Épisode 09 : Les Ailes du Pardon

Derrière les notes

Précédemment dans cette saga... Épisode 08 : Tout l'Or du Monde

Abattu, totalement dévasté, Jareth Jr était revenu avec une pauvre petite valise. Il n’avait rien voulu emporter de sa vie d’avant ; il avait laissé derrière lui tous les vestiges qui lui rappelaient qu’il avait vécu une vie de luxe, pendant très peu de temps, mais que la réalité l’avait rattrapé. Durement. Il ne voulait plus revivre son calvaire ; doré, mais calvaire quand même. Il ne voulait plus de ce luxe ostentatoire. Avec un soupir, il réintégra sa chambre d’étudiant, chez sa mère, dans l’appartement qui jouxtait son bureau de sénatrice et s’enferma à l’intérieur, refusant de voir qui que ce soit ; refusant de manger quoi que ce soit ; refusant de parler à qui que ce soit.

Dayani, bouleversée par cette séparation, l’avait laissé se claquemurer dans sa chambre, s’efforçant de lui laisser le temps de se retourner avant de lui soumettre une proposition. Après une longue semaine, où le pauvre garçon s’était étiolé entre ses quatre murs, passant son temps à se lamenter sur le naufrage de son mariage, il avait fini par accepter de manger un peu. À la demande du médecin que sa mère avait fait venir, inquiète qu’elle était de voir son fils se laisser mourir à petit feu. Puis, peu à peu, elle avait pu pénétrer dans son antre, mais il n’avait pas ouvert ses volets. Il n’avait pas non plus voulu qu’elle s’approche, pour ne pas voir l’état lamentable dans lequel il était. Il avait fallu encore patienter une autre semaine avant que le jeune homme n’accepte qu’elle s’avance et s’asseye sur son lit pour l’écouter raconter son mal-être et son désespoir. Pour tenter de s’en délivrer. Pour tenter de le dissoudre grâce à la parole. Et alors, dans l’obscurité de cette petite chambre, aux murs, aux meubles et à l’ambiance rassurante, qui lui rappelaient ses années d’études, avec moult soupirs et encore plus de sanglots, Jareth Jr lui énonça tous les éléments qui avaient conduit à un divorce, sinon tumultueux, du moins inexorable à long terme.

C’est du moins ce que tenta de lui expliquer sa mère. Elle lui rappela les différences intrinsèques qui les séparaient, lui et son épouse ; elle lui rappela leurs différences de mondes, mais aussi leurs différences de convictions et de valeurs ; leurs différences de vie, tout simplement. Vaincu par le chagrin et l’évidence qui marquaient la fin de son union, il se laissa aller et lui raconta les soirées mondaines dans lesquelles il se sentait en complet décalage, il lui raconta les cadeaux que sa femme s’offrait et les sommes dispendieuses qu’elle dilapidait, à son sens, alors que lui s’efforçait d’en mettre de côté. Il lui raconta les disputes et les querelles, qui étaient allées en s’amplifiant, quand ils rentraient et qu’ils s’opposaient sur les sujets de discussion. Elle, prônant les dépenses et les plaisirs futiles, les biens matériels, toujours en recherche de la prochaine dépense, toujours plus importante que la précédente. Lui, déclarant haut et fort qu’il avait foi en la vie, mais aussi dans la valeur du travail acharné et de la persévérance. Au début, elle le faisait taire d’un baiser, puis, de mois en mois, elle lui intima le silence d’un soupir agacé ou d’un geste d’exaspération en lui disant :

– Mais mon pauvre Jareth, tu radotes ! Tu répètes toujours la même chose : “Il faut travailler, il faut passer par des épreuves pour connaître la vraie valeur des choses. Regardez ma mère, enceinte à 15 ans, arrivée aux USA à 16, puis femme de ménage et professeur, pour terminer au poste de sénatrice”.

– Oui et alors ? N’es-tu pas fière d’avoir épousé le fils d’une femme d’importance ?

– Oui, non, je ne sais pas. Moi je suis née ici, mes parents m’ont légué leurs biens, je suis riche et je n’ai pas peur de le dire et encore moins de le montrer. Pourquoi faudrait-il que l’on fasse des économies, puisque j’ai tout ce que je veux et quand je le veux ? C’est quoi, tes discours de « père-la-morale » ? C’est lassant à la fin et en plus, tous mes amis te regardent d’un air bizarre et finissent par ne plus vouloir venir chez nous, pour ne pas te rencontrer et être obligés de t’écouter.

