Comme toi
Exégèses
Jean-Jacques Goldman a tout juste 30 ans lorsqu'il écrit "Comme toi". "En regardant un album de famille de ma mère", explique-t-il à Michel Drucker, sur l'antenne d'Europe 1, en mars 1986. Contrairement à la plupart des autres titres de son deuxième album, qu'il avait en stock depuis quelques années déjà, "Comme toi" est une nouvelle chanson. Jean-Jacques est marié, est déjà papa de Caroline, 7 ans, et de Michael, 3 ans. En voyant la photo de sa cousine éloignée, il pense à sa fille, et à ses préoccupations de petite fille. "Exactement les mêmes que celles de la gamine qui était sur la photo", précise-t-il à "L'Arche" en septembre 2002...
Sommaire
L’étincelle : une photo, un regard
Une chanson entre deux mondes : l’homme et l’artiste à la croisée des chemins
"Elle s’appelait Sarah…" : l’écriture pudique de l’indicible
Sarah et Caroline : Deux fillettes et un gouffre
Fredonner l’innommable
La judéité entre les lignes
Mémoire, empathie, vigilance : "Cette petite fille, c'est nous"
L’étincelle : une photo, un regard
Jean-Jacques Goldman a tout juste 30 ans lorsqu'il écrit "Comme toi". "En regardant un album de famille de ma mère", explique-t-il à Michel Drucker, sur l'antenne d'Europe 1, en mars 1986 (01). Contrairement à la plupart des autres titres de son deuxième album, qu'il avait en stock depuis quelques années déjà, "Comme toi" est une nouvelle chanson. Jean-Jacques est marié, est déjà papa de Caroline, 7 ans, et de Michael, 3 ans. En voyant la photo de sa cousine éloignée, il pense à sa fille, et à ses préoccupations de petite fille. "Exactement les mêmes que celles de la gamine qui était sur la photo", précise-t-il à "L'Arche" en septembre 2002 (02). C’est dans un moment intime, presque anodin, que germe une chanson qui bouleversera des générations d’auditeurs. En feuilletant un vieil album de famille, appartenant à sa mère Ruth, Goldman s’arrête sur une photo. Une image parmi d’autres, semblable aux innombrables clichés de famille que l’on regarde distraitement : des enfants en habits du dimanche, des sourires figés, des regards un peu fuyants. Mais à côté de certains prénoms, Ruth a inscrit un mot simple, dévastateur : déporté. Ce mot change tout. Il transforme ces sourires banals en fragments de destin fauchés. Il arrête le regard de Jean-Jacques sur une fillette aux yeux clairs, en robe de velours, qui semble "penser plutôt aller jouer avec sa poupée", comme il le dira plus tard (03). Il ne sait pas si cette petite fille s’appelle Sarah. "Mais en tout cas, son visage existe pour moi", confie-t-il (04). Cette phrase, sobre et déterminante, scelle la naissance d’un personnage de chanson dont le prénom - Sarah - deviendra universel. Sarah, qui "n’avait pas huit ans" (05), entre dans la mémoire collective non pas par l’évocation explicite de la Shoah, mais par le truchement d’une émotion personnelle, d’un trouble intime. La fillette de la photo ne ressemble pas à une victime. Elle n’a rien de ce que Goldman nomme "la tête de déporté" (06) - ces visages décharnés, ces regards brûlants que l’on associe trop facilement à l’horreur. Elle est ordinaire, familière, semblable à toutes les enfants que l’on croise dans une cour d’école ou au jardin public. Et c’est précisément ce qui bouleverse Goldman. Cette banalité du visage, cette innocence sans histoire, font surgir une vérité essentielle : ce n’étaient pas des êtres à part. C’étaient des enfants comme les autres. Comme Caroline. C’est là que naît le comme toi. Par glissement émotionnel, l’auteur relie le visage de la fillette disparue à celui de sa fille vivante. Ce lien secret entre passé et présent, entre l’histoire collective et la chair de sa propre histoire, devient la matrice de la chanson. La photo devient miroir. Et l’écriture devient acte de mémoire. Il ne s’agit pas de raconter la Shoah. Il ne s’agit même pas de dénoncer. Il s’agit de faire ressentir. De prendre par la main une génération qui a eu la chance de naître "ici et maintenant" (07) pour lui murmurer, avec une infinie pudeur : voici ce que d’autres enfants ont vécu, et ce qu’il ne faut pas oublier. À travers ce regard d’enfant, Goldman capte une étincelle, une faille dans le temps. La chanson naît d’une dissonance : celle entre une enfance paisible et l’ombre d’un destin tragique. Entre le jeu et la déportation. Entre l’album photo et l’Histoire avec un grand H. C’est cette faille que "Comme toi" explore, sans jamais la nommer, mais en la rendant sensible, palpable, universelle.
