Épisode 08 : Tout l'Or du Monde
Derrière les notes
Précédemment dans cette saga... Épisode 07 - Des Racines et des Ailes
À la fin de ses études et après le discours poignant de sa mère, Jareth Jr, armé de son tout nouveau diplôme, se mit en quête d’un emploi, mais ni sa mère ni lui n’étaient inquiets. En effet, armé de son précieux sésame et de sa détermination, il eut vite fait de décrocher un poste de directeur de projet dans une équipe pour une importante entreprise immobilière de luxe, qui était cotée à Wall Street et qui avait pignon sur rue.
Il était arrivé là où il voulait : il était issu de la classe moyenne – et même plus que moyenne – et il était arrivé dans les plus hautes sphères d’une entreprise florissante. Il reproduisait le schéma de sa mère, qui était partie de rien pour devenir sénatrice. S’il n’ambitionnait pas de lui ravir sa place, il comptait bien trouver la sienne pour s’épanouir et devenir quelqu’un, lui aussi.
C’est dans cette boîte que, six mois après avoir commencé, il remarqua une splendide jeune femme blonde, investisseuse et agent immobilier dans la société dans laquelle il travaillait, deux étages plus bas. Ils se croisaient souvent, au détour d’un couloir ou dans les ascenseurs, mais il ne s’aperçut vraiment de sa présence que lorsque leurs deux équipes furent amenées à collaborer pour tenter de décrocher un marché important. Après d’âpres négociations et des heures de travail acharné, durant lesquelles les présentations s’enchaînèrent pour peaufiner chaque détail, la décision tomba : ils avaient réussi ! ils avaient décroché le marché... Afin de les récompenser pour ce résultat magnifique et pour tout dire, inespéré, le patron organisa un déjeuner réunissant les deux équipes et chargea Heather de mettre Jareth Jr au courant. C’est ainsi que ce jour-là, à la fin d’une matinée radieuse et le visage fendu d’un sourire éclatant, elle pénétra dans son bureau et lui proposa joyeusement de venir prendre part avec son équipe, au repas organisé par le patron et sa propre équipe, afin de se féliciter de ce nouveau gros marché immobilier qu’ils venaient de décrocher.
Il avait découvert en Heather une jeune femme issue d’une famille aisée, mais pas seulement ; c’était une tête bien pleine sur une tête bien faite. À côté de lui, le jeune hispanique détonnait par son allure et son physique. En effet, ils n’auraient pu être aussi différents l’un de l’autre. Elle était grande, la silhouette déliée et le teint pâle, rehaussée d’une chevelure blonde et élégamment bouclée. Ses yeux verts en amande étaient discrètement maquillés et ses pommettes hautes étaient savamment retouchées d’une touche de rose poudré. Pour couronner le tout, la touche de glamour finale était représentée par des ongles longs et impeccablement manucurés. Quant à lui, il était de la même taille que sa consœur, mais le cheveu était aussi brun qu’elle était blonde, et ses yeux étaient aussi foncés que ceux de la jeune femme étaient clairs. Elle, héritière d’une fortune immobilière, habituée dès le berceau aux dorures et aux privilèges ; lui, fils d’une combattante courageuse, dont le parcours depuis le Nicaragua jusqu’au Sénat américain racontait une tout autre histoire de lutte et d’ascension.
Pour les deux jeunes gens, ce premier déjeuner avait été suivi de beaucoup d’autres, car ils avaient rapidement pris l’habitude de se retrouver pour manger, sans aucun autre motif que celui de partager un repas pour se faire plaisir, se rencontrer et discuter tranquillement. Leurs échanges s’étaient faits plus profonds, plus personnels et, de fil en aiguille, plus tendres aussi. On n’avait pas tardé de les rencontrer en dehors de l’entreprise et bientôt, ils échangèrent leur premier baiser. Leur romance avait d’abord étonné, puis avait semblé transcender tous les préjugés et les différences sociales. Après plusieurs mois de fréquentation, les parents de la jeune fille éprouvaient des sentiments mitigés envers ce jeune homme. Bien sûr, ils étaient impressionnés par la réussite et l’ascension sociale de sa mère, car tout le monde connaissait la sénatrice Dayani. Cependant, ils ne pouvaient se départir d’un sentiment de nervosité et de malaise face à ces gens qui, somme toute, étaient des "parvenus", et qui n’étaient pas issus de la bonne société américaine. Par-là, ils entendaient blanche et riche, comme eux.