– Je ne vois pas ce qu’il y a de surprenant à vouloir se souvenir de ses racines. Je suis fier de ce que je suis et je suis fier de ce que ma mère est devenue…

– Oui moi aussi, mais ce n’est pas une raison pour le claironner à tout bout de champ. Arrête de dire à chaque fois : “Moi qui sais ce que sont les sacrifices...”, c’est d’un barbant !

– Tu ne comprends pas, c’est pour…

– Non, tu as raison, je ne comprends pas ! Ce que je comprends, par contre, c’est que nous n’avons plus grand-chose en commun.

Elle avait claqué la porte en sortant et s’était réfugiée dans la chambre d’amis. Ils avaient essayé de recoller les morceaux, mais avaient dû se rendre à l’évidence : trop de choses les séparaient désormais.

Une semaine plus tard, Heather avait pris son téléphone et avait appelé ses parents pour leur faire part de leur décision commune. En regardant partir Jareth Jr ce matin-là, sa valise à la main, elle lui en voulait encore de ne pas avoir su se hisser “à son niveau”. Pas une seule fois elle n’avait supposé que le problème pouvait en partie venir d’elle et de son attitude.

Tout en pleurant et en racontant à sa mère les dernières discussions plus que houleuses qu’ils avaient échangées, Jareth Jr se lamentait sur son sort. Dayani, cependant, n’entendait pas le laisser s’apitoyer sur lui-même. Elle attendit donc patiemment que la vague de colère et de tristesse soit passée pour lui proposer de retrouver ses racines, justement, et de se rendre au Nicaragua. Elle en profiterait pour faire un véritable retour aux sources, puisqu’elle n’y était pas retournée depuis qu’elle l’avait quitté, enceinte, à 15 ans.

– Jareth, mon chéri, je te laisse réfléchir avant de me donner ta réponse, mais je crois que tu as besoin de savoir d’où tu viens. Fais-moi savoir quand tu seras prêt.

Il l’avait surprise deux soirs après, en venant la retrouver dans son bureau. Il s’était approché, lui avait souri, l’avait regardée un moment, puis l’avait contournée et s’était placée derrière elle, avant de l’enlacer tendrement de ses bras et de nicher sa tête dans son cou.

– Je crois que je suis prêt, Maman.

– Très bien mon chéri ; laisse-moi deux heures pour tout préparer et on partira demain matin.

– Entendu.

Puis, alors qu’il sortait du bureau, il se retourna et lui murmura un :

– Merci, Maman, empli de gratitude.

Elle lui avait souri en retour et s’était dépêchée de réserver les billets, puis avait laissé des instructions pour que son absence ne la desserve pas.

Le lendemain matin, chacun une petite valise à la main, ils embarquaient pour le premier vol à destination de Managua, la capitale du Nicaragua. Auparavant, elle avait pris soin de demander à l’ambassade des États-Unis sur place d’aller faire chercher ses parents dans leur bidonville.

Alors qu’elle survolait en quelques heures tous les territoires qu’elle avait mis des mois à traverser avec Osmin, quelque 30 ans plus tôt, au-dessus de la mer de nuages, Dayani se laissa bercer par le ronronnement des moteurs. Son esprit dériva et elle pensa rapidement :

Quatre heures et demie pour presque 4 000 km… et dire qu’on a traversé ces jungles, ces déserts et ces forêts à 15 ans, Osmin et moi, enceinte ! Serais-je capable de le refaire aujourd’hui ? Je ne sais pas. Si ma vie ou celle de ma famille en dépendait, oui sûrement, certainement même…

Puis, son esprit s’évada encore plus loin, encore plus profondément. Elle se souvint de sa fuite, trente ans auparavant. De sa fuite éperdue pour un monde meilleur, pour une vie meilleure. Pleine d’enthousiasme et de convictions, elle avait entrepris un périple marqué par l’espoir et la désolation, fuyant un Nicaragua qui lui avait offert plus de larmes que de sourires.