Une chanson entre deux mondes : l’homme et l’artiste à la croisée des chemins
En 1982, Jean-Jacques Goldman vit une bascule. À trente ans, il se trouve à un carrefour décisif : celui où un métier rassurant mais contraignant laisse place à une vocation risquée mais irrésistible. Depuis plusieurs années, il travaille dans le magasin de sport familial de Montrouge, qu’il gère avec son frère Robert. La journée, il accorde des raquettes et vend des chaussures. La nuit, il compose, enregistre, rêve d’une vie tournée vers la musique. Il n’est pas un inconnu : "Il suffira d’un signe" a été un premier succès, "Quand la musique est bonne" un second. Son visage commence à passer à la télévision. Mais malgré le million de disques déjà vendus, il continue à aller travailler, comme si tout cela n’était pas encore "vrai". C’est précisément à ce moment d’équilibre instable que surgit "Comme toi". Alors que son deuxième album est en cours de finalisation - un album d’ailleurs composé en grande partie de chansons plus anciennes - cette nouvelle chanson, fraîchement écrite, vient s’y glisser. Elle n’était pas prévue. Elle ne répond à aucune logique commerciale. Elle n’est pas le fruit d’une commande ni d’un calcul. Elle est comme un jaillissement. Et dans ce jaillissement, on perçoit la tension propre à cet entre-deux : Goldman n’est déjà plus tout à fait commerçant, mais pas encore pleinement artiste. Il quitte l’ancien monde, sans savoir si le nouveau sera durable. Cette chanson arrive donc à un moment où s’efface une identité - celle de l’homme discret, laborieux, ancré dans une vie quotidienne faite de responsabilités familiales et de prudence économique - et où se dessine une autre : celle d’un auteur-compositeur libre, qui commence à croire qu’il pourrait vivre pour la musique. Une phrase revient souvent dans ses interviews : “Il a bien fallu que je choisisse” (08). Ce choix, Goldman ne l’a pas fait dans l’euphorie, mais presque à contrecœur, comme quelqu’un qui cède à une évidence plus forte que lui. Il a besoin d’écrire, besoin de dire. Et "Comme toi", plus qu’aucune autre chanson du moment, incarne ce passage. C’est aussi une chanson écrite depuis l’intime. Ce n’est pas un jeune chanteur qui évoque les horreurs de la guerre à travers une lecture historique ou politique. C’est un homme qui, en devenant père, regarde autrement le monde et son histoire. L’enfant n’est plus une abstraction. Il a un prénom, une voix, des habitudes du soir. Et cette conscience nouvelle vient s’infiltrer dans l’écriture. Goldman n’écrit pas pour faire un disque : il écrit parce qu’une image, une émotion, une mémoire silencieuse réclame des mots. Sur un album dominé par des titres dynamiques comme "Au bout de mes rêves", "Quand la musique est bonne" ou "Être le premier", "Comme toi" détonne par sa sobriété, sa clarté, son immédiateté. Elle ne raconte pas une histoire personnelle. Elle ne brille pas par des finesses harmoniques ou des arrangements sophistiqués. Et pourtant, c’est elle qui va devenir l’un des titres les plus marquants de la discographie de Goldman. Parce qu’elle surgit d’un moment de bascule. Parce qu’elle ne cherche pas à convaincre, mais à témoigner. “Il y a des chansons comme ‘Comme toi’, ‘Pas toi’, ‘Je te donne’, sur lesquelles je ne me suis jamais posé de questions. J’étais sûr de ces chansons. Ce n’est pas de la prétention. Mais pour moi, elles étaient pleines”, dira-t-il plus tard (09). Cette confiance n’est pas une assurance froide. C’est celle de quelqu’un qui sent, dans le corps même d’une chanson, qu’elle est là au bon moment. Qu’elle tombe juste, pour lui comme pour les autres.
