Épisode 01 : L'or sous les ongles
Derrière les notes
Ce soir-là, dans la pauvre maison embarrassée d’un chaos indescriptible, Jareth et Jessenia se disputent encore. Il faut dire que dans le bidonville où ils tentent de survivre au jour le jour, la vie est dure et compliquée, et pas seulement pour eux, mais aussi pour tout le monde.
Jareth se lève chaque matin très tôt, alors qu’il fait encore nuit, pour aller travailler à la mine. Au début, il croyait que ce serait fructueux, car il travaille dans une mine d’or, mais très vite, il a dû déchanter. Non seulement, il est payé une misère pour travailler dans un environnement dangereux, dans lequel il ne voit jamais la lumière du jour, enfermé sous terre pendant douze ou quatorze heures, mais il est fouillé chaque matin. Les exploitants s’assurent ainsi qu’aucun des ouvriers qui travaillent pour eux n’apportent de récipient dans lesquels ils pourraient cacher des pépites d’or, et ils sont également fouillés chaque soir, pour s’assurer qu’ils n’en remportent pas chez eux.
Jessenia s’arrange alors pour recueillir les quelques paillettes qui sont restées accrochées à ses vêtements et elle les collecte soigneusement ; mais cela ne lui sert qu’à acheter le strict nécessaire : une casserole qui a déjà vécu ou une paire de mauvaises chaussures. Cependant, cela lui permet quand même de ne pas complètement sombrer dans la folie et dans la misère la plus totale.
Jessenia se lève en même temps que son mari et de son côté, pour améliorer leur ordinaire, elle se met en concurrence avec les gamins du même bidonville pour récupérer ce qui peut encore être sauvé des restes de nourriture, ce qui peut encore être consommable. Ils vont ainsi, par groupes de 3 ou 4 gamins, collecter les déchets dans la décharge, qui se trouve à 2 km de leur abri en tôle.
Cet abri qui les brûle en été et qui les fait patauger dans l’eau à la saison humide. Cet abri qui menace de s’envoler à chaque typhon – qui s’est déjà envolé plusieurs fois – et qu’ils reconstruisent à chaque fois en pestant contre les cieux, contre les dieux et tout le reste. Cet abri enfin, qui ne leur offre ni la chaleur d’un foyer, puisqu’il n’y a ni porte ni fenêtre, ni la sécurité d’une habitation, puisque les guerres et les règlements de comptes entre gangs menacent le bidonville à chaque nouvelle aube qui se lève.
Ce soir-là, Jareth annonce à Jessenia qu’il veut partir travailler là où on reconnaîtra sa valeur, sa force, son courage et sa persévérance.
– Comprends-moi, ici, je n’attends plus rien, chaque jour est pareil au précédent et pareil au prochain, je n’ai pas plus de passé que d’avenir, il faut que je parte d’ici ; ici, je ne peux rien faire, rien dire, rien décider, les autres nous imposent tout. Ici, je me sens emprisonné ; ici, au village, j’ai l’impression de vivre derrière des grilles, je vois bien que personne ne vient, je ne suis pas aveugle. Je ne veux plus te voir souffrir ; je ne veux plus te voir t’abîmer les yeux en cherchant les pauvres poussières d’or sur mes vêtements. Je ne veux plus te voir écorcher tes ongles pour les gratter et les ramasser. J’ai l’impression que je peux vivre quelque chose de plus grand. Et puis, nous n’avons pas encore d’enfant. Mais que se passera-t-il quand tu seras enceinte ? Je veux partir pour toi, pour nous, pour nos enfants.
– Et où veux-tu partir, mon pauvre Jareth ? Crois-tu que "là-bas", comme tu dis, ils t’attendent ? Crois-tu que "là-bas", comme tu dis, ils vont te donner du travail en t’accueillant à bras ouverts ? Mais tu rêves, mon pauvre ami ! Et moi, que vais-je devenir ici, toute seule ? pour le moment, je ne suis pas inquiétée, car comme tu travailles à la mine, ils savent que je récupère les poussières d’or et que je viens leur acheter l’un ou l’autre objet, mais si tu pars, comment vais-je pouvoir continuer à manger, à vivre ?
– Écoute, c’est une décision à laquelle je pense depuis assez longtemps maintenant, et plus j’y pense, plus je crois que c’est la bonne solution. Je ne veux plus en parler ce soir, mais la discussion n’est pas terminée. Demain, j’ai rendez-vous avec un ami de mon oncle, qui m’a recommandé à un dirigeant qui exploite une mine dans le Colorado, à Cripple Creek et où ils ont besoin de monde.
– Dans le Colorado ? En Amérique ? Mais c’est à plus de 4 000 km de là !
