Épisode 05 : L'Or du Crépuscule
Derrière les notes
Précédemment dans cette saga... Épisode 04 - L'Eldorado de fortune
Il était à peine cinq heures du matin et Jareth, réveillé de bonne heure, s’assit sur son lit en soupirant. Il prit le temps de se réveiller, résigné, puis sortit pour admirer le lever de soleil au-dessus des montagnes du Colorado, peut-être pour la dernière fois.
L’aube rosissait à peine et une véritable forêt de brume accrochait encore les cimes des monts qui surplombaient la mine. Émerveillé malgré lui par le paysage environnant, Jareth se mit à prier dans l’air baigné des vapeurs de mercure dues au traitement de l’or. Il savait que cela n’avait pas fonctionné comme il l’espérait, car il était malade et condamné. Contaminé par les poussières qu’il avait respirées pendant toutes ces années dans les mines, que ce soit dans leur bidonville ou ici, dans le Colorado, il savait qu’il n’en avait plus pour bien longtemps. Il faut dire que quand on travaillait douze heures par jour dans des tunnels étroits, sombres et poussiéreux, au mépris de toutes les normes de sécurité basiques, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce qu’il fût atteint, comme beaucoup de ses camarades d’ailleurs.
En effet, il ne se passait pas une semaine sans qu’un drame ne survienne, qu’il s’agisse de la découverte de la maladie ou de la dégradation de l’état de santé d’un tel ou d’un tel, voire le décès, forcément prématuré, d’un de ses collègues. À ce moment-là, les exploitants accordaient une journée de deuil à la famille, qui se retrouvait souvent à la rue, privée de la seule source de revenus.
La suite était facile à deviner : si le mineur avait un garçon assez grand, il prenait la place du père, s’oubliant et oubliant sa vie et son enfance dans les tunnels. S’il n’y avait pas d’enfant, ou s’il n’y avait que des filles, elles étaient purement et simplement vendues au plus offrant, séparées la plupart du temps, à de riches citadins pour en faire leurs employées de maison, dans le meilleur des cas. Dans un cas comme dans l’autre, l’avenir était soudé à la santé du père.
C’était aussi pour cette raison que Jareth n’avait pas voulu faire venir sa femme ici, pour ne pas la laisser seule, dans le besoin ou exploitée, si jamais il venait à lui arriver quelque chose. Et justement, ce quelque chose de terrible était survenu : il était tombé malade. Cela avait commencé par une toux persistante, dont il n’avait pas voulu reconnaître que c’était le premier symptôme de la maladie. Puis les signes avaient augmenté, en intensité et en fréquence, à tel point qu’il n’avait plus été en mesure de les ignorer.
Les exploitants lui avaient donc fait passer une visite médicale, au cours de laquelle le terrible diagnostic était tombé : il était malade et condamné, à plus ou moins brève échéance.
Il avait d’abord sombré dans la colère, la frustration, le chagrin et surtout, une peur immense l’avait saisie : celle ne de jamais voir son fils et son petit-fils, à qui il avait tant de choses à raconter.
Une fois sa prière effectuée, il s’habilla en soupirant et se mit en route, parcourut la courte distance qui le séparait de l’entrée de la mine puis, le visage pâle et mettant sa main devant sa bouche pour tenter d’étouffer une quinte de toux qui menaçait, il pointa et s’enfonça dans le tunnel A… Pour ne plus en ressortir… Deux heures après, il fut déclaré mort par le médecin. Jareth s’était écroulé, rongé par le remord, la maladie et la fatigue extrêmes…
À l’heure du déjeuner, les exploitants virent arriver un couple fatigué, exténué, sale, avec des vêtements troués. L’homme était jeune, éreinté et émacié, mais visiblement en bonne santé, un gourdin à la main et un petit baluchon dans l’autre. À leur grande surprise, la seconde personne était une femme, non seulement enceinte, mais presque à terme. Ils se précipitèrent vers eux et Osmin déclina aussitôt son identité, leur révélant qu’il était le fils de Jareth.
Un peu interloqués, ils le conduisirent jusqu’à l’oncle de Jareth, qui lui posa quelques questions pour être certain qu’il était bien le fils dont son neveu lui avait parlé. Celui qui avait également entrepris le périple de sa vie, du bidonville jusqu’à la mine de Cripple Creek, ici, au Colorado.
En le conduisant jusqu’à son cabanon, il leur demanda si Jareth était au courant de leur présence, à tous les deux. Devant la réponse négative d’Osmin, il sembla réfléchir, puis finit par hocher lentement la tête sans rien dire, passa devant eux et ouvrit la porte avant de leur laisser le passage.
Dans la pénombre de la pièce, Osmin poussa un peu Dayani, à bout de forces, jusqu’à la première chaise, sur laquelle elle s’effondra, épuisée. Puis il lui servit un verre d’eau de la carafe qui était posée sur la table. Quant à lui, il regarda attentivement autour de lui, fit un tour sur lui-même et reporta son attention sur la table bancale, sur laquelle une feuille de papier sale était adossée contre la carafe en verre.