"Elle s’appelait Sarah…" : l’écriture pudique de l’indicible
Elle s’appelait Sarah, elle n’avait pas huit ans / Sa vie, c’était douceur, rêves et nuages blancs.
Dès les premiers vers (10), "Comme toi" installe une douceur trompeuse. Une simplicité trompeuse. Le prénom, l’âge, les images paisibles : tout semble baigner dans l’innocence et l’universalité. Sarah pourrait être n’importe quelle enfant, à n’importe quelle époque. Sarah est une fillette, pas encore huit ans, entre poupées, nuages et premiers élans du cœur. Ce n’est pas encore une héroïne, ni même une victime. C’est une enfant. Et c’est précisément cela qui rend la chanson si poignante. Jean-Jacques Goldman choisit de ne rien dire explicitement. À aucun moment, il ne prononce les mots de la guerre, des camps, de la Shoah, du nazisme, ni même du judaïsme. Et pourtant, tout y est. Tout y affleure, dans les détails, les prénoms, les lieux, les silences. C’est une chanson de l’indicible, une chanson qui fait confiance à l’intelligence sensible de l’auditeur. Une chanson qui raconte sans expliquer. La construction narrative épouse cette pudeur. Les couplets décrivent la vie de Sarah par petites touches : sa chambre, ses jeux, ses lectures. Elle apprend les livres, elle apprend les lois. Une phrase anodine, si l’on veut, mais qui, dans le contexte, fait résonner les livres et les lois du judaïsme, sans jamais le dire. Elle a des amis qui s’appellent Ruth, Anna, Jérémie. Des prénoms bibliques. Jérémie est un prophète. Ruth, un livre de la Torah. C'est également le prénom de la mère de Jean-Jacques. Sarah, dans la Bible, est la femme d’Abraham, devenue mère à 90 ans. Mais dans les camps, c’était aussi le prénom par défaut, attribué à toutes les femmes juives à leur arrivée. De même qu’on donnait à tous les hommes celui d’Abraham. Goldman, enfant de rescapés et de résistants, le sait. Mais il ne souligne rien. Il pose, et s’efface. La structure alterne ainsi entre couplets descriptifs et refrains en miroir. Ces refrains s’adressent à une autre enfant, une enfant du présent. Sa fille, Caroline, qui, au moment de l’écriture, “n’avait pas huit ans” (11). La répétition du “comme toi” installe une forme de litanie douce, un murmure : cette fillette-là, qui dort en rêvant, aurait pu être l’autre. Le temps s’effondre. Les destins s’entrelacent. Une simple date, une simple géographie, et tout change. Ce qui rend la chanson si puissante, c’est justement ce glissement progressif. La tragédie n’arrive pas brusquement. Elle s’insinue. Elle est là dès le début, mais elle attend. Elle attend que l’enfant soit suffisamment réelle, attachante, vivante, pour que sa perte ait du poids. Et quand elle arrive - “mais d’autres gens en avaient décidé autrement” (12) - c’est une claque douce, mais implacable. Une phrase banale, presque administrative, qui fait tomber l’innocence comme une pluie fine mais acide. Au centre du morceau, un pont instrumental. Un violon, seul, venu du fond de l’Europe. Joué en studio par Patrice Mondon, soliste à l’Opéra de Paris, ce violon prend en live les mains de Goldman lui-même. Il ne joue pas pour montrer. Il joue pour dire. Ce moment suspendu, ce souffle de l’Est, fait plus que relier deux parties de chanson. Il relie deux mondes. Il fait entendre ce que les mots taisent. L’écho d’une culture, d’un peuple, d’une mémoire. Le violon devient une plainte, une berceuse endeuillée, une voix muette venue d’un ailleurs dévasté. Goldman dira plus tard : “On doit ressentir la mélancolie de ‘Comme toi’ avant de lire le texte. Soit on la ressent, et c’est gagné, soit on ne la ressent pas.” (13) Ce pari-là, il l’a gagné. Parce que cette chanson touche bien avant de s’expliquer. Elle n’est pas là pour faire pleurer. Elle est là pour rendre sensible. Pour faire comprendre autrement. Pour faire entrer, par la musique, dans ce qui échappe à l’Histoire. Il n’a pas écrit une chanson sur la Shoah. Il a écrit une chanson avec la Shoah en filigrane. Une chanson de l’enfance interrompue, de la douceur confisquée. Une chanson sans cris, sans slogans. Juste une chanson comme ça. Une chanson comme une photo. Une photo qui ne pleure pas, mais qui regarde. C’est peut-être cela, l’un des secrets de "Comme toi". Elle ne cherche pas à être un succès. Elle naît dans un entre-deux, dans cette fragilité d’un homme qui se détache de sa vie d’avant et qui, pour la première fois, écrit une chanson sans passé, mais avec tout son présent.
Sarah et Caroline : Deux fillettes et un gouffre
Au cœur de Comme toi, derrière l’histoire de Sarah, se dessine en creux une autre présence : celle de Caroline, la fille de Jean-Jacques Goldman. C’est à elle que le refrain s’adresse. C’est à elle, endormie, que le père-chanteur murmure : "comme toi". Une petite fille d’aujourd’hui, bercée par les rêves, protégée par un monde où l’horreur semble éloignée, mais qui pourtant n’est qu’à un souffle de distance. Le “tu” du refrain n’a rien d’abstrait. Il a un visage, un corps, une tendresse. Goldman ne le cache pas : au moment de l’écriture, Caroline a six ans. "Exactement les mêmes préoccupations que celles de la gamine sur la photo", dira-t-il (14). Et c’est là que réside la force émotionnelle de la chanson : dans ce miroir tendu entre deux fillettes qui ne se connaîtront jamais, mais qui pourraient être jumelles. Deux enfances que tout unit - l’innocence, les jeux, les nuages blancs - mais qu’un seul détail va séparer : le lieu et le temps de leur naissance. Cette articulation entre le personnel et l’universel est une signature discrète mais puissante de Goldman. Il ne parle pas de la Shoah comme un historien. Il parle de la Shoah comme un père. Il ne donne pas de chiffres, ne cite pas les camps. Il pose un visage sur l’horreur. Et ce visage, ce n’est pas seulement celui de Sarah. C’est aussi celui de Caroline. Et, au-delà, celui de tous les enfants d’aujourd’hui. De tous les enfants de tous les temps. En disant "comme toi", Goldman ne cherche pas à culpabiliser. Il cherche à relier. À faire sentir que l’Histoire ne concerne pas que les autres. Que cette petite fille disparue n’est pas un symbole figé, une statue de douleur dans un musée de mémoire. Elle était vivante. Elle avait des rêves. Elle aurait pu devenir quelqu’un, aimer, rire, écrire, danser. "Ils se marieraient un jour peut-être à Varsovie…" dit un vers magnifique (15), presque naïf, comme écrit par une main d’enfant. Ce “ils” qui n’existera jamais. Mais ce lien, justement, crée un vertige. Si Sarah, c’est Caroline… alors Sarah, c’est nous. Cette idée, Goldman la formule avec une clarté bouleversante : “Cette petite fille, c’était nous.” (16) Pas eux. Pas des gens lointains. Nous. Parce que la sauvagerie, dit-il ailleurs, “est là, à un millimètre de vernis au-dessus des gens”. (17) Parce que le mal n’est pas une anomalie extérieure, mais une possibilité humaine. Et que seule la mémoire, l’éducation, la vigilance peuvent tenir ce vernis en