Compte pas sur moi (1985)

Exégèses

Une chanson pour dire non

C’est une chanson qui cogne sans fracas. Une chanson qui claque la porte sans l’avoir jamais vraiment ouverte. Une chanson qui dit non, cinq fois par strophe, presque à contretemps de son époque, presque à contretemps d’elle-même. "Compte pas sur moi" (01) est la chanson qui ouvre l'album "Non homologué" (02). Un incipit de choix pour un album qui marque un tournant dans la carrière de Jean-Jacques Goldman en 1985. "Compte pas sur moi" surprend par son énergie sonore – tempo rapide, batterie claquante, guitare électrique incisive – alors même que ses paroles sont, en creux, un manifeste du retrait. Jean-Jacques Goldman y trace une ligne, un périmètre, un territoire de non-adhésion : non à l’image, non à la posture, non au tapage, non au clinquant, non aux conformismes, même quand ils se déguisent en révolte.

Dans une décennie où le rock français cherche ses légitimités et ses héritiers, où les artistes se pressent à Bourges et se réclament des causes et des colères du temps, Goldman choisit le contre-pied. Il ne rejette pas le rock pour en embrasser la variété : il rejette les jeux d’appartenance. Ce "compte pas sur moi", adressé tantôt aux médias, tantôt à ses pairs, tantôt peut-être à certains de ses propres fans, résonne comme une déclaration d’indépendance lucide. Loin d’un désengagement cynique, cette chanson assume une forme de résistance passive : dire ce que l’on ne sera jamais, plutôt que prétendre à ce que l’on ne peut pas être sans se trahir.

Car ici, Goldman ne crie pas avec les loups. Il observe les meutes, les modes, les médailles, et choisit de s’en tenir à distance. Pas d’un geste violent, pas d’un slogan, mais d’un refus calme, presque doux. Une ironie discrète s’invite, notamment dans cette phrase devenue fameuse : "Les rockers engagés sont nos derniers des justes", que lui-même qualifiera plus tard de "phrase ironique", voire de moquerie envers ceux qui, bardés de cuir et de certitudes, finissent dans la jet society qu’ils dénoncent par ailleurs dans leurs chansons.

Ainsi s’ouvre cette chanson paradoxale, à la fois énergique et en retrait, combative et résignée, revendicative et pudique. Une chanson qui ne se bat pas pour un drapeau, mais pour une forme d’intégrité intime. Et qui, en refusant d’être "de la bande", en affirmant ses propres limites, finit par dessiner un autoportrait aussi tranchant que fidèle : celui d’un homme qui ne cherche ni à plaire, ni à choquer, mais à rester vrai.

SOMMAIRE

Une chanson pour dire non

"Non, non, non, non, non" : une esthétique du refus

Le chanteur contre-engagé : une ironie au service de la distance

Rock ou variété ? Le refus de l’étiquette

Une chanson contre l’image, pour la fidélité à soi

Un autoportrait discret mais incisif

Musicalité en tension : énergie sonore pour dire la retenue

Une critique de la critique : le miroir inversé

Une chanson miroir pour les fans : et si elle leur était adressée ?

Conclusion – La force de dire non

"Non, non, non, non, non" : une esthétique du refus

Le refus, chez Jean-Jacques Goldman, n’est jamais fracas. Il n’est pas posture, il n’est pas cri de guerre. Mais dans "Compte pas sur moi", il prend pourtant les traits d’un leitmotiv martelé, implacable, presque punk dans sa scansion : "Non, non, non, non, non" Ce refrain obstiné, qui ponctue chaque strophe comme une rafale douce, sonne comme un barrage sans sommation. Pourtant, là où le punk éructe, Goldman articule. Là où le punk démolit, Goldman démine. C’est un refus lucide, une forme de résistance par abstention, qui vise moins à renverser qu’à se soustraire.

Ce qui est refusé ? D’abord les effets de manche et les cris pour dominer le vacarme. "Penser qu'on a moins tort quand on hurle plus fort", c’est pointer du doigt une époque où la violence du ton tient lieu de profondeur du fond. Goldman s’élève contre cette logique du plus bruyant, du plus visible, du plus spectaculaire. Il y a là une critique implicite des arènes médiatiques et des débats d’opinion où l’emphase prend souvent le pas sur la nuance. Une dénonciation, aussi, de ce qu’il appelle ailleurs les "fausses insolences" du rock.

