un autre. Cette neutralité du point de vue permet une appropriation totale du texte par l’auditeur, qui peut facilement y retrouver ses propres angoisses.
La nuit, motif omniprésent dans l’univers de Goldman, joue ici un rôle central. "Veiller tard" est l’une des premières chansons du chanteur à explorer ce moment suspendu où les certitudes vacillent, où la solitude et l’introspection s’imposent. Plus tard, d’autres titres reprendront ce motif sous différents angles : "Je marche seul" évoquera la nuit comme un territoire de liberté, tandis que "Nuit" mettra en lumière les errances des âmes perdues. Dans "Veiller tard", cependant, la nuit est ce moment où l’on ne peut plus fuir ses pensées, où l’on est confronté à soi-même.
Le paradoxe du "triste optimiste"
Jean-Jacques Goldman a souvent décrit sa personnalité comme celle d’un "lucide optimiste" (03), une combinaison paradoxale entre une conscience aiguë de la réalité et une foi malgré tout en l’avenir. Cette dualité transparaît dans "Veiller tard", où l’artiste évoque cette mélancolie inexpliquée qui peut survenir même après une journée parfaite. Il en parle lui-même en ces termes :
Des angoisses qu’on ne comprend pas, des espèces de coups de blues alors que la journée a été magnifique, des espèces de tristesse alors qu’on vient de gagner quelque chose… Ce sont ces petites phases de gris qui font partie de notre condition et qu’on ne peut pas expliquer, sans être spécialement triste. (04)
Goldman traduit ici une idée essentielle : le bonheur n’est jamais absolu, il est souvent accompagné d’une ombre, d’un doute, d’un léger vertige existentiel. C’est ce qu’il appelle "le côté désespéré de l’optimisme", une forme de lucidité sur l’impermanence des choses. Cette idée se retrouve dans d’autres chansons de son répertoire, notamment "Pas l’indifférence", où il exprime la crainte de ne plus rien ressentir, de sombrer dans une vie sans relief.
L’inspiration cinématographique de la chanson est également significative. Goldman a expliqué qu’il avait en tête une scène du film "L’Homme qui aimait les femmes" de François Truffaut, où Charles Denner dit à une petite fille en pleurs : "Réfléchis bien à ce que tu ressens au fond de toi, tu pleures, tu es très malheureuse, mais tout en pleurant, tu sens un petit plaisir, c’est pas vrai ?". La petite fille, entre deux sanglots, lui répond "Oui, c’est vrai, ça fait un petit plaisir." (05) Cette scène illustre parfaitement le paradoxe du sentiment décrit dans "Veiller tard" : la douleur peut contenir une forme de plaisir, une intensité émotionnelle qui nous rappelle que nous sommes vivants.
Là où certaines de ses chansons comme "Il suffira d’un signe" ou "Encore un matin" exaltent l’énergie et la volonté d’avancer, "Veiller tard" est au contraire un moment de pause, une immersion dans l’introspection et le doute. Mais paradoxalement, c’est aussi ce qui fait sa force et son réconfort : elle accompagne ceux qui l’écoutent dans ces instants de flottement, comme Goldman l’a constaté à travers son courrier de fans :
Ce ne sont pas des lettres de fans, mais des lettres de vrais gens, qui ont un métier, des enfants, qui m'écrivent qu'ils écoutent "Veiller tard" quand ils ne peuvent pas dormir le soir. (06)
Malgré sa tonalité mélancolique, "Veiller tard" n’est pas une chanson de désespoir, mais plutôt une résonance intime avec ceux qui ressentent cette part d’inexplicable, ce flottement entre solitude et apaisement, entre angoisse et lumière.
Un faible pour l'épiphore
Une structure poétique unique
L’un des aspects les plus remarquables de "Veiller tard" est sans aucun doute sa structure poétique. Contrairement aux standards de la variété française qui privilégient des refrains accrocheurs et des couplets rythmés, Goldman opte ici pour une composition en alexandrins. Chaque vers est construit en douze syllabes, avec une césure à l’hémistiche, c’est-à-dire une coupure rythmique en deux parties de six syllabes. Ce choix, hérité de la poésie classique, confère au texte une musicalité naturelle, une certaine solennité et une élégance rare en chanson. A la fin des années 70, il écrit par ailleurs une autre chanson en alexandrins, que personne ne veut : "Je te promets".
