Épisode 04 : L'Eldorado de fortune
Derrière les notes
Précédemment dans cette saga... Épisode 03 : Au-delà des montagnes, un rêve
Cheminant à travers la forêt aux troncs noircis par les flammes, Dayani reprit son souffle et demanda à Osmin de s’arrêter un peu. Elle était fatiguée, exténuée même, et son ventre arrondi ne facilitait pas le voyage. Osmin accepta, mais resta sur ses gardes, attentif au moindre bruissement de branches ou au moindre cri d’animal, car il se savait en danger avec sa compagne. Il repensait également à tout le chemin parcouru depuis son bidonville. Il avait eu de la peine, bien sûr, en quittant sa mère, mais il le devait pour lui, pour son père et surtout pour son enfant.
Leur départ ne s’était pas fait dans le calme, mais dans le chaos. Les habitants du bidonville savaient tous que les deux jeunes gens s’aimaient et qu’ils allaient bientôt avoir un enfant. Ils étaient partagés, entre ceux qui leur disaient qu’il fallait partir et ceux qui leur disaient que c’était folie et qu’il valait mieux rester là, pauvres peut-être, mais en vie. Jessenia avait pleuré pendant plusieurs jours et autant de nuits en pensant à ce prochain et dangereux voyage. Elle avait crié, supplié en lui disant de ne pas prendre exemple sur son père, qui était parti et jamais revenu ; qui était aussi pauvre dans les mines du Colorado qu’ici, dans les mines du Nicaragua. Elle avait passé des jours et des jours à tenter de discuter avec son fils, puis avec sa compagne, puis enfin avec tous les deux pour les dissuader, mais elle avait l’impression qu’elle n’avait réussi qu’à les conforter dans leur choix.
Elle était d’autant plus désolée que la vieille institutrice était morte il y avait peu de temps et que, elle en était sûre, elle seule aurait peut-être pu leur parler et les faire changer d’avis. Elle était amère, avec la vague impression d’avoir été trahie. En effet, elle avait économisé et s’était privée pour consacrer tout cet argent aux cours donnés par une vraie institutrice à son fils, et voilà qu’il la remerciait en décidant de partir au loin et en la laissant seule…
Quand ils étaient partis, elle s’était effondrée de chagrin, elle n’ignorait aucun des dangers que recelait un tel voyage et elle avait peur par anticipation de savoir contre quels prédateurs ils allaient devoir se battre, humains ou animaux. Sa vie dans le bidonville lui avait appris depuis longtemps que les hommes, quand ils sont acculés par la faim, la peur ou la souffrance, sont capables de commettre des actes plus horribles que tout ce que l’on peut imaginer.
Pendant que Dayani reprenait son souffle dans la forêt blanchie par les cendres, Osmin repensait à leur parcours. Depuis qu’ils étaient partis, ils avaient épuisé toutes leurs provisions depuis longtemps et ils étaient revenus au mode de vie des premiers hommes, ils étaient redevenus des « chasseurs-cueilleurs », sauf que ces habitudes ancestrales n’étaient plus ancrées dans leurs gènes comme dans les temps préhistoriques. Ils devaient se montrer très prudents, tant en matière de savoir botanique qu’en expérience et en compétence de chasseurs. En effet, qui allait leur dire que telle ou telle baie était comestible ou vénéneuse ? Qui allait les prévenir qu’il ne fallait pas s’approcher d’un plan d’eau à la nuit, au risque de tomber sous les crocs des grands félins qui venaient s’y désaltérer ?
Depuis qu’ils étaient partis, ils avaient déjà dû traverser maintes forêts, toutes différentes, tant par le climat que par ses habitants. Pour quitter le Nicaragua d’abord, ils avaient dû affronter l’humidité de la forêt de la côte est du pays, ainsi que ses jaguars et ses pumas. Puis ils s’étaient brûlé la plante des pieds sur le sable de la lagune de Perlas.