Et il ne s’arrête pas là. Dans une strophe au vitriol, il aligne les oripeaux d’une certaine rebellitude de pacotille : "Des scandales en gros plan sur l'empire de mes sens / Des jurons, des slogans, toutes ces fausses insolences / Des looks, ces uniformes qui font marcher au pas" Le lexique est précis, presque clinique. Goldman débusque dans le rock une contradiction : celle d’un genre censé incarner la liberté mais qui, à force de codes et de dogmes, engendre une nouvelle forme de conformisme sous cuir noir. Le mot "uniformes", ici, est central : il inverse le mythe du marginal en soulignant à quel point la "différence" affichée devient, elle aussi, un carcan. Se démarquer, oui, mais pas tous ensemble.

Ce refus global des faux-semblants ne s’appuie pas sur un rejet naïf ou adolescent du système. Il s’ancre dans une conscience aiguë des dérives de la représentation, chez les artistes comme chez ceux qui les adulent. Goldman le dira sans détour : "Il faut choisir ses insolences". (03) Une phrase-clef, qui résume toute sa démarche. Choisir : c’est-à-dire ne pas singer, ne pas répliquer les codes établis, même pour les subvertir. Une posture qui s’inscrit à rebours de celles, plus bruyantes, adoptées par certains artistes des années 80, prompts à endosser des engagements de façade ou des provocations calibrées. Quand d'autres scandaient leur colère contre Thatcher ou Reagan, quand Trust criait "Antisocial", Goldman opposait le silence du doute, le "non" modeste, et l’intuition que le vrai courage est parfois dans le retrait.

En cela, "Compte pas sur moi" ne se contente pas d’énumérer des refus : elle en fait une esthétique, presque une éthique. Elle affirme une volonté de ne pas participer au vacarme – non par dédain, mais par fidélité à une parole intérieure. Et si elle est dite haut, c’est pour être entendue sans être criée.

Le chanteur contre-engagé : une ironie au service de la distance

"Les rockers engagés sont nos derniers des justes" En une seule phrase, Jean-Jacques Goldman cristallise l’ambiguïté ironique qui traverse toute la chanson "Compte pas sur moi". À première lecture, l’hommage semble sincère, presque respectueux. Mais l’intonation, le contexte et les interviews ultérieures lèvent rapidement le voile : il s’agit d’une pique, d’un pied-de-nez à ces artistes qui brandissent l’étiquette "engagée" comme un brevet de vertu. Interrogé en 1991 dans l’émission Grand Format sur RTL (04), Goldman en précise le ton : "C'est une phrase ironique [...] Les rockers engagés sont pour moi le comble du ridicule et de la pédanterie"

Ce qu’il vise, ce ne sont pas les causes – souvent légitimes – mais la spectacularisation de l’engagement, cette tendance à faire du militantisme une posture médiatique, voire un outil de distinction artistique. Pour Goldman, l’engagement ne se dit pas. Il se vit, se fait, ou se tait. Et surtout, il ne s’affiche pas. "Tous ces gens qui veulent sauver le monde à coup de réflexions fondamentales et qui finissent dans la jet society en se mariant à un mannequin et en allant vivre dans une villa des îles... Ça me fait beaucoup rire." (05) Derrière le sourire, une critique acerbe : celle d’une rébellion de surface, très vite recyclée par les circuits du confort et de la reconnaissance.

Il poursuit d’ailleurs dans la même veine : "Je crois que la finalité du rock’n’roll, c’est ça. C’est d’être rebelle et puis de terminer décoré par la reine d’Angleterre ou à Las Vegas." (06) Ce trait, à la fois amusé et désabusé, résonne comme une sentence : la révolte institutionnalisée n’est plus qu’un simulacre, un rite de passage convenu. Goldman refuse d’en être.

À rebours des artistes qui proclament leurs combats à grand renfort d’interviews et de punchlines, lui choisit l’action concrète et discrète : en témoignent les Restos du Cœur, dont il a écrit l’hymne et dont il a orchestré les concerts pendant plus de vingt-cinq ans, sans jamais chercher à en tirer un capital symbolique. Là où d’autres font profession de conscience, Goldman fait œuvre de silence.

Cette posture irrigue toute la chanson : "Compte pas sur moi", ce n’est pas une abdication, c’est un refus de participer à la surenchère des "statements", ces déclarations d’intention tonitruantes si prisées dans les milieux artistiques et journalistiques. En ce sens, la chanson fonctionne comme un "anti-statement" : elle ne brandit aucune idéologie, ne délivre aucun message universel, ne prétend à aucune transcendance. Elle n’impose rien, mais propose une distance.