Goldman lui-même reconnaît que cette chanson se distingue particulièrement dans son répertoire par son écriture :
Je crois que c'est la mieux écrite des deux albums. (07)
Outre cette rigueur métrique, "Veiller tard" se démarque également par l’utilisation d’une figure de style peu courante en musique : l’épiphore. Contrairement à l’anaphore qui répète un même mot ou une même structure en début de vers, l’épiphore consiste à répéter la même phrase à la fin de plusieurs séquences. Ici, Goldman ponctue chaque strophe par une variation de cette même formule :
Ces raisons-là qui font que nos raisons sont vaines / Ces choses au fond de nous qui nous font veiller tard.
Cette répétition agit comme un leitmotiv qui scelle chaque bloc de réflexion, instillant une sorte d’obsession lancinante. Ce procédé renforce le sentiment de boucle mélancolique : chaque strophe alimente la suivante sans offrir de véritable conclusion, comme si l’on tournait en rond dans ces pensées nocturnes qui empêchent de dormir. Cette construction hypnotique trouve son écho dans l’arrangement musical, où le saxophone de Prof Pinpin prolonge cette sensation de spirale introspective.
Un texte ciselé et riche en images
Loin des paroles explicites et narratives de certains de ses titres les plus connus, "Veiller tard" adopte une approche plus elliptique, multipliant les images et les évocations sans jamais donner de clés d’interprétation définitives. Goldman juxtapose des fragments de souvenirs, des pensées fugaces, des actes manqués et des rêves brisés, créant ainsi un patchwork de sensations et d’émotions :
Ces ambitions passées mais auxquelles on repense / Comme un vieux coffre plein de vieux jouets cassés
Cette image, d’une simplicité poignante, évoque immédiatement le poids des désillusions, le contraste entre les rêves d’enfance et la réalité adulte. L’utilisation du coffre à jouets comme métaphore du passé, de l’innocence évanouie, s’inscrit dans un registre où la nostalgie et l’amertume se mêlent avec subtilité.
Le texte ne raconte pas d’histoire linéaire, mais fonctionne comme une exploration sensorielle et émotionnelle. Chaque phrase résonne comme une vérité intime, que l’auditeur peut s’approprier et interpréter selon sa propre expérience. Cette ouverture du sens fait de "Veiller tard" un texte à forte portée universelle, où chacun peut reconnaître ses propres tourments nocturnes.
Goldman a souvent insisté sur le fait que ses textes s’adaptent à la musique, et non l’inverse. Pourtant, dans "Veiller tard", il semble que ce soit les mots qui prennent le dessus, que la musique ne soit là que pour les accompagner, les souligner, sans jamais les dominer. Comme il le confiait en 1985 :
Mes textes s’adaptent à ce que dit la musique, alors que, dans la chanson française traditionnelle, la musique s’est toujours peu ou prou pliée à l’exigence des mots. (08)
Avec ce texte dense et introspectif, Goldman s’éloigne des standards de la chanson pour s’approcher d’une forme plus poétique, presque littéraire. "Veiller tard" est un OVNI dans son répertoire, une parenthèse où l’émotion brute se dilue dans une construction minutieuse et raffinée.
Un saxophone pour pleurer la nuit
Une instrumentation qui traduit l’émotion
Si les paroles de "Veiller tard" plongent l’auditeur dans un état d’introspection mélancolique, l’arrangement musical ne fait que renforcer cette impression. Dès les premières notes, la chanson installe une atmosphère feutrée, presque cinématographique, où chaque instrument semble peser avec une intention précise.
L’élément central de cette orchestration est le saxophone de Philippe Delacroix-Herpin, dont le timbre chaleureux et plaintif enveloppe la chanson d’un voile de mélancolie jazzy. Ce choix instrumental est particulièrement marquant dans l’œuvre de Goldman, qui utilise rarement le saxophone comme élément principal dans ses compositions. Ici, il agit comme une voix parallèle à celle du chanteur, traduisant les émotions diffuses du texte. Son phrasé languissant et expressif prolonge le sentiment de flottement, de rêverie et d’incertitude qui habite la chanson.