place. Dans cette chanson, Goldman ne prend pas un micro, il tend un miroir. Il ne sermonne pas, il murmure. Et dans ce murmure, c’est toute une génération de parents qui se reconnaît. Toute une génération d’enfants qui peut comprendre, sans frayeur mais avec justesse, que leur paix, leur liberté, leur insouciance ne vont pas de soi. Qu’elles sont précieuses. Et fragiles. À travers Sarah et Caroline, "Comme toi" devient un chant de filiation. Filiation familiale, bien sûr. Mais aussi filiation morale. Un legs. Un chuchotement de parent à enfant, pour que le passé ne meure pas dans les livres. Pour que la mémoire soit vivante. Pour que le cœur batte encore, au rythme d’un violon venu de loin.
Fredonner l’innommable
"Comme toi" désarme. Elle raconte l’une des tragédies les plus atroces du XXe siècle, mais le fait sans fracas, sans pathos appuyé, sans cri. Et pourtant, c’est un cri. Un cri silencieux, porté par une mélodie douce, presque dansante. Là réside peut-être le plus grand paradoxe - et la plus grande audace - de cette chanson. Jean-Jacques Goldman revendique depuis toujours une approche anglo-saxonne de la musique : "Le plus important, c’est la musique." (18) "Il faut que les gens, même s’ils ne comprennent pas, soient émus ; ensuite s’ils vont plus loin dans le texte, tant mieux, mais ce n’est pas l’essentiel." (19) Il ne s’agit pas de minimiser le texte, mais de créer une adhésion immédiate, instinctive, presque corporelle. À rebours d’une certaine tradition française où les mots doivent être lourds de sens, Goldman croit à l’efficacité émotionnelle de la musique. C’est par là qu’il attrape l’auditeur. Par là qu’il le prépare, sans qu’il s’en rende compte, à recevoir autre chose. "Comme toi" en est l’exemple parfait. Une chanson sur la Shoah… sur laquelle des couples se sont formés en discothèque. Un texte bouleversant… que l’on fredonne sans s’arrêter sur chaque mot. Ce décalage a pu choquer certains, troubler d’autres. "Je n’aurais jamais pensé qu’on puisse danser sur cette chanson", avoue-t-il (20). Mais il ne le regrette pas. Car c’est précisément là que réside sa force : dans cette ruse douce, cette émotion indirecte qui s’installe sans bruit, mais ne vous quitte plus. Goldman parle de "Comme toi" comme d’une "chanson terre à terre" (21). Une formule qui pourrait sembler réductrice, mais qui dit au contraire toute sa singularité. Il ne s’agit pas ici de vers alambiqués, de références savantes, ou d’un manifeste. Il s’agit de raconter, simplement, la vie d’une petite fille. De mettre un visage sur l’innommable. D’offrir au souvenir une forme accessible, familière, presque banale. Parce que c’est dans la banalité, justement, que réside l’horreur : ces enfants, ces familles, c’étaient "des gens d’une banalité incroyable, qui nous ressemblaient", dit-il (22). L’enjeu, alors, devient immense. Comment transmettre sans effrayer ? Comment raconter sans éloigner ? Comment émouvoir sans moraliser ? Goldman choisit le biais du quotidien, du murmure, de la douceur. "Comme toi" ne martèle rien. Elle ne cherche pas à convaincre. Elle propose un face-à-face pudique. Et ce faisant, elle permet un accès sensible à un sujet qui dépasse tous les mots. C’est peut-être pour cela que cette chanson a si bien traversé les époques. Elle entre dans les foyers sans frapper. Elle se glisse dans les mémoires sans s’imposer. Elle éveille une curiosité, parfois longtemps après sa première écoute. "On peut très bien écouter