C’est là toute la cohérence de Goldman : loin des postures radicales, il privilégie une forme d’engagement latéral, fondée non sur les mots d’ordre mais sur le lien. Dans "Quand la musique est bonne" (07), c’est la vibration partagée qui fait sens. Dans "Pas l’indifférence" (08), c’est le refus du vide affectif, plus que l’affirmation de valeurs. Dans "Je marche seul" (09), c’est la revendication d’une autonomie existentielle, d’un itinéraire hors des sentiers battus. À chaque fois, l’engagement n’est pas une bannière, mais une fidélité intime. Il n’est pas dans l’affichage, mais dans le choix répété de rester à sa place – même si cette place est en marge, même si elle est inconfortable.

Ainsi, "Compte pas sur moi" ne tourne pas le dos à l’engagement : elle le dénude de ses oripeaux médiatiques, pour mieux en rappeler le cœur invisible. Goldman ne veut pas changer le monde à la télévision, il préfère, peut-être, changer une soirée, une relation, une chanson. Il ne veut pas jouer au héros ; il choisit le geste modeste plutôt que la déclaration grandiloquente. Et c’est peut-être là, dans ce refus du costume, que réside le plus grand acte de résistance.

Rock ou variété ? Le refus de l’étiquette

"Je préfère me réclamer de la variété française". (10) En 1986, dans Salut !, Jean-Jacques Goldman prononce cette phrase avec une sincérité désarmante. Et probablement avec une bonne dose de provocation douce, à contre-courant d’un monde musical où revendiquer le rock, c’est se hisser sur un piédestal artistique, tandis que se dire "variété", c’est presque consentir à l’invisibilité critique. Mais pour Goldman, l’enjeu n’est pas de gagner un blason : il est de se soustraire à l’arbitraire des étiquettes, qui figent, qui réduisent, qui excluent.

Le débat rock/variété, dans les années 80, est une querelle aussi vive que stérile. À l’époque, être "rock", c’est plus qu’un style musical : c’est une identité visuelle, une posture sociale, presque un dogme. Il faut avoir les bons vêtements, les bons engagements, les bonnes références. Mais, comme le souligne Goldman, cet univers prétendument rebelle a vite été adoubé par les institutions mêmes qu’il dénonçait. Dans une interview accordée à L’Est Républicain, il le dit avec un mélange d’ironie et d’exaspération : "Jagger a prôné la révolution [...] mais il fait partie de la jet society. Les Beatles ont été décorés. Presley, c’est Las Vegas". (11) Autrement dit : les vrais rebelles finissent toujours par s’asseoir à la table du pouvoir.

Il pousse plus loin encore le trait, en pointant l’aberration des critères de légitimité dans l’Hexagone : "On a en France le label rock en fonction de l’image et non de la musique". (12) Et de constater, sans amertume mais avec un certain agacement, que Daho est considéré comme plus rock que Les Forbans, uniquement parce qu’il correspond à une esthétique attendue.

Dans ce contexte, "Compte pas sur moi" prend des allures de réponse cinglante. Goldman ne veut pas jouer dans cette cour-là. Il ne prétend pas à l’underground, ne cherche pas l’approbation de Libération ou de Rock & Folk, dont il se moque avec constance : "Je serais très inquiet si, par exemple, on disait du bien de moi dans 'Rock & Folk', 'Libération' ou 'Actuel', parce que c'est un gage immédiat de bide" (13) À ses yeux, ces médias entretiennent une conception aristocratique de la musique, où seuls ceux qui parlent le bon dialecte sont autorisés à être reconnus comme artistes.

Mais Goldman ne demande pas cette reconnaissance. Il ne la convoite pas. Il préfère les salles pleines à la page dans les Inrocks, les chansons qui vivent à celles qu’on adule sans les écouter. Et s’il faut pour cela être rangé dans la case "variété", il la prendra – mais à sa manière. Car sa variété n’est ni mièvre ni formatée. Elle est libre, inclassable, profondément personnelle.