Ils avaient gravi les flancs du Mombacho, un volcan sur les pentes duquel s’accroche de vraies forêts de nuages. Poursuivant leur périple, ils avaient traversé le Honduras et traqué le porc sauvage pour se nourrir. Ils avaient admiré les quetzals du Guatemala et s’étaient nourris de plantes et de fruits. ls avaient ensuite grimpé sur "la Bestia", ce train de marchandises mythique mais mortel. Le bruit assourdissant et les secousses incessantes rendaient chaque instant dangereux. Beaucoup de leurs compagnons de voyage étaient tombés ou avaient été blessés. Ils savaient que leur survie tenait à un fil. Arrivés au Mexique, ils avaient failli se faire tuer au moins une dizaine de fois dans les ruelles malfamées de Mexico et Dayani avait manqué se faire kidnapper par les barons de la drogue. Ils avaient perdu leurs derniers biens à la suite d’une rixe particulièrement violente entre Osmin et les malfrats du coin. Ils avaient fui cette ville et cet environnement où chaque pas représentait un danger potentiel. Mais ce n’était que pour mieux tomber entre les griffes du vent aride et subir la sécheresse des déserts de Sonora et de Chihuahua, où ils s’étaient brûlé les pieds. Puis, ils s’étaient gelé les doigts en gravissant les sommets enneigés de Sacramento avant de pouvoir espérer arriver en vie et en bonne santé au Nouveau-Mexique.
Ils étaient actuellement au-dessus d’Albuquerque et ils traversaient une énième forêt. Mais là où ils auraient dû trouver des plantes et des fruits, il n’y avait que des cendres, le feu ayant ravagé des milliers d’hectares. Ils en étaient donc réduits à manger des racines, très rares, et à chasser des petits reptiles et invertébrés, encore plus rares.
Dayani n’en pouvait plus, le volume de son ventre s’imposait de plus en plus à elle et la malmenait : visiblement, le petit d’homme qu’elle abritait ne goûtait pas les joies de la randonnée qu’elle lui avait fait subir depuis maintenant trois mois. Ils avaient triomphé des crocodiles et des félins, ils avaient réussi à ne pas s’empoisonner avec les baies et les champignons vénéneux ; ils avaient pu dormir et se reposer sans se faire attaquer, grâce à l’ingéniosité d’Osmin. En effet, il les avait fait grimper dans les arbres pour se protéger des dangers du sol, il avait dormi avec un bâton pour se garder des attaques des félins et des reptiles grimpants.
Ils étaient à la lisière de l’État du Colorado et ils n’avaient plus rien du jeune couple bien habillé ; ils étaient en haillons, ne s’étaient pas lavés depuis plusieurs jours, depuis qu’un alligator les avait surpris en pleines ablutions. Ils étaient affamés, assoiffés et ils avaient de plus en plus peur. Du moins, elle, car Osmin paraissait plus déterminé que jamais à rejoindre son père ou à trouver du travail ailleurs.
Cent fois, ils avaient failli abandonner, mais cent fois, ils avaient relevé la tête, bien décidés à prouver à tout le monde qu’ils avaient eu raison de partir pour chercher une meilleure vie, ailleurs, loin du bidonville et de son semblant d’existence. Dayani éprouvait le plus profond respect pour son beau-père qu’elle ne connaissait pas, car à présent, elle savait quels dangers il avait dû affronter seul, avec son baluchon et un bâton de marche.
Elle n’en éprouvait que plus pour son compagnon, qui la protégeait et qui la gardait de tous les dangers sans se soucier de lui.
Ils repartirent, l’œil aux aguets, dans le soir qui tombait, pour ne pas risquer leur vie si près du but, dans cette forêt où il n’y avait plus rien à manger. Osmin disait que le lendemain, ils seraient sortis et en route pour la première mine qu’il trouverait. Il ne tenait pas spécialement à travailler avec son père, mais désirait néanmoins le connaître. Il voulait aussi qu’il fasse la connaissance de sa future femme et de son petit-enfant à venir.