La rythmique lente et pesante accentue encore cette impression de flottement. Là où la majorité des titres de l’album ("Quand la musique est bonne", "Au bout de mes rêves") adoptent des tempos enlevés et une énergie rock marquée, "Veiller tard" s’impose comme une rupture volontaire, un moment suspendu où tout semble ralenti. Les percussions, discrètes, se contentent de marquer un tempo régulier, presque hypnotique, laissant l’espace nécessaire aux instruments harmoniques pour s’exprimer pleinement.
Ce contraste rythmique avec le reste de l’album est d’autant plus frappant que "Veiller tard" est en face B du 45 Tours de "Quand la musique est bonne", un titre aux guitares incisives et à l’énergie communicative. En cela, la chanson illustre parfaitement la dualité que Goldman évoquera plus tard entre les morceaux faits pour être "sous les néons" (09) et ceux "qui restent dans l’ombre" (10), plus personnels et introspectifs.
Une chanson sublimée par la scène
Malgré son absence des circuits traditionnels de promotion (pas de sortie en single, pas de diffusion radio massive), "Veiller tard" est rapidement devenue une des chansons phares des concerts de Goldman. Dès sa première tournée en 1986, elle s’impose comme un moment-clé du spectacle, et c’est même avec ce titre que l’artiste choisit d’ouvrir ses concerts.
L’entrée en scène se fait dans une ambiance feutrée et intimiste. Le saxophone entame son motif introductif, créant immédiatement une connexion entre l’artiste et son public. Un halo de lumière tamisée éclaire Goldman, souvent assis, dans une posture plus introspective qu’exubérante. Cette mise en scène contraste fortement avec les moments plus explosifs du concert, où l’artiste saute et bouge, sur des titres comme "Encore un matin" ou "Je te donne".
La force de "Veiller tard" en live réside dans cette capacité à créer une bulle d’émotion suspendue, une pause contemplative où la communion avec le public se fait sur un mode plus intérieur et émotionnel que dans le reste du spectacle. Goldman lui-même semble être conscient de la charge affective de ce titre :
Il suffit d’être seul un jour et puis, tout à coup, de regarder par la fenêtre et de voir les autres lumières allumées… Quand il est trois ou quatre heures du matin, il y en a quatre et on se dit que les quatre qui sont là ressentent tout à fait la même chose. (11)
Cette idée de partage silencieux d’une même solitude prend tout son sens dans l’expérience scénique de la chanson. Dans la pénombre de la salle, alors que les premières notes résonnent, une sorte de recueillement collectif s’installe.
Ce statut particulier dans les concerts de Goldman explique aussi pourquoi "Veiller tard" a traversé les décennies en conservant une place privilégiée dans son répertoire live. En 1995, on la retrouve sur le double album live "Du New Morning au Zénith", preuve de son impact durable sur le public. Même lors de sa dernière tournée en 2002 ("Un tour ensemble"), elle figure parmi les titres interprétés, confirmant son importance au-delà des modes et des époques.
Avec sa musique envoûtante et sa mise en scène épurée, "Veiller tard" s’affirme comme l’un des morceaux les plus emblématiques de la facette introspective de Goldman. Elle illustre parfaitement sa capacité à créer des moments suspendus, à capter l’émotion brute et à la partager avec son public sans artifice.
La chanson d'album qui brille dans l'ombre
Une chanson discrète mais précieuse
Si "Veiller tard" n’a jamais été conçue comme un single et n’a bénéficié d’aucune promotion radio, elle a pourtant su se frayer un chemin jusqu’au cœur du public de Jean-Jacques Goldman. Initialement reléguée en face B de "Quand la musique est bonne", elle aurait pu rester une simple chanson d’album, une de ces pépites discrètes que seuls les auditeurs les plus attentifs découvrent. Pourtant, au fil des années, elle s’est imposée comme un véritable morceau culte dans son répertoire, au même titre que certains de ses plus grands succès.