Profitant de la lueur du jour, il passa sa main contre le mur, puis actionna l’unique interrupteur, qui éclaira la pièce d’une pauvre lueur blafarde, révélant la présence de divers accessoires. Il y avait là un porte-manteau, un lit avec un mauvais matelas, une unique étagère, sur laquelle étaient posés quelques ustensiles de cuisine : deux assiettes en fer-blanc, des couverts, une cafetière en tôle émaillée et deux ou trois casseroles et poêles cabossées.
Sur un côté de la pièce, au pied du lit, une armoire, dont la porte ne fermait pas bien et, à l’intérieur, sa valise de départ, à moitié éventrée. Détournant le regard, Osmin reporta son attention sur le courrier laissé sur la table, pendant que Dayani, une main posée sur son ventre, haletait derrière un sourire ravi et triomphant : ils avaient réussi, ils avaient enfin franchi les 4 000 km qui séparaient leur misérable bidonville de cette mine, de cet Eldorado tant convoité...
Osmin prit la lettre d’une main tremblante et, avant de commencer la lecture, son grand-oncle prit la parole et dit :
– Tu sais Osmin, tu es mon petit-neveu et je vois bien que vous n’avez pas ménagé vos efforts, ta promise et toi, pour venir jusqu’ici. Je te crois le digne fils de ton père et je dois te dire plusieurs choses, continua-t-il en lui posant une main paternelle sur l’épaule.
– Tu connais papa ? Dis-moi comment il est. Je ne le connais que par ce que maman m’en a dit pendant toutes ces années. Je ne sais même pas s’il est grand, souriant, athlétique ou bienveillant.
– Tu peux être fier de lui, mon neveu. Je vais te dire la chose la plus importante : ton père nous a quittés ce matin même…
– Quoi ? Mais comment est-ce possible ? Osmin s’assit, la mine défaite, complètement dévasté.
– Il était malade, très malade même, et il ne rêvait que d’une chose : pouvoir vous accueillir quand vous viendriez lui rendre visite. Dieu ne lui a pas accordé cette faveur, malheureusement.
– Mon père… J’ai fait tout ce chemin pour rien alors ? Les larmes dévalaient les joues des deux jeunes gens.
– Non, bien sûr, et tu vas pouvoir travailler aussi, j’en suis certain. Tu peux et tu dois être fier de lui. Tu sais, quand il est arrivé ici, il m’a juste dit un simple "bonjour mon oncle, je viens pour travailler, comme tu me l’as proposé", puis il s’est adressé aux exploitants pour leur demander quand est-ce qu’il pouvait commencer et dans quelle équipe ils voulaient le mettre.
– Je… oui, sans doute, répondit Osmin d’une voix blanche. Ma mère m’a souvent dit qu’il était courageux à la tâche.
– Bien plus que tu ne crois. Tout le temps où il a travaillé ici, jamais il n’a élevé la voix ; jamais il ne s’est fait remarquer dans quelque action ou révolte que ce soit ; jamais il ne s’est blessé, que ce soit dans les tunnels de la mine ou dans des bagarres de rues, derrière les bars où certains de ses collègues allaient dépenser leur paie de la semaine. Jamais il ne s’est fait remarquer par des accès de colère, des cris ou des coups qu’il aurait donnés à ses compagnons, car certains sont poussés par le ressentiment, la jalousie, ou simplement poussés à bout par la fatigue.
Osmin et Dayani écoutaient la vie de ce père et de ce beau-père qu’ils n’avaient jamais vu et qu’ils ne connaîtraient jamais, les larmes aux yeux, mais qu’ils admiraient. L’oncle reprit :
– Au contraire, il s’est toujours fait remarquer pour ses talents de négociateur, d’élément apaisant, toujours là quand il le fallait et où il le fallait pour séparer des collègues trop sanguins, toujours avec le mot juste pour dédramatiser les situations conflictuelles. Comme ta mère, il avait été pris en sympathie par les exploitants, qui l’ont rapidement élevé au rang de chef d’équipe. Depuis, il avait pris sa nouvelle fonction à cœur et très au sérieux et tous les ouvriers d’ici ne rêvaient que d’être affectés dans son équipe.
– Et nous, qu’allons-nous faire ici ? Osmin ne savait plus réfléchir posément. La nouvelle l’avait affecté bien au-delà de ce qu’il croyait.
– Toi ? Avec ta femme prête à accoucher ? Ici, à la mine ?
– Non, justement, se reprit-il. J’ai… j’ai un diplôme de précepteur, je peux être professeur de mathématiques et de langues pour les enfants d’une riche famille.
– Toi ? Jessenia a pu te payer des cours ? Chez qui ?