Elle se souvint alors de ses parents, de sa mère surtout, qui avait préféré l’abandonner en foyer pour lui éviter d’être agressée par son père. Elle se souvenait encore de ses promesses de la faire revenir, vides de sens. Elle se souvint de cette haine profonde qu’elle avait éprouvée envers ses parents qui lui mentaient, ainsi que de sa rencontre avec son futur mari alors qu’elle avait 14 ans. Elle avait du mal en pensant à leur prochaine rencontre, car elle se souvenait parfaitement de la raison pour laquelle elle avait été envoyée dans ce foyer...

Un soir où elle était endormie, son père, revenant d’on ne savait jamais où, complètement éméché, l’avait brusquement tirée de son sommeil en lui soulevant sa chemise de nuit… Sa mère, alertée par ses cris, s’était aussitôt interposée et son père, moyennant quelques gifles, avait accepté d’assouvir ses désirs sur sa mère. C’est ainsi que Dayani avait été mise au courant très tôt de ce qui pouvait se passer entre un homme et une femme. C’est ainsi aussi que son père, en voyant l’air terrorisé de sa fille, avait éprouvé une jouissance sadique et prenait plaisir à la réveiller à chaque fois que l’envie lui prenait. Non seulement pour qu’elle assiste à la scène, mais aussi pour la menacer de la même chose à la moindre désobéissance de sa part.

C’est ainsi que sa mère donna naissance à ses quatre frères et sœurs et que, à 13 ans, elle fut confiée à un foyer pour la protéger, selon les mots de sa mère, qui lui promit de venir la récupérer aussitôt qu’elle le pourrait.

Elle venait la voir fréquemment au début et puis, les enfants en bas âge se succédant, elle avait espacé ses visites, pour ne plus venir qu’une fois par mois, parfois moins.

Elle avait eu la chance d’être repérée par la mère supérieure qui dirigeait le foyer, qui avait vu en elle un esprit vif et une grande curiosité. C’était elle qui l’avait envoyée pour faire le ménage chez Zelaya, qui l’avait accueillie de bonne grâce et qui lui donnait quelques piécettes pour la remercier.

En amorçant sa descente vers le sol nicaraguayen, l’avion lui faisait penser à un oiseau qui rentrait au nid et Dayani était envahie par un mélange complexe d’émotions. L’air, les sons, les couleurs, tout lui rappelait son enfance, une époque révolue, mais jamais vraiment oubliée.

Elle avait quitté ce pays enceinte, sans regrets, portée par la détermination de forger une vie meilleure pour son enfant à naître. Aujourd’hui, elle revenait en tant que Sénatrice, victorieuse, mais également en quête de paix intérieure.

À l’aéroport, ses parents, désormais très âgés, l’attendaient. Bien sûr, le temps avait quelque peu estompé la rigueur de leurs traits et la vigueur de leurs gestes. Dayani les observa, agitée à la fois d’un tourbillon de souvenirs heureux et d’une hostilité marquée. Alors qu’elle s’avançait, suivie de son fils, elle vit dans leurs yeux le poids des années, des décisions prises et de leurs conséquences. La haine qu’elle avait nourrie à leur égard pendant toutes ces années s’était amenuisée avec le temps, laissant place à une compréhension douloureuse de leur humanité et de leurs erreurs.

Face à eux, Dayani fit alors le seul choix possible, ce même choix qui lui avait semblé impossible, des années auparavant. Elle décida de leur pardonner. S’approchant d’eux, et voyant qu’ils ne savaient pas comment se comporter, elle s’avança et pressa sa mère contre elle, d’abord, puis son père.

En voyant les larmes couler sur leurs joues, elle se rendit compte que ce pardon n’était un oubli des souffrances endurées, mais plutôt une acceptation de la situation et une libération de tout son ressentiment. À présent, elle comprenait enfin que le poids de la rancœur était un fardeau très lourd à porter et que, pour avancer, il fallait savoir laisser derrière soi les chaînes du passé.

Elle se tourna vers son fils et l’invita à avancer pour faire la connaissance de ses grands-parents en lui murmurant :

– Nous ne pouvons choisir d’où nous venons, mais nous pouvons choisir où nous allons et comment y parvenir.

Ce voyage au Nicaragua ne marquait pas seulement un retour aux origines pour Dayani et Jareth Jr, mais c’était aussi et surtout un pas vers la réconciliation, avec leur passé, avec eux-mêmes, et avec ceux qui les avaient façonnés, pour le meilleur et pour le pire.

Bientôt : l'épisode 10 : Les Graines de l'Avenir