En cela, "Compte pas sur moi" devient un acte de déclassification volontaire. Une façon de dire : je ne serai pas celui que vous attendez, ni de ce côté ni de l’autre. Je suis ailleurs. Et ça me va très bien. Il ne revendique pas une famille musicale : il trace sa propre frontière, à main levée. Et, comme il le dira avec un calme assumé : "Si j’ai bien cru comprendre, le rock c’est plus une histoire d’image que de musique. Moi, je ne me reconnais plus du tout dans l'image que le rock possède actuellement". (14)

Une chanson contre l’image, pour la fidélité à soi

"Je suis toujours bouche bée devant ceux qui proclament leurs certitudes" (15) Dans cette phrase de 1984, Jean-Jacques Goldman résume une posture qui traverse toute son œuvre : la méfiance face aux discours trop bien huilés, face aux appartenances trop vite proclamées. Et "Compte pas sur moi" est sans doute l’une de ses chansons les plus limpides à ce sujet. Elle ne proclame rien, ne promet rien, elle trace une ligne. Une ligne de refus, non par misanthropie, mais par loyauté envers une certaine idée de soi.

Ce que Goldman dénonce ici, ce ne sont pas les engagements, mais les postures, les "fausses insolences" déguisées en révolte. Il les aligne avec minutie : "Des jurons, des slogans, toutes ces fausses insolences / Des looks, ces uniformes qui font marcher au pas". Ce qui est ciblé, ce n’est pas seulement la superficialité du geste, mais sa récupération systémique : la révolte comme produit, comme stratégie de carrière, comme code de reconnaissance. "Il y a des gens bardés de cuir avec des épingles dans les oreilles [...] et qui sont finalement extrêmement conformistes". (16) Derrière les épingles et les postures, Goldman devine un moule : celui de l’époque, celui des médias, celui des circuits de reconnaissance. Il observe ce carnaval de l’insoumission avec une distance presque clinique. Il ne s’y oppose pas frontalement : il se retire, poliment mais fermement.

Cette mise à distance s’exprime de manière particulièrement éloquente dans les vers : "Des comme ça, t’en trouveras / Juré t’en manqueras pas / Alors, compte pas trop sur moi". Le ton n’est ni amer ni hautain. Il est sobre, presque bienveillant. Il n’y a pas de mépris dans ce désengagement, mais une limite posée calmement : il y a des gens pour ça, moi je ne le suis pas. C’est une parole qui s’adresse aussi bien aux médias qu’au public, et qui pourrait se traduire ainsi : ne m’utilisez pas, ne projetez pas sur moi ce que je ne suis pas prêt à être.

On retrouve cette logique dans son refus de participer au Printemps de Bourges, pourtant vitrine incontournable de la chanson dite "exigeante" dans les années 80. Goldman explique son absence sans détour : "Je ne veux pas m'imposer là où les gens ne m’attendent pas" (17) Là encore, il ne fuit pas l’exposition, mais il refuse d’être inclus dans des dispositifs qui le déforment. Il choisit ses lieux, ses formats, ses mots – et cette liberté, il la paie souvent d’un certain isolement critique. Non sans provocation, il confie même : "J’emmerde la grande presse". (18) Un éclat rare, mais révélateur, dans une trajectoire habituellement plus feutrée. Le rejet ici n’est pas sociétal : il est structurel.

Le "compte pas sur moi", au fond, n’est pas un rejet de l’autre. C’est un refus de se laisser instrumentaliser, de devenir le porte-voix de causes, d’attentes ou de combats qu’on lui prêterait sans son accord. Il ne se rêve pas en porte-drapeau. Il préfère le chant discret à la harangue, l’ambiguïté assumée à la clarté suspecte. Il choisit l’obscurité de la nuance contre la lumière aveuglante de la posture.

Et si cette distance a parfois été perçue comme de la froideur ou du cynisme, elle relève plutôt d’une fidélité rigoureuse à une ligne intérieure. Dans "Compte pas sur moi", Goldman ne dit pas seulement non au monde : il dit oui à une certaine forme de cohérence. Et cette cohérence, dans le vacarme des années 80, vaut déjà toutes les déclarations.

Un autoportrait discret mais incisif

"Cette chanson, c’est plutôt très précisément ce que je ne serai pas !" (19) En commentant "Compte pas sur moi" dans une interview accordée à Swing en 1986, Jean-Jacques Goldman en donne l’une des clés les plus limpides : il ne s’agit pas ici d’un manifeste programmatique ou d’une profession de foi, mais d’un autoportrait par soustraction. Un dessin en négatif, où chaque vers vient gratter une illusion, chaque "non" efface une attente.