cette chanson sans penser du tout que cela parle de cela", admet Goldman (23). "C'est peut-être ma façon à moi de parler de ces choses-là de façon - on va dire - peut-être un peu plus imagée qu'une vraie thèse sur l'extermination." (24) Dans ce geste, il y a quelque chose de profondément pédagogique. Presque une leçon de transmission. Ce que les mots n’auraient peut-être pas su enseigner, la musique le glisse dans le cœur. Et cette chanson qu’on fredonnait sans y penser devient soudain un vecteur de mémoire. Une madeleine amère. Une porte entrouverte sur un pan de notre histoire. Goldman le sait : on ne fait pas toujours changer le monde avec des pamphlets. Parfois, il faut une berceuse. Une mélodie obstinée, douce, entêtante. Et alors, la mémoire s’installe. Elle se chante. Elle se danse. Et elle reste.
La judéité entre les lignes
Dans la trajectoire de Jean-Jacques Goldman, "Comme toi" fait figure de pivot. Moins bruyante qu’un tube rock, moins fédératrice qu’un refrain entraînant, elle est pourtant celle qui amorce un basculement décisif. "J’ai compris que je m’inscrivais dans la durée vis-à-vis des gens", confiera-t-il plus tard (25). Avec cette chanson, Goldman ne signe pas seulement un succès populaire : il entre dans une relation intime, presque silencieuse, avec son public. Une confiance se noue. Un lien profond se tisse. Ce lien naît peut-être précisément de ce que "Comme toi" dit… et ne dit pas. C’est l’une des rares chansons de Goldman où affleure, en creux, sa judéité. Non pas comme une revendication, ni même comme un témoignage, mais comme une ombre douce, une mémoire souterraine. Pas un mot sur les camps. Pas une mention explicite du judaïsme. Et pourtant, tout y est : Varsovie, les prénoms bibliques, l’apprentissage des "livres" et des "lois", le destin fauché. Tout y est, mais filtré par une pudeur immense. Cette pudeur, Ivan Jablonka l’a très justement qualifiée de "marrane" (26) : cette manière, propre à Goldman, de vivre et transmettre une mémoire juive sans l’exposer frontalement. Une judéité intime, presque secrète, mais agissante. Comme un murmure au creux de l’œuvre. Une fidélité sans ostentation. Une blessure transmise, mais jamais exhibée. "Comme toi" marque aussi une inflexion morale. Jusqu’alors, Goldman chantait surtout des élans : l’espoir ("Il suffira d’un signe"), la joie ("Quand la musique est bonne"), les doutes existentiels ("Veiller tard"). Avec "Comme toi", surgit une autre tonalité : la conscience. La douleur de l’Histoire. L’injustice d’un destin brisé. Cette prise en compte du tragique, cette volonté de mémoire, ne quitteront plus ses albums. On les retrouvera, plus tard, dans "Frères", "Rouge", "On n’a pas changé"… L’engagement de Goldman ne sera jamais frontal, ni militant. Mais il sera constant. Fidèle. Traversé d’humanité. Dans cette perspective, "Comme toi" dialogue aussi avec d’autres grandes chansons mémorielles de la tradition française. On pense bien sûr à "Nuit et brouillard" de Jean Ferrat, sommet de poésie politique, qui affronte de face l’indicible. Ferrat évoque directement les camps, les wagons, les bourreaux. Là où Goldman préfère le flou, Ferrat nomme. Là où l’un murmure, l’autre dénonce. Et pourtant, ces deux voix se rejoignent dans un même élan : ne pas oublier. Offrir à la mémoire des formes nouvelles. Résister par la chanson. Dans un registre plus frontal, Louis Chedid écrit "Anne, ma sœur Anne" en réaction à la montée de l’extrême droite dans les