Épisode 07 : Des Racines et des Ailes

Derrière les notes

Précédemment dans cette saga... Épisode 06 - La Nouvelle Frontière

Dans son bureau du Sénat, Dayani réfléchissait. Elle repensait à sa vie, à ses épreuves, qui l’avaient amenée là où elle était aujourd’hui. Elle repensait à son fils, qui avait eu l’opportunité de faire de bonnes études dans une école prestigieuse.

Ce faisant, elle pensa à elle, à ce qu’elle avait appris, d’abord au contact de la vieille Zelaya, en lui faisant son ménage. Car Zelaya, dans son infinie sagesse, avait fort bien compris que les parents de la jeune fille n’avaient pas d’argent et, sous couvert de lui faire faire son ménage et à manger pendant qu’elle donnait des cours à Osmin, la vieille femme avait instruit cette jeune fille qui ne demandait qu’à apprendre. Osmin, lui, avait eu la chance d’avoir une mère ô combien débrouillarde, puisqu’elle lui avait permis, en se privant de presque tout, d’offrir à son fils des cours chez cette vieille institutrice. Les deux jeunes gens avaient donc bénéficié de tout le savoir et de toute la sagesse de cette femme qui n’avait plus d’âge.

Le reste était une histoire de courage, de persévérance, mais aussi de souffrances et de résilience. Tombés amoureux l’un de l’autre et Dayani étant enceinte, ils avaient décidé d’aller retrouver le père d’Osmin, là où il travaillait, à Cripple Creek, une mine d’or du Colorado. Le voyage avait été bien plus long et plus pénible que prévu pour les deux tourtereaux, mais par chance ou par hasard, ils n’avaient pas rencontré d’obstacles, autres que les tourments dus à la météo ou au climat des pays qu’ils avaient traversés.

Malheureusement, le père d’Osmin venait de succomber à une maladie pulmonaire juste avant leur arrivée, leur léguant tous ses biens, qui se montaient à bien peu de choses, sauf une : les paillettes d’or qu’il avait minutieusement recueillies sur ses vêtements et qu’il avait soigneusement collectées et conservées avant de les faire changer en espèces sonnantes et trébuchantes.

Doté de cet argent inattendu mais bienvenu, et muni de son diplôme et d’une solide volonté, Osmin les avait fait entrer au service d’une riche famille de la ville voisine, qui avait besoin d’un précepteur et d’une femme de ménage. Dayani l’avait donc suivi, en attendant son accouchement. Mais elle n’était pas restée inactive et avait pris des cours du soir pour se sortir de leur condition.

Après plusieurs années et après avoir déménagé pour être professeure dans un établissement réputé de Washington, Dayani avait acquis une profondeur et une étoffe qui l’avait fait sortir du lot et se mettre en avant, bien malgré elle. Portée par ses rêves, elle avait donné de la voix pour sa communauté et son courage avait insufflé un nouvel élan à tous ceux qui étaient dans le même cas de figure. Forte d’une nouvelle ferveur et désirant avant tout prôner la pugnacité et la force d’âme, elle avait été appelée à représenter la diaspora nicaraguayenne au pays de tous les rêves et de tous les possibles...

Une fois devenue Sénatrice, elle n’avait eu de cesse de se mettre au service des populations minoritaires, parfois exclues. Dans ses discours, elle avait toujours porté haut les couleurs de l’Amérique, tout en gardant au fond d’elle son caractère impétueux de battante, allant jusqu’à friser l’impertinence pour faire bouger les lignes.

Et aujourd’hui, elle était là, debout, ses feuillets à la main, expliquant publiquement à son fils, Jareth Jr, qu’il ne devait jamais oublier d’où il venait.

– Mon fils, jeune diplômé, souviens-toi, toi qui as eu la chance de faire des études dans une bonne école, toi qui as grandi sans manquer de rien, toi qui viens d’obtenir ton diplôme de cette prestigieuse université américaine, souviens-toi de tes racines.

Tout le monde était suspendu à ses lèvres, tandis qu’elle reprenait sa respiration. Elle s’était interrompue quelques secondes, submergée par l’émotion, palpable en ce jour inoubliable.

Dans l’enceinte majestueuse de l’université, sous le soleil bienfaisant de cette fin d’après-midi, la foule des parents, ainsi que tous les frères, sœurs, oncles et tantes des élèves, s’était rassemblée pour la cérémonie de remise des diplômes. C’était une journée très particulière dans la vie d’un étudiant et personne ne voulait manquer cela, que les familles soient américaines ou étrangères. Aujourd’hui, tout le monde était rassemblé dans une même et seule famille : celle des gagnants.