– Ça suffit, dit Jareth, exténué par sa journée, je suis fatigué, aide-moi à me débarrasser de mes vêtements et allons nous coucher.
Jessenia s’exécute en pleurant et en tempêtant, mais Jareth ne veut plus rien entendre et ils se couchent sans un mot, dans un mutisme complet, absorbé l’un et l’autre par des questions différentes.
Le lendemain, alors que Jareth se lève pour se préparer, il s’aperçoit que sa femme n’est pas à ses côtés. Il sait que la veille, il l’a blessée et lui a fait peur, mais il se dit qu’elle finira bien par s’accoutumer à cette idée. Quand il y repense, lui n’a jamais voulu de cette vie, et s’il a été obligé de trouver refuge ici, dans ce bidonville, c’est parce que son père a été renvoyé par le magasin où il travaillait, tout ça pour que le patron mette son fils à sa place. Le favoritisme était normal ici, et même avec la primauté du fils, s’il avait eu une fille, il l’aurait quand même mise à la tête du magasin… Dès lors, sans argent et sans ressource, ils avaient été jetés dehors séance tenante par le propriétaire de leur appartement, déjà en piteux état, et ils n'avaient eu d’autre choix que de se réfugier ici. Depuis, lui et sa famille risquent leur vie à chaque nouvelle journée, que ce soit dans le village, dans les rues, ou pour lui plus particulièrement, quand il s’enfonce dans les tunnels sombres, profonds et étouffants de chaleur de la mine.
Il part pour la mine alors que l’aube se lève à peine, en pensant que peut-être, là-bas, dans le Colorado, tout sera différent… La mine est plus grande, peut-être les conditions de travail seront-elles meilleures ? En tout cas, tout valait mieux que de rester ici.
Sa vie avait tué ses rêves, ses idées, ses envies, il voulait quelque chose de mieux, de plus grand, de plus fort. Il voulait partir pour vivre, tout simplement. Il faudrait que Jessenia le comprenne. Il l’adorait, mais si elle ne voulait pas venir avec lui, il faudrait qu’il l’accepte. Lui n’en pouvait plus, il fallait qu’il s’échappe de cet univers toxique qui, il le sentait, le tuait à petit feu. Quand il revient le soir, étonné de ne voir personne, il fait le tour de la case, puis sort dans la rue pour demander aux voisins s’ils ont vu Jessenia, mais personne ne peut lui répondre. Au bord de la panique, il pénètre à nouveau dans leur habitation et, en cherchant de son regard fatigué, il finit par trouver une épaisse feuille grise, posée en évidence sur la table qui leur sert à tout faire et qui, ce soir, est décorée d’une fleur. C’est une lettre qui lui est adressée, couverte d’une écriture fine et régulière, parsemée ici et là de grosses taches de décoloration…
Mon chéri, mon Jareth,
Tu me dis que tu veux partir, mais où trouveras-tu l’argent pour le voyage ? Où trouveras-tu l’argent pour vivre pendant ton périple ? Sais-tu seulement combien de temps cela te prendra-t-il pour arriver "là-bas" ?
Pourquoi veux-tu absolument partir d’un seul coup, comme si une mouche t’avait piqué ? Mon pauvre Jareth, j’ai bien peur que ton oncle ne t’ait vendu du rêve ; vois comme il t’avait proposé ce travail à la mine, avec des primes et des avantages dont nous n’avons jamais vu la couleur.
Mon chéri, je ne veux pas te voir partir. Tu sais qu’ici, une femme seule n’est pas en sécurité, et encore moins lorsqu’elle n’a pas d’enfant. Tu sais que je risque d’être enlevée par les gangs qui sévissent ici. Tu sais que je t’aime plus que tout et que pour toi, je n’ai pas hésité à te suivre jusqu’ici, même si ce n’est pas ce que j’espérais, non pas pour moi, mais pour nos futurs enfants.
Je ne veux pas que tu partes, je veux encore pouvoir te serrer dans mes bras, je veux encore pouvoir sentir ta chaleur me réconforter lors des orages et des typhons, je veux pouvoir porter et te donner tous les enfants que tu voudras.
Je ne veux pas te voir partir seul à l’inconnu. Il y aura des rivières, des forêts, des montagnes à traverser ; comment t’y prendras-tu, toi qui ne sais pas grimper plus haut que sur l’escabeau sans avoir le vertige ? Il y aura des animaux, et bien peu d’entre eux sont inoffensifs. Il y aura des serpents, qui sont les plus dangereux, car bien souvent, tu ne t’aperçois de leur dangerosité que lorsqu’ils t’ont déjà mordu.