La structure de la chanson en elle-même le souligne : une énumération méthodique, presque liturgique, de ce qu’il refuse d’être ou de faire. Les figures rejetées s’enchaînent comme une galerie de caricatures : ceux qui hurlent plus fort pour avoir raison, ceux qui se parent d’un look de rébellion pour mieux se conformer, ceux qui "pensent à la postérité", les "créateurs avec une majuscule", les "rockers engagés", les médaillés, les "respectables". Il y a là une précision chirurgicale dans la façon de démonter les archétypes du milieu musical et médiatique. Et, par contraste, une manière indirecte mais puissante de dire : je ne suis rien de tout cela.

Ce refus successif ne relève pas d’une crise identitaire. Il s’agit au contraire d’une affirmation d’identité, mais par la négative. Goldman ne proclame pas ce qu’il est : il trace le périmètre de ce qu’il refuse de devenir. En cela, il épouse une logique proche de celle des moralistes classiques, qui préféraient pointer les travers des hommes plutôt que d’en dresser des portraits idéalisés. Son ton est modeste – il n’emploie jamais le "je suis" péremptoire –, mais sa déclaration est tranchée. Il ne veut pas être un modèle. Il veut rester lui-même.

Ce positionnement s’inscrit aussi dans son rapport très conflictuel aux médias. En 1998, sur les ondes de NRJ, il assume pleinement : "Je suis très rancunier, maladivement rancunier." (20) Douze ans plus tôt, dans L'Est Républicain, il confiait même ne même plus lire ce que la presse « rock » écrivait sur lui : "J'en prends plein la gueule depuis dix ans" (21) Ces déclarations ne relèvent pas de la victimisation. Elles traduisent un repli stratégique, une décision d’autonomie. Si Goldman n’est pas ce qu’on attend de lui, c’est parce qu’il refuse de se laisser déformer par le regard des autres.

Et cette lucidité s’étend à la manière dont il se perçoit humainement : "Je ne pense pas avoir mauvais caractère dans le sens où je n'ai jamais de gros excès d'humeur. Je ne suis pas non plus lunatique. Mais il me semble que c'est justement beaucoup plus difficile de vivre avec quelqu'un comme moi qu'avec un autre qui exploserait". (22) Cette confession, apparemment anodine, éclaire le fond de "Compte pas sur moi"_ : ce n’est pas un homme flamboyant qui parle, mais un être introspectif, réservé, déterminé, pour qui le silence est parfois plus fort qu’un cri.

"Compte pas sur moi", dès lors, devient une autodéfense lucide. Elle protège un territoire intérieur, un noyau de convictions qu’il ne bradera pas. Ce n’est pas une fermeture : c’est un geste de préservation. En refusant les costumes qu’on veut lui faire endosser, Goldman choisit la liberté d’un style personnel, d’une voix qui ne hurle pas mais qui persiste. Et dans cette fidélité discrète, il dessine un autoportrait bien plus fort que s’il l’avait affirmé frontalement.

Musicalité en tension : énergie sonore pour dire la retenue

Il y a un paradoxe sonore au cœur de "Compte pas sur moi". La chanson affiche un tempo rapide (136 BPM), une tonalité en sol mineur (23) - qui lui confère un certain mordant émotionnel - et une énergie musicale quasi maximale (97/100 selon les analyses acoustiques modernes). À l’écoute, tout pulse, tout avance, tout gronde. (24) Et pourtant, les paroles disent le retrait, la distance, le non. Comment expliquer cette apparente contradiction entre la violence contenue du fond et l’intensité électrique de la forme ?

C’est peut-être dans cette dissonance que réside la véritable tension dramatique du morceau. Là où d’autres chansons de l’album Non homologué choisissent l’émotion retenue ("Pas toi"), l’élan fédérateur ("Je marche seul") ou la chronique sociale ("La vie par procuration"), "Compte pas sur moi" adopte une forme plus brute, plus frontale, presque orageuse. La batterie de Christophe Deschamps y est sèche, percutante, comme une marche obstinée. La guitare électrique, tenue par Goldman lui-même et renforcée par Nono Krief, tranche dans le vif. Les percussions de Marc Chantereau, rares dans l’album, viennent densifier l’ensemble. Rien ici n’est doux ou lisse.

Et pourtant, ce déferlement sonore n’est pas là pour séduire ou galvaniser. Il est là pour porter un refus. C’est là toute la subtilité du morceau : Goldman ne chante pas son non avec une guitare acoustique ou un piano feutré. Il le chante à pleine voix, soutenu par une instrumentation fougueuse. C’est un cri, mais un cri qui dit qu’il ne criera pas. Un paradoxe musical assumé, presque une déclaration de guerre à la guerre des postures.