Parmi les orateurs du jour, outre le doyen et quelques professeurs, une figure singulière se détachait : la Sénatrice Dayani, une femme dont le parcours hors du commun avait inspiré maintes et maintes autres femmes, bien au-delà des frontières de son État, ce dont elle se félicitait.

Mais ce jour-là, elle ne s’adressait pas au public en tant que politicienne et sénatrice, porteuse d’un message à faire passer. Non, ce jour-là, elle n’était plus qu’une mère parmi tant d’autres, fière de son fils et de son parcours. Oui, ce jour-là, ses mots n’étaient que pour son fils, Jareth Jr et, à travers lui, ils allaient toucher chaque diplômé présent.

Jareth Jr, quant à lui, assis parmi ses camarades, était aussi fier de lui-même que de sa mère. En effet, il avait porté les espoirs et les rêves de Dayani, ceux d’une vie meilleure, façonnée par le travail acharné et la persévérance. Grâce à l’abnégation et aux sacrifices de sa mère, il avait bénéficié des meilleures écoles, il avait vécu sans manquer de rien et venait d’obtenir brillamment son diplôme.

Quand Dayani reprit la parole, un silence respectueux se fit. Ses mains tremblaient encore un peu sous l’émotion et elle sourit avant de poursuivre :

– On ne redira jamais assez la nécessité de ne jamais manquer, ni de patience, ni de courage, pour accomplir ce que l’on a décidé. En effet, où en serais-je si je n’avais pas eu le courage de quitter mon petit village nicaraguayen ? Si je n’avais pas combattu pied à pied pour franchir les 4 000 km qui nous séparaient de notre objectif, mon mari et moi ? Notre voyage pour rejoindre l’Amérique ne fut pas un long fleuve tranquille, non ! Il fut au contraire semé d’obstacles en tout genre, des jungles touffues aux déserts brûlants et désolés, avant d’arriver en terre promise.

Ceux qui ne connaissaient pas son histoire étaient bouche bée, car à la voir en ce jour, triomphante et sûre d’elle-même, bien peu s’étaient imaginé qu’elle avait commencé sa vie dans un petit village, gangrené par la drogue et la violence. Quelques-uns glissaient un regard de fierté et d’admiration en direction de Jareth Jr, qui n’avait d’yeux que pour sa mère en cet instant précis.

Il avait beau connaître son parcours, il ne se lassait pas de l’entendre raconter, encore et encore, car elle y ajoutait à chaque fois un petit détail qui lui permettait de reconstituer toute l’histoire, dans ce qu’elle avait de plus victorieux bien sûr, mais aussi dans tout ce qu’elle avait recelé de dangers et de larmes amères, qu’elle lui avait soigneusement cachées.

À chaque discours qu’elle prononçait, il voyait donc un coin du voile se lever pour découvrir un autre élément qu’elle ne lui avait encore pas révélé. Dayani, emportée par son élan, continuait :

– Ma vie n’a été qu’une succession de combats et chacune de mes victoires fut arrachée de haute lutte. De mon village natal à une mine d’or du Colorado, de mon premier emploi en tant que femme de ménage à l’obtention de la nationalité américaine, de mon emploi de professeure ensuite jusqu’aux couloirs du Sénat américain, je veux vous dire toute l’importance qu’il y a à se souvenir d’où l’on vient.

Les familles immigrées étaient les plus attentives, car elles n’ignoraient rien des sacrifices qu’elles avaient également dû s’imposer pour faire faire leurs études à leurs enfants dans cette même université. Le silence était donc de mise et tous approuvaient en silence, tandis que les mots scandés par la Sénatrice reflétaient la dure réalité du rêve américain. Mais Dayani ne voulait pas s’arrêter là, elle voulait profiter de cette occasion pour rappeler à tous l’importance de s’attacher à réaliser ses ambitions.

– Nos racines et nos combats forgent notre caractère et inspirent la gratitude pour les moments passés et à venir. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon cher fils, je m’adresse à toi. Aujourd’hui, tu reçois ton diplôme, couronnement de ton travail et de tes efforts. Mais n’oublie jamais d’où tu viens. N’oublie jamais les sacrifices de ceux qui t’ont précédé, qui ont tracé le chemin que tu as parcouru si aisément.