Dayani, quant à elle, ne savait pas comment interpréter ce joli conte. Sans influencer leur histoire d’un côté ou de l’autre, elle avait donc décidé de laisser les choses suivre leur cours. Environ un an après leur première rencontre, les deux jeunes gens prirent la décision de s’engager plus avant dans leur relation. Tout joyeux, ils allèrent annoncer à leurs parents qu’ils avaient décidé de s’unir légalement. Les parents d’Heather, bien que circonspects, ne voyaient pas d’obstacle évident et logique de s’opposer à ce mariage. Ils n’eurent d’autre choix que d’accepter. Quant à Dayani, elle était ravie bien sûr, mais elle aussi gardait une sorte de défiance face à ces personnes, au demeurant fort charmantes, mais chez lesquelles elle sentait une espèce de réticence à voir leur fille choisir ce qu’ils n’arrêteraient jamais d’appeler « un étranger » et en tout cas, étranger à leur monde.
Pour eux, l’Amérique et les Américains, c’étaient les maisons bien alignées avec leur jardin luxuriant et bien entretenu, ainsi que la grosse berline qui attendait devant, le pétrole, les buildings qui étincelaient sous le soleil et l’immobilier de luxe. Beaucoup moins les quartiers « chauds », les docks insalubres et les bicoques, faites de bric et de broc, que l’on croisait dans les endroits reculés et qui abritaient une population « autre », sans que ce mot recouvre quelque chose de précis, mais en tout cas, pas une population digne d’être côtoyée.
Pour Dayani, bien sûr, l’Amérique avait été son passeport pour une vie meilleure, pour une vie, tout simplement. Elle y repensait quelques fois : que seraient-ils devenus, Osmin et elle, s’ils s’étaient unis dans leur petit bidonville, loin dans les profondeurs du Nicaragua ? Que serait devenu Jareth Jr ? Elle n’osait pas aller plus avant dans sa réflexion et préférait de loin tous les sacrifices qu’elle avait consentis pour se hisser à la place qu’elle occupait désormais.
Les deux familles acceptèrent donc leur mariage. Celui-ci avait été célébré avec faste, luxe, débordant de fleurs, autant que de champagne et de caviar. Heather étant fille unique, les parents n’avaient pas lésiné sur les moyens, et des moyens, ils en avaient ! Dayani, elle, aurait préféré rester un peu plus sobre, mais les enfants étaient tellement contents de voir leur mariage se préparer comme une véritable fête nationale qu’elle n’osa pas s’interposer.
Cette union était la fusion parfaite de deux mondes, celui de la réussite self-made d’un côté et celui de la richesse héritée de l’autre. Les agapes durèrent plus de deux jours, le temps d’inviter toutes les connaissances de la famille de Heather. Dayani, même parée des insignes de sa fonction de Sénatrice, ressentit une tension imperceptible, mais persistante dans l’air. Les invités, tout en politesse et en sourires de circonstance, échangeaient des regards lourds de sous-entendus dès qu’ils pensaient ne pas être observés. Par moments, elle surprenait des fragments de conversations murmurées, des rires étouffés rapidement, masqués par des toux convenues. Personne n’osait l’affronter directement, mais l’atmosphère était empreinte de cette distinction invisible que l’on ne franchit pas, d’un monde où, malgré toutes ses réussites, elle sentait qu’elle restait une intruse. Ne souhaitant pas ternir la journée par sa présence, elle prétexta des obligations urgentes liées à son rôle de Sénatrice pour s’éclipser dignement, sans laisser transparaître le tumulte intérieur que ces subtiles exclusions avaient provoqué.
Le retour dans son bureau lui fit l’effet d’un baume apaisant et bientôt, elle pensa à ce que son fils subirait, lui aussi, à plus ou moins brève échéance. Elle était persuadée que les deux jeunes gens s’aimaient, mais elle redoutait que l’amour d’Heather cache une autre réalité, bien plus vénale et plus « intéressée »… Malgré tout, elle avait décidé de ne rien dire et de ne rien tenter. Jareth Jr devait suivre sa voie. Elle se jura de l’aider dans la mesure de ses moyens et de le rassurer s’il en éprouvait le besoin.
Pour le jeune couple, les premiers mois furent une lune de miel continue, débutant par un splendide voyage d’agrément offert aux amoureux par le patron de la boîte où ils travaillaient. Ils avaient visité les hauts lieux de tourisme américain, incluant un séjour dans le parc de Yellowstone, un safari dans la jungle africaine et un magnifique domaine français, composé d’un château et de sa maison de maître accolée. Ils en étaient revenus enchantés et des étoiles plein les yeux. Ensuite, partagés entre soirées mondaines et escapades dans les lieux les plus prisés, ils étaient très sollicités.