Enfin à l’abri d’éventuels prédateurs et ayant trouvé quelques racines à déterrer et à manger, il fit grimper sa compagne sur les premières branches basses, s’installa comme il put à ses côtés et s’endormit d’un sommeil léger, en repensant à la discussion qu’ils avaient eue et à tous les arguments qu’il avait dû lui fournir pour la convaincre de partir avec lui. Cela avait dégénéré en une véritable altercation et il eut le sentiment qu’il n’avait jamais été aussi près de la perdre. Le lendemain, il ne s’était pas présenté chez madame Zelaya et avait laissé une lettre à sa bien-aimée, qu’elle avait trouvée en arrivant chez la vieille dame :
« Ma bien-aimée, ma Dayani,
Nous avons eu cette discussion que je ne pensais pas devoir être si houleuse. Je ne pensais pas devoir déployer un si grand nombre d’arguments pour te rallier à ma cause. Mais je te les redis ici :
En partant, nous aurons enfin toutes les chances de réussir, que notre pays et notre environnement ne nous donneront jamais. Pense un peu à tout le confort dont nous jouirons en Amérique du Nord, les hôpitaux, pour toi et pour accoucher en toute sécurité, les crèches, les écoles et plus tard, les universités.
Je suis titulaire d’un petit diplôme, certes, mais il m’ouvrira des portes pour me permettre de m’établir, soit à mon compte, soit de travailler pour les enfants des riches propriétaires, ce qui nous permettra de vivre autrement plus aisément que jamais.
Si tu veux, je t’apprendrai tout ce que je sais également, ce qui nous permettra d’être instituteurs et de gagner notre vie bien au-dessus des moyens de nos parents.
Pense à notre enfant, cet enfant que nous avons désiré si ardemment tous les deux, pense à lui, qui fera le bonheur de nos parents. Il vivra dans une opulence que nous n’avons jamais connue, nous. Pense à la fierté de nos parents, les tiens comme les miens, de voir que leurs enfants, au moins, ont réussi.
Pense à tout l’argent que nous allons pouvoir leur envoyer pour qu’ils puissent, au minimum, ne plus être constamment dans le besoin et la recherche de nourriture. Pense que cet argent servira à tes frères et sœurs plus jeunes, qui ne risqueront pas de tomber aux mains des trafiquants, de drogue comme des trafiquants d’êtres humains.
On peut aussi penser que cet argent leur servira un jour pour que, eux aussi, puissent quitter cette vie sordide dans laquelle la misère les a plongés.
Qu'ils ne finissent pas abandonnés dans un foyer, comme toi tu le fus jadis...
Je sais que ce que je te demande est un vrai sacrifice, je sais aussi que nous allons loin, très loin et que je ne peux te promettre le succès, mais il faut y croire, sinon, jamais nous ne sortirons de nos vies étriquées et je ne veux pas de cette existence aussi vaine, aussi vide de sens.
Je ne le veux ni pour toi, ni pour moi et encore moins pour notre enfant. Je veux qu’il soit fier de nous quand il sera plus grand. Je ne veux pas lui cacher les voyages, les trajets, les peurs et les dangers que nous avons affrontés, mais je veux surtout qu’il comprenne que les efforts et les sacrifices ont toujours payé.
Je suis certain que nous arriverons à nos fins, que notre bébé sera beau et en bonne santé. Je suis certain aussi que, dans le fond de ton cœur, tu aspires à la même chose que moi pour notre famille, et je ne doute pas qu’un jour, nos parents puissent venir nous rendre visite, même aussi loin, pour admirer notre nouveau cadre de vie et notre belle petite famille, car oui, je veux voir une ribambelle d’enfants à nos côtés.
Ma Dayani, ma bien-aimée, je t’ai dit tout ce que j’avais sur le cœur, J’espère t’avoir convaincue du bien-fondé de ma décision. Ne me rejette pas et viens me retrouver ce soir dans la maison de ma mère pour que l’on prépare ce voyage au mieux.
Je t’aime, ton mari »