Tout le monde avait les yeux rivés sur Jareth à présent, mais lui était dans sa bulle et n’écoutait que les mots de sa mère. Pour lui, elle était la lumière au bout du tunnel sombre dans lequel il s’était quelques fois perdu, quand il ne savait plus où ni vers qui se tourner.

Il se remémorait les longues soirées de lecture et d’écriture quand, petit garçon, il s’asseyait à même l’épaisse moquette du bureau de sa mère, tandis qu’elle travaillait tard le soir. Plus tard, dans la même position, il avait posé ses premières opérations puis, adolescent, même si la moquette était usée, c’est sur ses poils soyeux qu’il avait rédigé ses premiers devoirs. Plus tard encore, presque jeune homme, même s’il n’avait plus besoin de son aide, il adorait venir se réfugier dans cet antre silencieux. Il aimait cette ambiance feutrée où il pouvait travailler à ses cours à côté de sa mère, toujours penchée sur un dossier urgent à terminer. Jusqu’à ces derniers mois où il l’avait dérangée plus souvent que de coutume pour solliciter son aide, afin de rédiger son mémoire à soutenir en vue de l’obtention de son diplôme. Il savait par quoi il était passé et écoutait le vécu de sa mère avec la même passion, tandis que Dayani continuait de s’exprimer avec la même ferveur :

– … Car nous venons d’un monde où l’éducation n’est pas un droit, mais un privilège, où chaque jour est une lutte pour la survie. N’oublie pas cependant, et vous tous ici, n’oubliez pas qu’il faut rester humble et serviable en toute occasion. La véritable mesure de votre réussite, voyez-vous, fit-elle avec emphase, ne se trouve pas dans les titres ou les honneurs, mais dans ce que vous faites pour les autres, dans la manière dont vous utilisez votre position pour initier un changement positif dans le monde.

Alors qu’elle concluait son discours, Dayani fixa tendrement son fils avec une fierté évidente dans le regard.

– Aujourd’hui, je ne te parle pas seulement en tant que Sénatrice, je te parle surtout en tant que mère. Tu as en toi le potentiel de changer le monde, dit-elle en le désignant du doigt, mais souviens-toi toujours d’où tu viens. C’est ce souvenir puissant et indélébile qui te gardera ancré dans le présent et qui te guidera dans tes choix futurs. Je vais conclure par quelques phrases que je vous invite à méditer. Tout d’abord, je pense que la vraie exclusion vient de ce qu’une partie de la population n’est plus en mesure de travailler. Alors, je veux vous dire qu’il y a trois façons pour changer la vie : la première, c’est l’école ; la seconde, l’école et la troisième, l’école. C’est la seule solution pour arracher un enfant à l’évidence de sa condition.

La foule acquiesça en silence, mais les hochements de tête disaient bien qu’ils approuvaient le discours. Dayani continua :

– La deuxième phrase concerne l’enseignement et les enseignants, car un professeur peut changer une vie. Il peut désinhiber, donner du courage. Il peut confirmer une vocation. Je n’ai pas vu mes parents s’instruire, mais j'ai su saisir une main qu'on me tendait. Mon fils a eu l’éducation que je n’ai pas eue. N’oubliez jamais qu’il n’y a pas de fatalité à l’inculture et à la misère. La seule façon de s’en sortir est et restera toujours l’éducation.

Alors qu’elle souriait en repliant ses feuillets, indiquant par là que son discours était terminé, la foule éclata en applaudissements nourris et en cris de triomphe et d’exaltation, tandis que Jareth Jr essuyait discrètement une larme qui s’était échappée, touché malgré lui par les mots de sa mère.

Dans cette phrase : "Souviens-toi toujours d’où tu viens", résonnait l’écho d’un long voyage, commencé bien avant sa naissance, portant avec lui tout un héritage de force et d’espoir. Pour lui, ce discours de remise des diplômes n’était pas seulement un rappel de l’importance de son origine et de son histoire personnelle ; c’était surtout un message universel sur la valeur de l’humilité, du travail acharné et du service aux autres.

Jareth savait que sa mère, par son discours, venait de lui offrir, à la fois et à lui et à tous les autres diplômés, une boussole, grâce à laquelle ils allaient pouvoir garder le cap pour naviguer dans la vie en évitant les écueils de la cupidité et du pouvoir. C’était un garde-fou utile et quotidien pour louvoyer entre les rochers de la tyrannie et de l’autoritarisme forcené, un rappel que, peu importe où nous allons, nous portons en nous l’histoire de ceux qui nous ont façonnés.

Bientôt : l'épisode 08 : Tout l'Or du Monde