Épisode 06 : La Nouvelle Frontière
Derrière les notes
Précédemment dans cette saga... Épisode 05 - L'Or du Crépuscule
Dayani soupira et vint se blottir contre Osmin en disant :
– Quel malheur ! J’aurais tant voulu connaître ton père.
– Et moi donc. Ma mère m’a tellement parlé de lui que je m’en étais fait un portrait, mais du coup, je m’aperçois qu’il nous a laissés sur place pour venir tenter sa chance ici et qu’il n’y a pas gagné grand-chose.
– Mais ton oncle nous a pourtant dit qu’il était apprécié ici, et par tout le monde.
– C’est vrai, et nous allons lui rendre hommage, dit Osmin en se redressant. Pour moi, pour toi et pour notre enfant. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour rien et pour ne rien faire d’autre que travailler à la mine, comme lui.
– Tu as raison. Cependant, je te suggère de dormir et de repenser à tout cela demain. Je suis fatiguée, toi aussi et nous avons besoin de nous reposer avant d’attaquer cette nouvelle étape de notre vie.
– Oui bien sûr, tu as raison. Je verrai demain avec mon oncle s’il peut nous trouver une famille dans laquelle je pourrai être précepteur et toi, femme de ménage.
– Je suis d’accord, il faut commencer quelque part, n’importe où, sans se préoccuper du reste pour le moment. Une fois que notre petit sera né, nous aviserons.
Ils se couchèrent donc, remplis d’espoir et de rêves, sur la couchette usée et trouée du pauvre Jareth. Ils se réveillèrent dans l’après-midi pour manger un peu, mais se recouchèrent aussitôt pour récupérer du long et pénible périple qu’ils avaient accompli pour en arriver là.
Le lendemain, l’oncle tint parole et, pendant que Dayani, encore éprouvée et fatiguée par le long voyage, était restée dans la vieille masure en attendant leur retour, l’oncle conduisit Osmin à la ville la plus proche, à Colorado Springs, située à une heure de route de la mine. Armé de sa seule lettre de recommandation émanant de la vieille Zelaya et d’un argumentaire solide qu’ils avaient préparé en amont, Osmin se présenta à plusieurs familles qui recherchaient un précepteur pour leur enfant.
Heureusement que l’oncle était avec lui, car pour remplacer les haillons dont ils étaient vêtus en arrivant la veille, ils avaient bien ouvert l’armoire de Jareth, mais sans trouver grand-chose de vraiment mieux et plus présentable. De ce fait, il ne donnait pas l’image d’un jeune homme désireux de donner des cours, fût-ce avec un diplôme, mais plutôt celle d’un mendiant ou d’un loqueteux qui cherchait sa pitance en frappant à toutes les portes de la ville. Ils avaient été éconduits plus d’une fois et même l’oncle commençait à perdre espoir. Il se dit qu’ils seraient peut-être obligés d’aller plus loin pour trouver une famille qui accepterait de le prendre à son service.
Cependant, en passant devant un magasin de vêtements, l’oncle eu la bonne idée de proposer à Osmin de se rhabiller pour donner une image plus sérieuse.
– Osmin, mon garçon, as-tu récupéré la somme convertie par ton père ?
– Oui, mon oncle, pourquoi ?
– Viens, il te faut absolument des habits qui te mettent en valeur si tu veux espérer décrocher un emploi.
– Je… C’est-à-dire que je voulais garder cette somme pour nous procurer à manger en attendant de trouver un travail.
– Crois-moi, avec ton diplôme, tu trouveras un poste, mais comprends bien que c’est ton apparence qui rebute les gens, même avec moi à tes côtés. Viens, nous ne choisirons que l’essentiel ; je te promets que nous ne ferons pas de dépenses inutiles.
Encouragé par son oncle, ils entrèrent dans un petit magasin qui proposait des vêtements, à la fois chics et abordables. Ils furent dévisagés de la tête aux pieds par la vendeuse, mais heureusement, elle reconnut le visiteur, s’avança vers lui tandis qu’il la saluait d’un accorte :
– Hello Julia, comment vas-tu aujourd’hui, jeune beauté ?
La jeune femme fut flattée et eut le bon goût de rougir sous le compliment, avant de désigner Osmin du menton. Elle n’eut pas le temps de continuer que l’oncle reprenait :
– Je te présente Osmin, mon neveu qui vient de très loin pour travailler, mais, comme tu peux le voir, il a des habits plus que fatigués. Aurais-tu quelque chose dans ta boutique pour le satisfaire et le faire passer pour un jeune homme de bonne famille ?
– Bonjour, oui bien sûr, suivez-moi, je vais vous montrer quelques pièces. Avez-vous une préférence ?