Mon chéri, ne pars pas. Pense à moi, à nous deux, à nous tous, nos familles respectives. Que vont-ils dire, que vont-ils penser ? Certainement, ils penseront que tu m’abandonnes et ils t’en tiendront rigueur. Pire encore, ils pourraient penser que je t’ai fait du mal et que tu as voulu me punir en me quittant comme ça, du jour au lendemain.
Pense à moi, à notre amour, à notre vie. Ne sais-tu pas que tu es le sel de ma vie, celui qui lui donne toute son importance ? Ne sais-tu pas que tu es mon roc, mon guide, celui qui me sert à ne pas sombrer dans la folie lorsque les éléments s’affolent ? Ne sais-tu pas que tu restes mon seul repère dans cette vie triste, morne et dangereuse que nous vivons chaque jour ? Ne sais-tu pas que tu es le phare qui éclaire ma vie de ta lumière lorsque les nuages menacent de m’engloutir ? Tout cela, je te le dois.
Pense à nous. Ne sais-tu pas que là-bas, ils t’appâtent avec des offres, des promesses de richesse ? Ne sais-tu pas qu’ils ne cherchent qu’à attirer les plus pauvres, les plus crédules, les plus à même de croire en leurs déclarations ?
Mon chéri, ne pars pas, reste ici, avec moi, avec nous, pense à toutes les choses que tu apportes, pas seulement à nous, mais au village en entier. Pour moi d’abord, avec les paillettes d’or que j’arrive à recueillir sur tes vêtements, j’arrive tout juste à acheter ce qui nous est nécessaire. Que vais-je faire si tu pars ? Et pour le village, car ils vivent aussi parce que je leur achète ce dont on a besoin. Si tu pars, comment vont-ils arriver à survivre en même temps que moi ?
Jareth, si tu pars, tu me perds, car je n’aurai jamais le courage d’entreprendre un tel voyage. Si tu pars, tu me perds, car jamais je n’aurai la force de tenter une telle aventure. Toutes ces forêts, toutes ces montagnes, toutes ces rivières, tout ça me fait peur. Pour moi, pour toi.
Tu dis que tu n’es pas bien né, mais crois-tu que "là-bas", une fois en Amérique, ils vont changer ton acte de naissance et t’en donner un nouveau ? Crois-tu que les mineurs de là-bas vont mieux te considérer parce que tu as traversé la moitié du pays pour venir jusqu’à eux ?
Ne vois-tu pas que tu fais partie d’un tout, que tu n’es pas qu’une personne perdue dans l’univers, mais que tu es relié à tout le reste ? À moi, à ton oncle, qui t’a trouvé cette place soi-disant miraculeuse ? À ma famille, qui t’a accueilli les bras ouverts ? À nos voisins, qui n’attendent qu’une chose, que je vienne leur acheter quelques babioles ? À tes collègues, à ton patron ? Qui te dit que tu vas retrouver l’ambiance et la camaraderie d’ici à la mine de "là-bas" ?
Pourquoi as-tu choisi de partir maintenant, au plus mauvais moment, à la saison des pluies ? Avec les inondations, les typhons, comment vais-je faire pour maintenir la maison debout, si tu n’es pas là ?
Jareth, mon amour, mon mari, ne pars pas, reste avec moi, aime-moi, je veux encore sentir l’écrin de tes bras autour de moi. Je ne veux pas te perdre, mais j’ai peur de te voir partir. Je sais que je n’aurai pas la foi de te rejoindre.
Je t’aime et je veux te voir vieillir à mes côtés.
Ta Jessenia
Il passe ses doigts doucement sur les taches de décoloration. Elle a pleuré, pense-t-il. Que dois-je faire ? Où est-elle ? Pourquoi m’a-t-elle laissé découvrir cette lettre seul ?
En la retournant il voit un autre petit mot, plus succinct, mais qui lui donne toutes les réponses.
Mon chéri,
Je t’ai écrit et laissé cette lettre, car j’y ai mis tout mon cœur, toutes mes questions, toutes mes peurs et toute ma conviction. Je suis chez des amis car je n’avais pas le cœur de te voir préparer tes affaires pour partir. Car oui, je sais que tu vas partir, je le sens au plus profond de moi. Alors, pour éviter les disputes et les cris, je te laisse faire ton paquetage et t’en aller seul, sans regarder derrière toi. Ce sera plus facile si je ne suis pas là.
Contente-toi de trouver la force et la foi pour arriver "là-bas" et de vivre jusqu’à ce que, un jour peut-être, je puisse venir te rejoindre.
N’oublie pas qu’ici, tu as une épouse qui t’aime, qui t’attend et qui espère.
Je t’aime… bon voyage.