– Chez la vieille Zelaya. C’est elle qui m’a tout appris et qui m’a donné ce diplôme.
– Oui, je me souviens de cette institutrice, fit-il en hochant la tête… C’est parfait. Je vais t'aider à trouver un emploi.
– Oh, merci mon oncle !! sourit tristement Osmin en serrant Dayani dans ses bras.
– Bien, je vous laisse à présent. Bonne journée à vous.
Puis il passa la porte et les laissa seuls. Une fois l’émotion passée, les deux jeunes gens se sourirent et Osmin prit la lettre :
« À vous trois, mon fils, Dayani et mon futur petit-fils,
Je sais que vous êtes en route pour venir me rejoindre et, si j’ai raison et que tu as le même caractère que ta mère, je présume que vous êtes déjà bien avancés.
Je voulais te prévenir. D’abord, je ne rêve que d’être en assez bonne santé pour pouvoir vous voir avant de mourir. En effet, j’ai contracté une terrible maladie dont on ne guérit pas. Je l’ai accepté, tout comme j’accepte de vivre le peu de jours ou de semaines que Dieu voudra bien m’accorder.
Je veux que tu saches aussi que la vie est bien loin de celle que j’avais imaginée, que ce soit pour moi ou pour vous deux, avec ta compagne, enceinte, qui plus est.
Mon fils, je ne te connais pas, mais si tu as pris l’initiative de faire faire ce long périple à ta femme enceinte, je pense que c’est parce que tu as une idée précise de ce que tu vas trouver en arrivant.
Cependant, je ne peux que te mettre en garde contre les dangers et les périls qui menacent vos vies à tous les trois. D’abord, bien sûr, vous aurez à affronter les bandits qui ne cherchent qu’à capturer les voyageurs imprudents. Ils sont sanguinaires et, quand ils verront que vous n’avez rien à leur offrir, ils n’auront de cesse de se débarrasser de vous. Les mots te paraissent peut-être durs, mais il vaut toujours mieux être confronté au pire…
Je voulais te dire que, malgré mes rêves de grandeur, je suis fier du chemin parcouru. En effet, depuis que j’ai débarqué ici, je suis passé chef d’équipe et, de ce fait, j’ai droit à certains avantages. Les uns sont en nature ; par exemple, j’ai un cabanon séparé et l’électricité en illimité. Mais surtout, je ne suis plus obligé de me changer en sortant de la mine et cet avantage-là vaut tous les autres, car cela me donne l’occasion unique de ramener chez moi et à l’abri des regards, des paillettes d’or, accrochées à mes vêtements…
Tous les soirs, je m’escrime donc à un minutieux travail, comme ta mère le faisait, lorsque je travaillais à la mine de notre bidonville. Aujourd’hui, je comprends tout le mal qu’elle avait à récupérer les minuscules paillettes accrochées à mes habits et pourquoi elle avait les ongles cassés. Je peux te dire que je n’ai jamais aussi bien compris la valeur de l’argent et la valeur du temps qu’elle passait à récupérer les quelques miettes qui nous permettaient d’acheter le nécessaire, jour après jour, dans cette maudite mine. Alors, comme elle, tous les soirs, j’ai soigneusement raclé les petites paillettes d’or qui étaient sur mes vêtements, puis je les ai récupérées et collectées.
Cela fait plusieurs années maintenant, et j’ai enfin réussi à recueillir une jolie quantité de ce métal. Mon patron m’a dit ce que cela valait en espèces sonnantes et trébuchantes… Je peux te dire que j’ai été très surpris et que jamais je n’ai eu autant d’argent entre les mains. Jamais je n’aurais même imaginé pouvoir en gagner autant ! Je te lègue donc ces précieuses paillettes pour que tu en fasses bon usage. Je voulais faire venir ta mère, mais avec ma maladie et mon décès prochain, elle est sans doute mieux où elle est. Je regretterai toujours son sourire et je veux que tu la ménages en lui apprenant ce qui m’est arrivé.
En récoltant ces paillettes, j’avais aussi un projet plus vaste, celui de vous offrir enfin une vraie vie, à toi, ta femme et à votre bébé, qui naîtra ici, sur le sol américain, parce qu’il aura toutes ses chances en naissant du bon côté de la frontière. Depuis que je sais que tu as décidé de venir au Colorado avec ta compagne enceinte, je suis passé par toutes les émotions : de la colère au désespoir, en passant par le chagrin et, par-dessus tout, en éprouvant une peur immense. Cependant, je comprends ton point de vue pour l’avoir partagé moi-même ; je ne peux que t’encourager à être fort, courageux et résilient, car tu vas certainement passer par des périodes d’abattement et de frustration.
Mon fils, sache que je serai toujours dans ton cœur et que, de là ou je suis désormais, je veillerai sur vous trois.
Ton père qui vous aime,
Jareth ».