– Non, pas vraiment, choisis juste un pantalon, une chemisette et un gilet peut-être à mettre par-dessus pour un effet plus classieux. Sans oublier les chaussettes et les chaussures, tu peux nous trouver ça ?
– Venez avec moi, nous devrions pouvoir trouver tout cela.
Puis, elle les conduisit dans le fond du magasin, là où étaient situées les cabines d’essayage.
– Osmin, mon garçon, déshabille-toi et donne-moi ces vêtements.
Le jeune homme, intimidé, entra dans la cabine et se délesta de ses vieilles fripes. Quelques dizaines de minutes suffirent pour qu’il en ressorte complètement métamorphosé, sous le regard admiratif de son oncle et celui, un peu moins chaste, de la vendeuse, qui semblait tout à coup le trouver à son goût...
Ainsi vêtu, il n’eut aucun mal à trouver un premier emploi, dans l’une des riches familles alentours. La suite avait été digne d’un conte de fées. Il avait demandé à faire venir sa femme, qui devait accoucher sous peu, d’abord comme femme de ménage.
La famille dans laquelle il était tombé venait elle aussi d'Amérique Latine. Elle comprenait donc parfaitement le désir de s’en sortir, comme eux-mêmes en avaient eu l’occasion. Dayani une fois sur place, elle avait mis tout son cœur à l’ouvrage, donnant entière satisfaction à ses employeurs. Pendant ses jours de repos, avec les appointements de son mari, elle avait pris des cours d’anglais, tous les jours, ne s’accordant du repos que lors de son accouchement et même là, en berçant son petit d’homme, elle répétait ses leçons. Puis, après quelques années de bons et loyaux services, leurs employeurs les avaient encouragés à demander la nationalité américaine. Après deux demandes classées "sans suite", ils avaient obtenu le sacro-saint rendez-vous pour remplir les formulaires afin d’obtenir la nationalité américaine.
Ils s’étaient hissés, jour après jour, semaine après semaine et année après année, à force de travail acharné, dans les plus hautes sphères de la société. L’enfant qu’il éduquait avait grandi et était entré une école renommée. Leurs employeurs les avaient donc remercié, car ils n’avaient plus besoin de leurs services. Cependant, ils les avaient également recommandés pour qu’ils puissent être intégrés dans un établissement. Osmin fut engagé en qualité de professeur d'espagnol et Dayani, en qualité de professeur d’anglais langue étrangère. D'opportunité en opportunité, ils finirent par déménager à Washington.
Poursuivant son ascension avec ardeur et pugnacité, Dayani parvint à séduire ses collègues professeures, qui voyaient en elle une vraie battante. Elle avait acquis une petite renommée dans une communauté restreinte, mais qui ne tarda pas à la porter au-devant du public pour y plaider la cause des immigrants. Devenant porte-parole de ces déracinés, elle accepta de les représenter pour être élue et, d’élection en élection, de comté en comté, elle s’était engagée dans la course au Sénat. Sa plus grande surprise avait été d’être élue, inconnue parmi les connus. A présent, elle était Sénatrice.
Devant la grande fenêtre de son bureau, elle contemplait la vue panoramique sur Washington D.C. Son regard se perdait dans le lointain, son esprit vagabondant bien plus loin, revenant sur des années de luttes, de rêves et de conquêtes en tout genre. C’est vrai, sa vie aux États-Unis avait commencé de manière humble, comme femme de ménage, mais sa détermination l’avait propulsée bien au-delà de ce qu’elle aurait pu imaginer. Se présenter aux élections pour devenir Sénatrice avait été un pari audacieux, une aspiration presque irréelle pour quelqu’un de son origine. Pourtant, elle avait senti au plus profond d’elle-même que c’était sa voie, que ses expériences et sa lutte pouvaient inspirer et apporter des changements positifs à la société.
Soudain, des cris de joie dans la foule et le rugissement du moteur d’un camion vétuste la transportèrent instantanément plusieurs années en arrière. Elle se revoyait ce jour-là, avec la peur au ventre, cette peur viscérale de l’inconnu, serrant la main d’Osmin, en train de franchir la frontière entre le Mexique et les États-Unis dans l’obscurité. À ce moment-là, elle ne savait rien de ce qu’elle allait trouver. Leur avenir était plus qu’incertain, mais leur espoir inébranlable.
