Épisode 03 : Au-delà des montagnes, un rêve
Derrière les notes
Précédemment dans cette saga... Épisode 02 : "Seuls face au destin"
Osmin a 16 ans et il regarde sa compagne, Dayani, 15 ans, d’un air énamouré. Elle dort paisiblement en ce matin de mai. En souriant, il se rapproche et passe doucement sa main sur son ventre arrondi.
Il repense à sa vie, à présent qu’il est certain de vouloir partir pour rejoindre son père, exilé depuis 17 ans maintenant. Sa mère, Jessenia, alors enceinte de lui, s’était retrouvée seule pour élever ce petit d’homme, qu’elle avait eu à protéger contre vents et marées contre tous les prédateurs.
Il avait ainsi échappé à une tentative d’enlèvement, quand il n’avait que 4 ans. Il ne s’en souvient pas très bien, mais il lui reste des cauchemars.
Il avait aussi échappé à la misère de façon plus générale, puisque sa mère avait bénéficié de la clémence des exploitants de la décharge où elle allait récupérer ce qui était récupérable, soit pour le revendre, soit pour le consommer. Grâce à son autorité naturelle, elle avait su empêcher les plus petits de se faire racketter par les plus âgés. Ce faisant, elle avait acquis un certain “statut” qui avait incité les patrons à la dédommager de quelques piécettes pour qu’elle assure la sécurité du site.
Ce petit pactole avait été le bienvenu et il n’avait jamais manqué de rien, sans compter que sa mère lui avait toujours appris la valeur du travail.
Les parents de Jessenia étant illettrés, elle avait rapidement compris que pour comprendre le monde, il fallait en premier lieu en saisir toutes les subtilités. A coup de livres je franchirai tous ces murs ! La lecture de Gabriel Garcia Marquez, de Jorge Luis Borges et de Mario Vargas Llosa, notamment, lui avait permis d'acquérir un vocabulaire raffiné et délicat, qui dénotait dans cet océan de misère dans lequel elle évoluait. Elle avait tenu à transmettre cette richesse à Osmin, qui s'exprimait dans un espagnol délicieusement suranné.
Il avait enfin échappé à la délinquance en occupant ses journées à l’apprentissage et, grâce aux pièces que gagnait sa mère, il avait même pu aller chez une vieille institutrice, qui vivait dans une grande résidence, aux abords de la ville et qui lui avait appris les rudiments des mathématiques. Elle lui disait que sa mère avait raison et que ce savoir lui ouvrirait des portes…
C’est justement au cours d’une de ces journées chez madame Zelaya qu’il avait croisé le regard de Dayani, la plus jeune des filles d’un voisin éloigné, qui venait aussi pour aider la vieille femme aux corvées qu’elle avait du mal à effectuer. Elle lui avait tout de suite plu, avec sa chevelure noir de jais qui lui descendait jusqu’à la taille, sa silhouette et un sourire éclatant, mais discret.
Il se demandait d’ailleurs pourquoi elle baissait les yeux à chaque fois qu’elle le croisait. Était-ce de la timidité ou ne voulait-elle tout simplement pas lui parler ? Il ne se trouvait pas particulièrement beau, même s’il avait rarement eu l’occasion de se regarder. Il n’avait trouvé qu’un morceau de miroir cassé dans les affaires ramenées de la décharge par sa mère et il se regardait quelquefois, mais sans se trouver d’attrait marquant.
Évidemment, sa mère l’avait détrompé en lui affirmant qu’il était son trésor et le plus bel enfant, mais il riait doucement en sachant qu’elle n’était pas objective… Puis elle s’était montrée un peu contrariée en entendant son fils lui raconter comment il tombait amoureux et très inquiète aussi, surtout depuis qu’il lui avait dit qu’il voulait rejoindre son père.
Ses paroles et son désir de partir avaient fait resurgir tous les moments d’angoisse, de colère et de désespoir qui l’avaient envahie quand son époux lui avait dit qu’il voulait s’en aller et elle ne se sentait pas de taille à affronter la même chose tout de suite avec son fils. Elle lui avait donc demandé, elle l’avait supplié de renoncer à ce fol espoir de trouver une vie meilleure ailleurs, avec l’exemple de son père qui n’était allé que de désillusion en désillusion.