années 1980. Il y convoque explicitement la figure d’Anne Frank pour alerter contre le retour du racisme et de la haine. Là où "Comme toi" suggère, "Anne, ma sœur Anne" accuse ; la mélodie apaise, mais les mots frappent. Les deux chansons se rejoignent pourtant : l’intime devient cri, et la mémoire, résistance. "Comme toi" ne cherche pas à expliquer, à comprendre, ou à prévenir. Elle montre. Elle évoque. Elle rapproche. Elle crée une analogie bouleversante entre deux fillettes - Sarah et Caroline - pour mieux réveiller les consciences. En cela, Goldman n’est ni un historien, ni un prophète. Il est un passeur. Un passeur discret, mais déterminé. Et c’est peut-être cette discrétion, cette retenue, cette absence de posture, qui donne à "Comme toi" une telle puissance. Il est rare qu’une chanson légère en apparence creuse une telle profondeur de sillon. Mais c’est peut-être le propre des œuvres durables : elles ne hurlent pas. Elles s’infusent. Et elles restent.
Mémoire, empathie, vigilance : "Cette petite fille, c'est nous"
Certaines chansons ne vieillissent pas. Elles changent de peau, d’auditoire, d’époque, mais pas de fonction. "Comme toi", plus de quarante ans après sa création, continue de circuler - dans les écoles, sur les scènes, dans les cérémonies, dans les mémoires. Elle fait partie de ces œuvres qui accompagnent discrètement les consciences, sans jamais crier, mais en laissant une trace. On la chante dans des classes de CM2 pour aborder la Shoah. On la reprend dans des commémorations, pour faire entendre une autre voix que celle du discours institutionnel. On l’écoute à la maison sans toujours en saisir le fond, puis un jour on tend l’oreille - et tout change. L’enfant que l’on a été, celui que l’on élève, ou celui que l’on voudrait protéger, devient cette Sarah. Et alors, l’Histoire cesse d’être un récit figé pour redevenir ce qu’elle devrait toujours rester : une alerte. Goldman ne donne pas de leçon. Il ne revendique rien. Il ne montre pas l’horreur. Et pourtant, le message est là, entier : "Cette petite fille, c’était nous." (27) Ou elle aurait pu l’être. Ou elle pourra l’être de nouveau un jour. C’est cette universalité qui fait la force durable de la chanson. Car si elle parle d’une enfant juive de Pologne, c’est pour mieux parler de toutes les enfances anéanties par la folie des hommes. Les Sarah d’hier ont aujourd’hui pour prénom Myriam, Oksana, Leïla, Tigrane. Elles vivent à Alep, à Marioupol, à Gaza, à Goma. Le chant de Goldman ne s’est pas refermé sur une époque ; il s’est ouvert au monde. "Comme toi" transforme ainsi la mémoire en vigilance. Elle nous dit : ne sois pas dupe de la banalité, car tout peut recommencer. Elle rappelle que la sauvagerie est toujours là, "à un millimètre de vernis", selon la formule crue mais lucide de Goldman. (28) Ce millimètre, c’est l’éducation. C’est la culture. C’est la mémoire. C’est peut-être aussi une chanson. Et si, comme le dit Goldman, "On peut très bien écouter cette chanson sans penser du tout que cela parle de cela" (29), alors cela prouve son pouvoir. Parce qu’elle touche d’abord par l’émotion, puis par le sens. Elle attrape par la mélodie, et transforme l’écoute en conscience. C’est une chanson qui ne juge pas. Mais elle pose une question implicite à chacun : "Qu’aurais-tu fait ? Qu’aurais-tu pu faire ? Et maintenant, que fais-tu ?" Elle n’attend pas une réponse politique. Elle attend un frémissement, une prise de conscience, une réaction.