Elle avait connu l’angoisse de ne pas arriver au bout du chemin, l’angoisse de perdre son bébé avant de parvenir à la fin du voyage, la peur de la faim, de la soif et des kidnappings par les différents gangs qui se disputaient les territoires. Et surtout, elle avait vécu avec la peur au ventre de perdre son mari, qui l’avait entraînée dans cette folle aventure. En y repensant, elle n’avait connu que la peur durant leur long périple, de ce petit bidonville nicaraguayen jusqu’à la mine de Cripple Creek, au Colorado. Mais c’était précisément cette peur qui lui avait permis… qui leur avait permis de tenir bon, à tous les deux, dans l’enfer des jungles, des déserts et des toundras désolées, sur plus de 4 000 km.
La tirant de sa rêverie, elle entendit soudain frapper à la porte. En sursautant, elle dit :
– Oui, entrez.
– Oh pardon, Madame la Sénatrice, dit une jeune femme métis avec un fort accent. Excusez-moi, je croyais que le bureau était vide. Je reviendrai…
La femme de ménage avait déjà la main sur la poignée, s’attendant à être renvoyée pour revenir plus tard. Mais Dayani sourit et dit simplement :
– Non, non, vous pouvez faire le ménage, cela ne me dérange pas.
– Merci madame.
Et elle se mit aussitôt au travail. Bientôt, l’odeur abrasive des produits de nettoyage, le mouvement du balai, comme s’il était le prolongement de son bras, l’incessant va-et-vient dans son bureau la ramenèrent une nouvelle fois des années en arrière, lui rappelant ses débuts. Là encore, son regard se perdit et elle se revit, plus jeune et enceinte, quand elle avait commencé par nettoyer les couloirs d’une maison qui n’était pas la sienne. C’est là que tout avait commencé, avec un travail alimentaire. Sans le savoir encore, cette besogne lui avait permis de poser les premières pierres de sa nouvelle vie.
À chaque étape de sa vie, Dayani s’était retrouvée face à des défis, mais sa force intérieure et sa volonté de réussir, autant pour elle-même que pour son fils, l’avaient toujours poussée à aller de l’avant. Elle avait appris l’anglais en utilisant les moindres pauses et les moindres temps de repos dans les interstices de son emploi du temps chargé, chaque mot nouveau étant une victoire, chaque phrase une conquête.
Le ménage achevé, la jeune femme repartie, le soir tombait, écharpe bleu foncé sur les gratte-ciel, encore éclairés de mille feux. Elle alluma sa lampe de bureau et ouvrit un livret qu’elle devait étudier. La fatigue aidant, au bout d’un moment, les pages de ce livret lui rappelèrent les pages d’un autre livre, lui aussi ouvert tard dans la nuit. Son imagination fit le reste et bientôt, ne subsista plus devant elle que la lumière d’une lampe de bureau éclairant ses notes. Des mots, des phrases corrigées, des exercices… Dans leur petite chambre, les cours du soir étaient épuisants, mais elle étudiait avec application, car elle savait qu’ils étaient le chemin vers un avenir meilleur. Elle absorbait les connaissances comme une éponge, chaque examen réussi la hissant plus haut et la rapprochant de son but ultime.
Au bout de plusieurs années de pratique et d’autant de travail, le jour tant attendu était arrivé et ils avaient obtenu la nationalité américaine. Ce jour avait été un moment de fierté indescriptible pour tous les deux. Elle se souvenait encore de son serment d’allégeance, les mots résonnant un à un avec une force particulière, scellant son engagement envers sa nouvelle patrie. De son côté, Osmin aussi avait gravi les échelons un à un et il était à présent "le mari de la sénatrice", jouant un rôle moins important sur le devant de la scène, mais tout aussi primordial dans la sphère privée, car il lui avait toujours apporté son soutien. Son amour pour elle et son désir de la voir s’épanouir leur avait donné le courage de surmonter tous les obstacles, un à un, lentement mais sûrement.
Aujourd’hui, Dayani était une voix respectée au Sénat, défendant les droits des immigrants et des diasporas, des déracinés comme elle, l’éducation pour tous et l’égalité des chances. Elle avait parcouru un chemin incroyable depuis son arrivée aux États-Unis, mais elle n’oublierait jamais d’où elle venait.
"Be the person you needed when you were younger." Cette phrase, qu’elle avait entendue il y a des années et qui l’avait marquée, résumait parfaitement sa mission. Dayani s’était efforcée de devenir la personne qu’elle aurait voulu avoir à ses côtés durant ses années de lutte, un guide, un soutien, une inspiration.
Elle se frotta les yeux et releva la tête. Elle se sentait prête à aller dormir paisiblement avant d’affronter une nouvelle journée de travail, armée de sa compassion, de sa compréhension et de son expérience. Dayani était bien plus qu’une sénatrice ; elle était un symbole d’espoir, la preuve vivante qu’avec de la détermination, même les rêves les plus fous pouvaient devenir réalité.