Goldman lui-même a été surpris par l’impact de cette chanson auprès de son public. Il raconte avoir reçu un nombre impressionnant de lettres évoquant "Veiller tard", bien plus que pour d’autres titres pourtant plus exposés :
Beaucoup de gens se sont reconnus en elle… C’était LA chanson dont on me parlait quand on m’écrivait. Et on m’écrivait beaucoup ! Jamais je ne me serais attendu à ça ! (Rire) Et j’y répondais… (12)
Cette affection du public pour "Veiller tard" ne s’est pas démentie au fil des années. Son importance dans le répertoire de Goldman est attestée par son inclusion dans plusieurs albums live et compilations, malgré son statut de chanson d’album. En 1986, comme l'atteste son premier album live "En public", "Veiller tard" est la première chanson interprétée lors des conccerts. En 1995, elle est de nouveau présente dans "Du New Morning au Zénith", confirmant son rôle central dans ses concerts. Enfin, en 2002, elle apparaît encore sur "Un tour ensemble", preuve que cette chanson a traversé toute la carrière scénique de l’artiste.
Son intégration dans la compilation "Singulier" en 1996, aux côtés de ses plus grands tubes, est également significative. Ce best-of, qui couvre les quinze premières années de sa carrière solo, n’est pas une simple anthologie de ses succès commerciaux, mais un véritable condensé de son identité musicale. Le fait que "Veiller tard" y figure témoigne de son importance dans l’histoire artistique de Goldman, malgré son absence des hit-parades.
C’est une chanson qui n’est jamais sortie en 45 tours, qui n’est jamais sortie en radio, et qui a tout de suite été adoptée et ressentie plus que les autres par les gens qui m’aimaient bien. (13)
Un titre qui révèle une facette plus intime de Goldman
Avec "Veiller tard", Goldman dévoile un aspect plus introspectif de son écriture, à mille lieues de ses tubes les plus entraînants. Si "Quand la musique est bonne", "Encore un matin" ou "Je te donne" affichent une énergie communicative et une structure pop accessible, "Veiller tard" s’inscrit dans un registre intime. Ce contraste renforce encore son impact auprès d’un public en quête de textes plus personnels, plus profonds.
Ce positionnement en contrepoint des chansons radiophoniques n’est pas un hasard. Goldman a souvent insisté sur la complémentarité entre les morceaux destinés à être des tubes et ceux plus discrets, mais qui touchent différemment :
Dans mon courrier, on me parle de 'Pas l’indifférence' ou de 'Veiller tard'. Le public ne se gourre pas. J’ai appris cela à son contact. Il aime les tubes, mais n’est pas dupe. Il sait voir plus loin. Les tubes sont indispensables pour qu’il pénètre plus avant dans les autres titres. Il faut donc qu’il se passe des choses dans l’album. (14)
Cet équilibre entre succès populaires et morceaux plus confidentiels est une constante dans la carrière de Goldman. Si ses albums contiennent presque toujours des titres forts, capables de conquérir un large public, ils renferment également des chansons plus intimes, contemplatives, qui révèlent une autre facette de son écriture.
On peut voir dans "Veiller tard" un prélude à des albums plus introspectifs, où cette approche sera davantage mise en avant. Cinq ans plus tard, "Entre gris clair et gris foncé" (1987) sera structuré sur cette dualité entre morceaux rythmés et chansons plus personnelles. On retrouve ainsi en première partie des titres comme "Elle a fait un bébé toute seule" et "Il changeait la vie", destinés aux ondes et aux foules, tandis que la seconde partie laisse place à des morceaux plus feutrés comme "Il me restera", "Des bouts de moi" ou "Qu'elle soit elle", qui prolongent l’univers de "Veiller tard".
Dans l’ensemble de son œuvre, "Veiller tard" reste une chanson à part. Elle incarne cette facette plus intime de Goldman, où les émotions ne sont pas criées mais murmurées, où les certitudes laissent place au doute, où la musique et les mots s’entrelacent dans une atmosphère de clair-obscur.