Jean-Jacques Goldman - Comme toi (Clip officiel, 1983, remastérisé en 2009)
Sources des citations
- (01) Studio 1, Europe 1, mars 1986, propos recueillis par Michel Drucker)
- (02) Rencontre avec Jean-Jacques Goldman, L'Arche n° 535, septembre 2002, propos recueillis par Raphaël Toledano
- (03) Studio 1, Europe 1, mars 1986, propos recueillis par Michel Drucker)
- (04) Studio 1, Europe 1, mars 1986, propos recueillis par Michel Drucker)
- (05) Paroles de "Comme toi"
- (06) Haute Tension, JFM, février 2002, propos recueillis par B.P.
- (07) Paroles de "Comme toi"
- (08) Patrick rencontre Jean-Jacques Goldman, 14 - Le Journal, mars 1993, propos recueillis par Patrick Bruel
- (09) Jean-Jacques Goldman : Bienvenue sur son boulevard, Cool n°19, 1986
- (10) Paroles de "Comme toi"
- (11) Paroles de "Comme toi"
- (12) Paroles de "Comme toi"
- (13) Positif et… non homologué, Paroles et Musique n°55, décembre 1985, propos recueillis par Renaud Ego, Jacques Erwan, Marc Legras, Didier Varrod
- (14) Rencontre avec Jean-Jacques Goldman, L'Arche n° 535, septembre 2002, propos recueillis par Raphaël Toledano
- (15) Paroles de "Comme toi"
- (16) Haute Tension, JFM, février 2002, propos recueillis par B.P.
- (17) Haute Tension, JFM, février 2002, propos recueillis par B.P.
- (18) Numéro 1, juillet 1983, propos recueillis par Marie-Christine Leyri et Didier Varrod
- (19) Numéro 1, juillet 1983, propos recueillis par Marie-Christine Leyri et Didier Varrod
- (20) Numéro 1, juillet 1983, propos recueillis par Marie-Christine Leyri et Didier Varrod
- (21) Positif et… non homologué, Paroles et Musique n°55, décembre 1985, propos recueillis par Renaud Ego, Jacques Erwan, Marc Legras, Didier Varrod
- (22) Studio 1, Europe 1, mars 1986, propos recueillis par Michel Drucker)
- (23) Questions à Jean-Jacques Goldman, TV5, 20 novembre 1999, propos recueillis par Patrick Simonin
- (24) Questions à Jean-Jacques Goldman, TV5, 20 novembre 1999, propos recueillis par Patrick Simonin
- (25) Chorus, n°54, hiver 2005-2006, propos recueillis par Fred Hidalgo
- (26) "Goldman" de Ivan Jablonka (2023)
- (27) Haute Tension, JFM, février 2002, propos recueillis par B.P.
- (28) Haute Tension, JFM, février 2002, propos recueillis par B.P.
- (29) Questions à Jean-Jacques Goldman, TV5, 20 novembre 1999, propos recueillis par Patrick Simonin
Sources d'inspiration
- Page Wikipedia de "Comme toi", consultée le 29 mars 2025
- "Le mystère Goldman" d'Éric Le Bourhis (2014)
- "Jean-Jacques Goldman : Authentique" de Sandro Cassati (2014)
- "Jean-Jacques Goldman : Vivre sa vie" de Frédéric Quinonero (2017)
- "Le dictionnaire illustré des chansons de Jean-Jacques Goldman" d'Alexandre Fievée et Jean-Michel Fontaine (2021)
- "Goldman : Une vie en chansons" d'Éric Jean-Jean (2021)
- "Goldman" de Ivan Jablonka (2023)