Épisode 02 : Seuls face au destin
Derrière les notes
Précédemment dans cette saga... Épisode 01 : "L'or sous les ongles"
Jessenia se lève en entendant les pleurs de son fils Osmin, quatre ans. Elle n’a que quelques pas à faire pour atteindre son “lit”, fait d’un vieux matelas éventré qu’elle a récupéré à la décharge voisine et qu’elle lui a cédé, plus confortable que sa pauvre couche de paille usagée et malodorante. Il est bien un peu troué par endroits, mais elle a mis des vêtements de Jareth en boule pour combler les vides, puis a jeté par-dessus une pauvre couverture pour protéger le corps de son fils de la vermine qui grouille dans la paillasse.
Son petit Osmin est la prunelle de ses yeux. Elle l’a nommé ainsi parce qu’à ses yeux, c’est la plus pure des créatures. Elle est persuadée qu’il est le protégé de Dieu. Elle songe un instant à lui dire de la laisser dormir, car cela fait maintenant plus de trois mois que le garçonnet la réveille toutes les nuits en hurlant, mais elle sait pourquoi il crie ainsi. Après un regard sur ses prunelles grandes ouvertes de terreur, elle se contente de soupirer en s’installant maladroitement près de lui.
En serrant le petit corps contre sa poitrine opulente, le petit se calme et s’enfonce dans les replis soyeux et rassurants de sa mère. En sentant ses bras se refermer contre son dos, il soupire violemment, exhale un dernier sanglot et bientôt, sa respiration régulière indique à Jessenia qu’il s’est rendormi.
La jeune femme se repasse le déroulé de cette journée fatidique, celle où elle a failli perdre son fils. Il y a de cela trois mois, pendant la saison des pluies, pendant qu’elle écopait et nettoyait sa masure après les dernières pluies qui avaient une fois de plus envahi les rues et les habitations, elle avait laissé le petit dehors, juste devant la porte, pour qu’il ne risque pas de glisser, pour nettoyer au plus vite avant de se remettre à l’abri tous les deux, quand elle l’avait entendu pousser un cri.
Il était pourtant sous ses yeux ! Elle s’était précipitée et l’avait arraché de force et de justesse à deux garçons, encore adolescents, qui voulaient le kidnapper. Heureusement que le petit Osmin était déjà doté d’un solide instinct de survie. Il avait planté ses petites dents de toutes ses forces dans le gras du bras de son agresseur, ce qui l’avait fait hurler et avait averti sa mère.
Dehors, la scène s’était jouée en une fraction de secondes : Jessenia avait vu son fils agrippé au bras de son ravisseur. Elle l’avait tiré par les pieds tandis que le voyou le tirait par le bras, mais Osmin avait si bien mordu ici et là que l'agresseur avait fini par le lâcher. Il s’était enfui avec son partenaire dans une bordée de jurons, à bord de leur véhicule brinqueballant.
Ensuite, il avait été très difficile à Jessenia de calmer son fils, qui n’arrêtait pas de hurler et de pleurer, encore paniqué et terrorisé. Depuis, il se réveillait régulièrement les nuits, en proie à des cauchemars. Il disait à sa mère qu’il voyait encore cet homme « puant, gras et sentant mauvais de la bouche », lui proposer des bonbons. Il lui disait que cet homme avait un mauvais sourire et des dents en moins et que, en refusant sa proposition, il l’avait énervé. Il pleurait en expliquant qu’il l’avait alors pris violemment par le bras pour essayer de le faire monter dans leur voiture et qu’il l’avait mordu à ce moment-là. Et enfin, heureusement, sa maman était arrivée et l’avait sauvé…
Jessenia le laissait parler. Elle savait qu’il fallait qu’il fasse sortir tout ce qu’il avait sur le cœur pour se débarrasser – s’il pouvait – de ce mauvais souvenir un jour ou du moins, qu’il apprenne à vivre avec sans céder à la panique à chaque fois. Elle-même avait failli se faire enlever quand elle avait une dizaine d’années et elle savait très bien ce qui arrivait aux jeunes enfants qui tombaient entre les griffes de ces guérilleros : au pire, ils leur servaient de soldats et étaient enrôlés pour les pillages. Au mieux, ils étaient vendus à de riches propriétaires qui en faisaient leur jardinier, ce qui leur permettait de s’échapper du bidonville. Il y en avait même qui les adoptaient, mais c’était plus rare…
Elle regarde son fils : cette nuit, le petit s’est rendormi, enfin apaisé par le confort rassurant des bras de sa mère. Somnolente elle aussi, à cause du manque de sommeil, elle laisse dériver ses pensées et revoit la dernière lettre de Jareth, son mari.