Ces choses au fond de nous
"Veiller tard" est une chanson à part dans la discographie de Jean-Jacques Goldman. Par sa construction poétique rigoureuse, son absence de refrain, son instrumentation minimaliste dominée par le saxophone et son texte introspectif, elle s’éloigne des standards de la variété pour s’aventurer sur un terrain plus littéraire et contemplatif. Rarement une chanson de Goldman n’aura autant flirté avec la pure poésie, au point d’en faire un OVNI dans un album pourtant marqué par l’énergie et l’accessibilité de ses tubes.
Ce morceau est aussi l’un des plus beaux exemples de sa capacité à mêler introspection et universalité. En choisissant de ne jamais employer le pronom "je", en énumérant ces "choses au fond de nous" qui nous hantent sans raison apparente, Goldman transforme son propre vague à l’âme en un sentiment collectif, un partage silencieux d’émotions nocturnes. Il touche là à une vérité universelle, cette mélancolie diffuse que chacun peut éprouver lorsque la nuit tombe et que les certitudes s’effacent.
Malgré son statut de face B, loin des feux des projecteurs et des classements de ventes, "Veiller tard" a marqué durablement son public. Elle s’est imposée avec le temps comme une chanson culte, un morceau qui traverse les époques et continue de résonner avec la même intensité. Goldman lui-même a été surpris par l’écho qu’elle a rencontré auprès de son auditoire, à tel point qu’elle a trouvé sa place dans nombre de ses tournées, devenant un moment clé de communion entre l’artiste et son public.
"Veiller tard" illustre à merveille ce qui fait la singularité de Jean-Jacques Goldman : la capacité à allier simplicité et profondeur, à offrir des chansons accessibles tout en ouvrant la porte à une émotion plus intime, plus introspective. Une chanson de l’ombre, qui continue pourtant d’éclairer ceux qui, un jour, l’ont rencontrée et ne l’ont plus jamais oubliée.
Jean-Jacques Goldman : Veiller tard (Swing, RTBF, 19 janvier 1986)
Sources
- (01) Jean-Jacques Goldman : "Je n'ai rien à prouver" (Numéro 1 magazine n°4, juillet 1983, propos recueillis par Marie-Christine Leyri et Didier Varrod)
- (02) Jean-Jacques Goldman : "Je n'ai rien à prouver" (Numéro 1 magazine n°4, juillet 1983, propos recueillis par Marie-Christine Leyri et Didier Varrod)
- (03) Positif et… non homologué (Paroles et Musique n°55, décembre 1985, propos recueillis par Renaud Ego, Jacques Erwan, Marc Legras, Didier Varrod)
- (04) Quand la musique est bonne (RTL, 05 juillet 2003, propos recueillis par Anthony Martin)
- (05) Quand la musique est bonne (RTL, 05 juillet 2003, propos recueillis par Anthony Martin)
- (06) Courrier du cœur ? (Chanson, 4 juin 1984, propos recueillis par L. L.)
- (07) Jean-Jacques Goldman : "Je n'ai rien à prouver" (Numéro 1 magazine n°4, juillet 1983, propos recueillis par Marie-Christine Leyri et Didier Varrod)
- (08) Positif et… non homologué (Paroles et Musique n°55, décembre 1985, propos recueillis par Renaud Ego, Jacques Erwan, Marc Legras, Didier Varrod)
- (09) Positif et… non homologué (Paroles et Musique n°55, décembre 1985, propos recueillis par Renaud Ego, Jacques Erwan, Marc Legras, Didier Varrod)
- (10) Positif et… non homologué (Paroles et Musique n°55, décembre 1985, propos recueillis par Renaud Ego, Jacques Erwan, Marc Legras, Didier Varrod)
- (11) [Quand la musique est bonne (RTL, 05 juillet 2003, propos recueillis par Anthony Martin)](https://www.parler-de-sa-vie.net/ecrits/interviews/20030705.php
- (12) Sur les traces de Goldman (Chorus, n° 22, hiver 1997/98, propos recueillis par Fred Hidalgo)
- (13) Quand la musique est bonne (RTL, 05 juillet 2003, propos recueillis par Anthony Martin)
- (14) Jean-Jacques Goldman : "Je n'ai rien à prouver" (Numéro 1 magazine n°4, juillet 1983, propos recueillis par Marie-Christine Leyri et Didier Varrod)