Mais, peu à peu, le vernis de l’idylle commença à se craqueler sous le poids d’une réalité moins chatoyante et Jareth Jr ressentit assez vite l’impression d’un abîme qui menaçait de l’engloutir. En effet, si Heather semblait naviguer avec une aisance déconcertante dans cet univers où chaque geste, chaque mot, était calculé pour maintenir une image, Jareth Jr, lui, malgré son éducation et ses succès personnels, sentait constamment peser le regard de ceux qui, dans le cercle d’Heather, ne voyaient en lui qu’un « parvenu », un « nouveau riche », sans savoir par où il était passé. Au fur et à mesure de leurs sorties, les dîners devinrent de véritables épreuves.
Les rires un peu trop forts pour être sincères, les conversations qui glissaient invariablement vers des anecdotes d’un monde qu’il connaissait par sa mère, mais qu’il n’avait jamais vécu, finirent par le mettre mal à l’aise. Il avait bien tenté de s’immiscer dans ce monde, mais rien n’y avait fait, il se sentait de moins en moins à sa place. Il avait bien essayé de se glisser dans le soulier de Cendrillon, mais il était comme le pied des belles-sœurs : trop gros pour pouvoir s’y introduire.
Alors, il avait essayé de raconter son histoire, de parler de ses racines, mais à chaque fois, il ne récoltait qu’un silence d’indifférence polie, quand ce n’étaient pas des rires trop peu subtilement cachés. Nul doute que pour ces gens, dont la richesse était ostentatoire, malgré tous les efforts qu’il faisait, jour après jour, son costume serait toujours trop étriqué ; sa manière de parler, toujours et inévitablement teintée d’un accent qu’il ne pourrait effacer. En son for intérieur, le jeune homme était malheureux, déplacé, en proie à une incompréhension profonde et à un malaise encore plus marqué. Il avait toujours cru en l’importance des valeurs transmises par sa mère, une femme merveilleuse et ô combien courageuse, qui n’avait pas hésité une seconde pour traverser les innombrables épreuves qu’elle avait subies pour offrir à sa famille une vie meilleure aux États-Unis.
Pour sa part, Heather ne comprenait absolument pas l’importance qu’accordait Jareth Jr à ces « détails » de sa vie passée. Pour elle, ce qui s’était passé avant était un chapitre clos, et dorénavant, l’avenir, le leur, se construisait avec des billets verts et des contacts influents. Elle ne voyait pas – ou ne voulait pas voir – le malaise croissant de son mari, absorbée par une vie de paillettes qui avait été la sienne depuis l’enfance.
En effet, bien que charmante en apparence, en réalité, elle ne se souciait que des biens matériels et de son statut social qu’il lui fallait conserver à tout prix. À chaque fois que son mari s’engageait dans des conversations profondes et des aspirations à un but plus grand, elle l’avait écouté au début, mais rapidement, elle lui avait fait comprendre que cela ne l’intéressait pas. Jareth Jr, élevé au contraire dans l’admiration du travail acharné et de l’importance de donner en retour à la communauté, se sentait de plus en plus aliéné dans son propre foyer.
La rupture était donc inévitable, résultat d’un clash de deux mondes que tout opposait, mais dont aucun des deux jeunes gens n’avait semblé prendre la mesure, accaparés qu’ils étaient par leur jeunesse, leur amour et leurs convictions de pouvoir surmonter leurs différences. C’est Jareth Jr qui prit la décision, réalisant après coup qu’il n’avait cherché, en Heather, qu’une reconnaissance et une acceptation, mais qu’il ne trouverait jamais dans le luxe et l’opulence qui étaient les siens. Quant à Heather, elle ne semblait pas comprendre ni remettre en question les raisons profondes de leur échec conjugal. Elle était trop enracinée dans son monde de superficialité, incapable de voir au-delà des apparences et des possessions matérielles. Leur mariage se termina donc sans heurts, mais sans que la jeune ne questionne son mode de vie, convaincue que Jareth Jr était celui qui avait tout à perdre.
Déboussolé, triste et la mort dans l’âme, Jareth Jr alla trouver refuge chez sa mère, qui fut pour lui comme une bouée de sauvetage. Après quelques jours passés chez lui, dans son ancienne chambre d’étudiant, elle lui proposa de retourner au Nicaragua, sur les traces d’un passé qu’il n’avait connu qu’à travers ses récits. Il sauta sur l’occasion et accepta bien volontiers, en quête d’identité, loin des regards qui le jugeaient et loin de la pression de devoir constamment prouver sa valeur.