Il était parti juste avant que Jessenia s’aperçoive qu’elle était enceinte et d’abord, tout occupée par l’avenir de son couple, elle n’avait pas voulu le lui dire, pour ne pas le faire culpabiliser et l’obliger à rentrer alors qu’il était parti pour chercher fortune dans les mines de Cripple Creek, loin dans le Colorado.
Elle avait pleuré des jours et des nuits, se demandant s’il fallait le lui dire, s’il fallait “faire passer l’enfant”, avoir recours à des tisanes abortives ou à des “faiseuses d’ange”. Anéantie par son départ, elle était d’abord restée prostrée chez elle, puis s’était relevée, levant fièrement le menton, avec l’intention de surmonter ce défi, comme tous les autres.
Elle avait commencé par se lever tous les matins bien plus en avance que d’habitude pour aller à la décharge, pour y être avant les enfants, qui venaient aussi pour essayer de récupérer tout ce qui était encore consommable. Mais elle, y allait avec une double intention : celle de se nourrir bien sûr, mais aussi dans l’optique de récupérer tout ce qu’elle pourrait éventuellement revendre pour en tirer quelques pièces.
Elle savait que maintenant que son époux était parti, elle serait une proie facile pour les hommes qui traînaient ici et là et qui n’avaient pas de compagne. Elle devait à tout prix leur montrer qu’elle n’avait pas besoin d’être la servante d’un homme pour subvenir à ses besoins. De plus, après avoir passé bien des nuits et de jours à se demander s’il fallait ou non garder l’enfant, sa mère l’avait sermonnée en lui disant que c’était un cadeau du Seigneur et qu’il était hors de question d’attenter à sa vie, qu’elle l’aiderait dans la mesure de ses moyens.
Elle avait alors pris grand soin d’elle et avait mené sa grossesse à terme. Ses parents l’avaient aidée et avaient même fait venir une vieille tante, qui était sage-femme, la nuit où elle avait donné naissance au petit Osmin. Tout s’était passé très vite en fin de compte et pour une première grossesse, il n’y avait eu aucune complication, ce qui avait fait dire à sa mère qu’elle avait eu raison d’insister pour accueillir ce joyau divin. Et c’est elle aussi qui avait inspiré le prénom d’Osmin à Jessenia, qui le trouvait fort approprié.
Depuis, elle s’était remise à chercher encore plus de moyens de gagner sa vie et de quoi survivre pour elle et son enfant. Sa régularité à être à la décharge jour après jour l’avait fait remarquer des exploitants qui y envoyaient leurs camions, si bien qu’ils avaient fini par lui proposer quelques piécettes en échange d’un “emploi”, qui consistait à surveiller le lieu pour éviter les rixes et les bagarres, parfois violentes, entre bandes de gamins chapardeurs.
Trop heureuse de s’évader de sa condition de "survivante" et de gagner une somme d’argent régulière, elle avait accepté avec reconnaissance. Grâce à son caractère à la fois jovial et altruiste, elle gérait d’une main de fer cette carrière en y faisant régner l’ordre et la sécurité. Autant elle se montrait compatissante envers les plus jeunes, autant elle était sévère et sans pitié pour ceux qui profitaient des plus faibles.
Pour les plus démunis d’ailleurs, elle avait pris l’habitude de collecter et de garder pour elle ce qui était le plus beau. Une fois sa journée terminée, elle remettait les provisions directement aux familles concernées.
Elle pouvait même amener Osmin avec elle, ce qui lui évitait de le confier à une inconnue, car elle n’avait confiance en personne. Depuis la tentative d’enlèvement, ce sentiment de protection s’était encore accru.