Mais Osmin n’écoutait que d’une oreille et laissait germer cette idée. Puis les relations avec Dayani s’étaient peu à peu transformées en un sentiment plus profond et plus riche. Le premier vrai sourire qu’elle lui avait adressé resterait à jamais gravé dans sa mémoire : une soudaine redistribution des ombres et de la lumière avait fait resplendir la jeune fille, qui avait embrasé son cœur.
Quand il lui avait avoué ses sentiments, elle en avait été d’abord flattée, puis la gentillesse et la sincérité du jeune homme l’avait conquise et elle s’était laissé charmer. Les choses évoluant, ils s’étaient rapprochés et voilà qu’à 15 ans, elle était tombée enceinte. Dès lors, pour Osmin, plus question de rester ici à vivre la vie qu’il y avait lui-même vécue. Il voulait pour sa compagne quelque chose de plus grand, de plus beau, de plus riche et voulait tout tenter pour ne pas rester confiné ici.
Sa mère avait été horrifiée d’apprendre que son fils voulait partir et encore plus que Dayani était déjà enceinte.
– Te rends-tu compte, Osmin ? Que vont dire ses parents ?
– Maman, cela fait bien longtemps que les parents de Dayani ne se préoccupent plus de leur fille... Par contre, j'ai envoyé une lettre à Papa, dans le Colorado, pour qu’il me trouve une place, soit à la mine pour démarrer, soit comme précepteur pour les enfants des mineurs.
– Précepteur ? Mais tu rêves, mon pauvre enfant ! Tu crois qu’ils t’attendent pour que leurs enfants apprennent les bases de la lecture ? Mais réveille-toi, Osmin ! Pourquoi ne pas te proposer comme instituteur ici, aux côtés de madame Zelaya pour commencer ? Elle te connaît, elle sait ce qu’elle t’a appris et elle sait ce que tu devrais encore étudier pour arriver à son niveau.
– Je ne veux plus l’embêter ; elle devient très âgée et elle m’a dit qu’elle ne tarderait pas à m’avoir appris tout ce qu’elle savait. Elle sait que je veux partir. Elle m’a dit qu’elle me trouverait un élève à éduquer. Ainsi, je recevrai un salaire et j’aurai un pécule suffisant pour pouvoir partir. Il ne me reste qu’à faire mes preuves. Je sais ce que je vaux. Je tiens aussi à emmener Dayani avec moi. Je veux qu’elle vive autre chose qu’une vie de misère ici, entre les trafics, les vols et la peur qui la tenaille à chaque fois qu’elle sort de chez elle tôt le matin ou qu’elle rentre tard le soir. C’est pour cela d’ailleurs qu’elle va venir vivre ici le plus rapidement possible.
– Quoi ? Mais… c’est impossible ! De quoi vivrez-vous ? Je ne peux assurer que nos deux existences et tu le sais parfaitement.
– Ne t’inquiète pas pour ça, j’ai découvert que madame Zelaya redonnait la moitié de ce que je lui donnais à Dayani ; ce qui fait qu’en définitive, nous ne payons que la moitié de la somme qu’elle demande…
– Et si Dayani ne veut pas ? Tu y as pensé ?
– Oui, j’en ai parlé avec elle et les mentalités ont changé, Maman. Elle aussi veut partir, au moins autant que moi. Mais il faudra attendre encore un peu, le temps pour elle de collecter assez d’argent pour nous deux en faisant les tâches ménagères chez madame Zelaya.
– Mon petit, mon cher petit, j’ai déjà trop souffert de voir ton père partir au loin sans savoir ce qui l’attendait. Pourquoi veux-tu donc te lancer toi aussi dans cette aventure ? Je t’assure qu’il y a plus de dangers que tu ne crois. Pense à ta Dayani, à votre enfant, c’est un bien long voyage pour elle.
– Je sais, j’y ai pensé, mais je ne veux plus de cette vie. Je veux vivre dignement. Je ne te remercierai jamais assez car je suis bien conscient que tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est grâce à toi et à tes sacrifices. Mais ma décision est prise, nous partirons dès que nous aurons assez d’argent.
Puis il sortit de leur maison pour aller retrouver Dayani. Jessenia leva les bras au ciel, pria une nouvelle fois et écrivit une lettre à son mari pour l’avertir.