Cette tension entre la forme et le fond crée un électrochoc dès l'ouverture de l'album, comme si Jean-Jacques Goldman tenait à se démarquer de ses albums précédents. Et tracer une ligne rouge vis-à-vis de tous ceux qui l'ont moqué depuis le début de sa carrière solo. On n’y retrouve ni le lyrisme de "Elle attend", ni la tendresse de "Parler d’ma vie", ni la flamboyance narrative de "Famille". Ce morceau est plus sec, plus anguleux, plus nerveux aussi. Il tient de l’éclair, mais un éclair qui ne cherche pas à foudroyer : juste à illuminer fugitivement ce qu’il faut éviter de devenir.

On pourrait croire que cette intensité contredit le propos de retrait. En réalité, elle le renforce. Car ce que Goldman refuse dans cette chanson, ce n’est pas l’engagement ou la puissance, mais l’ostentation. Et en livrant ce refus avec une telle énergie, il le rend audible, il lui donne une densité, une chair. C’est un refus incarné. Pas un soupir, pas un effacement, mais une parole ferme. "Compte pas sur moi" transforme l’abstention en acte, le silence en présence, le repli en affirmation.

Ainsi, l’énergie musicale du morceau n’est pas une contradiction. C’est un moyen de donner au retrait la force d’un manifeste.

Une critique de la critique : le miroir inversé

"Je suis Satan, l’antiréférence". (25) Cette formule, que Jean-Jacques Goldman livre avec causticité en 1986 dans L’Est Républicain, résume avec une ironie glacée la manière dont une partie de la critique l’a longtemps considéré : non seulement comme un chanteur mineur, mais comme le repoussoir absolu, celui dont il ne faut surtout pas se réclamer si l’on veut être pris au sérieux. Goldman en a pris son parti, non sans aigreur parfois, mais surtout avec une lucidité désarmante.

Dans "Compte pas sur moi", cette tension affleure en filigrane. Car derrière le rejet des postures se profile aussi le rejet des injonctions médiatiques. Quand il chante "Des comme ça, t’en trouveras, juré t’en manqueras pas", il ne s’adresse pas seulement au public ou aux artistes : il s’adresse aussi à ceux qui désignent les figures légitimes, ceux qui décident qui est “rock”, qui est “engagé”, qui est “fréquentable”. Et ceux-là, Goldman ne leur envoie pas une réponse, mais un miroir.

Il y a chez lui une mémoire tenace de l’humiliation symbolique, comme en témoigne le livret de son intégrale « Singulier » (1996), dans lequel il expose - non sans malice - une mosaïque d’articles critiques, parfois féroces, parfois condescendants, souvent à côté de la plaque. Une manière de rendre visible l’hostilité accumulée, sans la commenter frontalement. C’est un règlement de comptes visuel, mais silencieux, presque pudique : on expose les mots, on les laisse s’auto-détruire.

Ce refus d’être adoubé s’inscrit dans une posture plus ancienne. Dès 1985, Goldman assume publiquement ne pas participer au Printemps de Bourges parce qu’il ne veut pas forcer les portes d’un milieu qui ne veut pas de lui. Il préfère les concerts où les gens viennent pour l’écouter que les festivals où il ne serait qu’un “élément du programme”. Plus globalement, il refuse l’idée même de labellisation artistique. Dans Paroles et Musique, il le formule avec une clairvoyance désarmante : "Je représente une espèce de 'claudefrançoïsme' exécré par beaucoup de gens". (26) Le terme est fort, et surtout très juste : il évoque la haine réservée à ce qui marche, à ce qui touche les foules, à ce qui échappe aux cénacles.

Mais ce rejet n’est pas seulement esthétique. Il touche à l’éthique même du journalisme culturel. Goldman ne mâche pas ses mots. Dans un exercice inédit, il réagit au fur et à mesure à un article de Libération, qui le qualifie de « homme en or et, par extension “couilles en or” » le 26 février 1991 : "Vous savez tout de ma femme, mon fric, ma libido. 'Libé' lave plus glauque. Je ne suis pas plus le porte-parole des étudiants et des lycéens que le rédacteur multimillionnaire mensuel ne l'est du rock et du bon goût" (27) La critique n’est pas seulement injuste : elle est indue, déplacée, intrusive. Elle prétend dire ce qu’il est - alors qu’elle ne s’intéresse qu’à ce qu’elle projette sur lui. Libé, surtout, n’a jamais pardonné à Jean-Jacques de ne pas être Pierre, ce demi-frère élevé au rang de demi-Dieu par les intellectuels de la gauche bien-pensante.