Au fur et à mesure qu’elle accumulait des pièces, elle avait l’impression d’avoir amassé une petite fortune. Elle décida alors de révéler à son époux qu’elle avait été enceinte et qu’elle avait accouché d’un petit garçon. Elle se souvenait encore parfaitement de sa réponse, qui décrivait sa vie ou plutôt l’enfer qu’il avait trouvé sur place :
« Ma Jessenia,
Tu ne peux imaginer mon bonheur et ma fierté d’avoir un enfant, mais aussi l’inquiétude et la douleur de ne pas l’avoir su plus tôt. De ne pas avoir pu te soutenir plus que ça, de ne pas avoir pu t’envoyer quelque argent pour vous aider financièrement. Je suis si content d’avoir un enfant, Je suis tellement heureux…
Laissez-moi vous raconter ma vie ici ; tu la lui liras avant qu’il sache lire, mais ensuite, il apprendra pourquoi et comment son père est parti, et pourquoi il faut être résilient et ne pas croire à tout.
Mon petit Osmin,
Tu ne me connais pas encore et pourtant, je connais tout de toi. Cela fait maintenant cinq ans que je suis parti, un matin, à l’aube, pour chercher la gloire et la fortune, parce que j’étais persuadé que Dieu l’avait voulu ainsi. Mais j’ai commencé par un long périple à travers les forêts, les montagnes, les fleuves et les villes. Je voudrais commencer par te dire ceci : quoi qu’elle dise, fais toujours confiance à l’instinct de ta maman, car elle avait raison, sur tout, mais je vais t’expliquer.
Après un bien long voyage, arrivé à destination, la vie que je rêvais de mener s’est résumée à celle que je vivais déjà : travailler du matin au soir, dormir quelques heures et recommencer le lendemain. Les rêves de grandeur que j’avais se sont évanouis presque aussitôt que je suis arrivé, quand j’ai compris que je ne serais jamais célèbre, que je n’aurais jamais la reconnaissance que j’espérais tant et que j’aurais tellement voulu avoir pour faire la fierté de ta mère…
Vois-tu mon enfant, je ne peux être qu’un parmi tous ces hommes, et parfois, je rêve encore de cette vie de plénitude. Je veux te dire que ce n’est pas la peine de vous déplacer, car la vie ici n’est pas meilleure qu’ailleurs, elle est juste différente, avec d’autres problèmes, d’autres gens, d’autres bagarres aussi. Le climat est comme les gens : dur, austère et sans pitié. J’ai beau suivre le mouvement, j’ai beau m’intégrer comme je le peux, je ne peux pas m’évader, je ne peux plus m’échapper, je vais où l’on m’entraîne, charrié comme les pierres d’un ruisseau et pourtant…
Tous les jours, je me jure que je tiendrai le coup pour vous, pour toi. Mais je ne veux pas que toi aussi, tu éprouves la peur qui me tord les entrailles quand on pénètre dans les galeries ; je ne veux pas que tu voies la lueur et les maigres flammes des fanions qui éclairent les couloirs ; je ne veux pas que tu sentes le sang qui cogne à tes tempes, je ne veux pas que tu attrapes la maladie, celle qui encrasse tes poumons et t’empêche de respirer, de rire et de vivre.
Tu peux penser que ce n’était pas la peine que je parte si loin pour expérimenter la même chose que ce que je vivais déjà, mais je n’ai pas voulu laisser passer l’opportunité que l’on m’offrait. Était-ce bien ou mal ? Je ne sais pas, je constate juste que le système de vie est le même partout.
Reste au chaud, même avec les pluies qui risquent d’inonder la maison ou la chaleur qui vous fait étouffer, tout vaut mieux que de croire en un Eldorado qui n’existe que dans les livres et les histoires.
Je vous aime… »
Jessenia se la récita, encore et encore, et elle pleurait, encore et encore. Osmin apprenait déjà à lire en déchiffrant l’écriture un peu heurtée et maladroite de son père, mais elle ne l’oublierait pas, elle se l’était juré.