Deux semaines après, elle reçut une lettre de Jareth. Elle la lut, sentit monter les larmes et la posa en évidence pour que son fils la trouve le soir en rentrant.
« Mon fils, mon cher fils,
Ta mère m’a appris ton projet et j’ai reçu ta lettre également, mais je ne peux que t’en dissuader ! Sache tout d’abord que ta mère avait raison : il y a les bien nés et les autres, nous, qui ne sommes pas nés du bon côté de la frontière.
Mon fils, ne fais pas ce voyage, pense à ta compagne, à ton futur enfant. Je vais te raconter un peu comment est ma vie ici, et tu te rendras compte que c’est un voyage dangereux, inutile et rempli de désillusions.
Je suis parti avec mon baluchon, plein d’espoir et d’enthousiasme, persuadé que les mines du Colorado, parce qu’elles se trouvaient en Amérique, seraient plus sécurisées. Je me figurais que dans ce pays, tout le monde allait m’accueillir les bras ouverts. Je croyais que j’allais faire fortune, être payé davantage… mon fils, j’ai été plus que déçu !
Fils, ne pars pas, écoute-moi, je t’en prie. Je te parle comme à un adulte parce que tu as grandi et que tu vas bientôt être père à ton tour. Ne laisse pas ta mère seule encore une fois, elle a déjà vécu un départ. Regarde comme elle est encore belle et forte, même si elle a perdu son sourire. Prends soin d’elle, fils, ne l’abandonne pas.
Tu sais, il y a bien des choses que je croyais et qui ne se sont pas passées comme prévu. Je croyais que j’allais me faire un nom, mais mon nom est resté perdu, un anonyme parmi les anonymes. Je croyais que j’allais être célèbre en passant la frontière, mais la vérité, c’est que je risque ma vie chaque jour, aussi bien chez nous qu’ici, dans ces galeries sombres et humides.
Je croyais que la vie, parce qu’elle se vit de l’autre côté du désert, est plus facile, mais il n’en est rien, les dangers sont les mêmes, les prédateurs aussi.
Ce n’est pas facile pour moi de te parler, mais il le faut et je le fais sans filtre pour te montrer les dangers du voyage que tu t’apprêtes à entreprendre. Les forêts qu’il faut traverser ne sont pas seulement peuplées d’animaux sauvages, il y a aussi des hommes qui guettent les voyageurs imprudents. Les rivières et les torrents sont plus impétueux que tu le crois. Il y a des ouragans et des tornades qui emportent en un souffle ce que tu as mis toute une vie à bâtir.
Moi, je veux ce qu’il y a de mieux pour toi, tout ce que je n’ai pas eu. Je veux que l’on te regarde comme si tu étais né ici, je veux que l’on t’appelle « Monsieur » et que l’on te montre du respect. Vois-tu, je veux pour toi tout ce que je n’ai pas eu pour moi. Je veux que tu aies toutes tes chances de grandir et que tu aies les mêmes droits que ceux qui sont nés sur cette terre, du bon côté de la barrière.
Mon fils, écoute cette prière comme une supplique, ne laisse pas ta mère s’abîmer dans le chagrin et prends soin d’elle et de ta compagne. Donne-lui une chance de vivre une vie simple, mais riche d’amour, que tu ne trouveras pas ici, car ici, c’est le chacun pour soi qui prime, même entre époux.
Enfin, ne cherche pas le bonheur dans une autre poussière, dans un autre désert ou dans un autre univers. Reste au creux des bras de ta compagne pour attendre votre trésor dans la sérénité et non dans le danger et la misère.
Ton père qui t’aime. »
Mais Osmin était comme sa mère l’avait élevé : fort, têtu et volontaire. Il lut la lettre attentivement, la relut et la fit lire à Dayani, mais ils étaient d’une autre génération et ils maintinrent leur décision.
C’est ainsi que, trois mois plus tard, tôt le matin, Jessenia se réveilla seule, sur sa couche, dans sa maison, en pleurant toutes les larmes de son corps. Dans sa main, un petit mot :
« Maman, c’était il y a 17 ans. Les choses ont changé, je vais les faire changer. Nous t’aimons tous les deux, Osmin et Dayani ».