Et Goldman pousse la mise à distance encore plus loin, en s’attaquant à l’incompétence déguisée en légitimité : "Ce sont des gens, en général, qui ne connaissent rien à la chanson. Neuf fois sur dix, j'ai envie de leur poser des questions de base : citez-moi quatre chansons des Beatles, quatre chansons de Brassens..." (28) Derrière l’ironie, une réalité qu’il juge préoccupante : la chanson, en France, est souvent commentée par des non-spécialistes. Il le dit d’ailleurs sans détour : "Si on prend les grands journaux, les chroniques sur la chanson sont écrites par des gens qui sont spécialistes d'autre chose, comme le théâtre ou la bourse. Oui, il y a un certain mépris pour la chanson en France." (29)

Ce désintérêt ancien, Goldman n’a jamais cherché à le renverser. Lors de la sortie de Fredericks-Goldman-Jones, en décembre 1990, il connaissait par avance les réactions de la "grande presse". "Il n'y a aucune raison que cet album soit mieux ressenti par la critique. [...] Si changement de leur avis il y avait, ça viendrait d'eux, parce que mes chansons ne sont ni plus ni moins fréquentables que celles d'avant" (32) Il ne séduit pas, il ne négocie pas. Il continue sa route.

Mais Goldman ne se laisse pas abattre par ce mépris. Il l’intègre à son identité artistique. Mieux : il s’en sert comme d’un rempart. Refusant d’être le pantin d’un système qui consacre les mêmes visages, il construit sa légitimité ailleurs - dans le lien avec son public, dans l’intégrité de ses choix, dans le silence de ce qu’il ne dira pas.

"Compte pas sur moi", dans cette lecture, devient alors la réponse inversée à la critique. Non pas un plaidoyer, mais un geste de désengagement. Non pas une défense, mais un pas de côté. Et cette indifférence n’est pas une fuite : c’est un acte de résistance tranquille. En refusant les codes du commentaire autorisé, Goldman rend sa parole inclassable, donc inattaquable. Il ne cherche pas à convaincre : il persiste.

Une chanson miroir pour les fans : et si elle leur était adressée ?

"Compte pas sur moi". L’adresse semble claire, frontale, presque abrupte. Pourtant, à bien y écouter, elle interroge : à qui parle Jean-Jacques Goldman dans cette chanson ? Les premiers destinataires sont identifiés – les médias, les critiques, les gardiens du bon goût autoproclamé. Mais il y a peut-être un second miroir tendu, plus discret, plus intime : celui tendu à son propre public. Et si, derrière ce refus d’incarner certaines figures, Goldman s’adressait aussi à ses fans ? Non pour les rejeter, mais pour poser des bornes à ce qu’ils peuvent attendre de lui.

Car l’incompréhension ne vient pas seulement des médias. Goldman en a conscience : "Pour une bonne partie du public – et sans faire de parano – j'occupe un rang un peu particulier pour ce qui est de la haine et du mépris. Je suis, pour pas mal de journaux, une référence, une espèce de Satan représentant à peu près tout ce qu'il ne faut pas faire" (31) Ce rejet, né dans la critique, peut parfois se propager dans certaines franges du public, quand l’artiste ne colle plus à l’image projetée. Goldman ne veut pas incarner ce qu’il n’est pas, ni porter les attentes qu’il n’a jamais nourries.

En juillet 1991, au micro de RTL, il l’exprime avec gravité : "Je me heurte beaucoup à ça. Je reçois beaucoup de lettres de rupture de fans, déçus par moi, parce qu'ils m'ont approché. Parce que je ne suis pas aussi attentif, je ne suis pas aussi sincère, je ne suis pas aussi désintéressé, je ne suis pas aussi non-indifférent que mes chansons pourraient le laisser croire. Je crois que les gens mettent beaucoup d'eux-mêmes, et de fantasmes, et d'idéalismes en entendant les chansons. Ils ont tendance à faire un portrait du chanteur qui correspond à ses chansons. Je suis loin d'être aussi beau que ce qu'ils pensent en écoutant les chansons. Je suis bien conscient de ce décalage, et c'est cela que je veux leur expliquer". (32) À travers ses chansons, les auditeurs projettent un idéal, une version sublimée de lui-même. Mais lui sait combien cette image est fragile, faussée. "Je ne suis pas cette espèce d’être qu’ils pensent fabriquer à travers l’écoute des chansons" (33).

Dix ans plus tard, dans un entretien au Soir, il ira encore plus loin lorsque Thierry Coljon lui rapporte que des fans se plaignent qu’il ne se soit pas montré lors de son mariage à Marseille : "Tu me parles de nécrophiles qui n'ont rien d'autre à foutre que de me harceler. Ce sont des cinglés, pas des fans. Ça ne me dérange pas de les décevoir, ceux-là". (34) Ce rejet n’est donc pas général, mais vise une forme de dévotion mal placée, une attente absolue que Goldman refuse d’endosser.

Car aimer un artiste, c’est souvent vouloir l’emmener là où l’on projette soi-même d’aller. C’est espérer qu’il porte des causes, qu’il devienne un emblème, qu’il se laisse façonner par l’image que l’on se fait de lui. Or Goldman, dès ses débuts, résiste à cette cristallisation. Il chante les doutes, les ambivalences, les retraits. Et dans "Compte pas sur moi", il semble dire à son auditoire : n’attendez pas de moi ce que je ne peux pas, ou ne veux pas vous donner.

La dernière strophe cristallise ce mouvement. "Des comme ça t'en trouveras / Juré t'en manqueras pas". Le ton n’est ni amer, ni ironique, ni condescendant. Il est presque affectueux. C’est une manière de dire : je ne suis pas celui que tu cherches, mais d’autres le sont, et tu les trouveras. Ce n’est pas une rupture. C’est un appel à l’autonomie du regard, à la lucidité dans la relation entre l’artiste et celui ou celle qui l’écoute.

Goldman ne veut pas être un modèle, un héros, un guide spirituel. Il ne veut pas faire illusion. Il veut pouvoir chanter, créer, exister sans devoir incarner plus que lui-même. En cela, il pose les conditions d’un lien éthique avec son public : un lien fondé non sur la projection, mais sur l’écoute sincère, la reconnaissance mutuelle, la discrétion partagée. Il ne trahit rien ; il ne cède rien non plus.

Ce retrait n’est pas cynique. Il n’est pas stratège. Il est une forme de fidélité à soi, d’exigence tranquille. Goldman préfère ne pas plaire que plaire à faux. Il préfère décevoir que séduire à contre-emploi. Et cette honnêteté, paradoxalement, est sans doute ce qui le rend si profondément aimé. Car elle invite l’auditeur à faire le même travail d’ajustement : ne pas attendre d’un artiste qu’il soit plus qu’un homme. Accepter qu’un chanteur dise non. Et y entendre une forme rare de sincérité.

Le livret de « Non homologué » annonçait d’ailleurs la couleur : "Les chansons sont souvent plus belles que ceux qui les chantent... Pardon à ceux que j'ai pu décevoir ou choquer par une attitude, un mot, une absence, un silence".

Conclusion – La force de dire non

Dans un paysage musical où l’on attend souvent des artistes qu’ils prennent position, qu’ils affichent leur camp, qu’ils incarnent un rôle ou un courant, Jean-Jacques Goldman choisit une autre voie. "Compte pas sur moi", loin d’être une chanson de désengagement, est au contraire une déclaration d’indépendance lucide et courageuse. Elle ne refuse pas l’époque par désespoir ou nostalgie : elle la regarde en face, et choisit de s’en écarter. Non pas par lâcheté, mais par fidélité à quelque chose de plus profond que les modes ou les mots d’ordre.

Dire non, ici, n’est pas un repli. C’est un acte. Un acte de protection, d’alignement, de cohérence. En refusant d’endosser les rôles qu’on lui propose - le rocker engagé, le porte-drapeau, le rebelle labellisé, l’artiste à posture - Goldman refuse d’être ailleurs que dans sa vérité intérieure. Il sait ce qu’il ne veut pas être. Il l’énonce sans haine, sans colère, mais avec une fermeté tranquille. Et dans ce refus du théâtre social, il affirme une forme rare d’intégrité.

La musique, chez lui, reste un lien, un partage. Mais ce lien n’a pas à tout prix besoin de s’adosser à des certitudes. Il peut aussi se nourrir de retraits, de silences, de lignes qu’on ne franchit pas. Dans "Compte pas sur moi", Goldman ne dresse pas des murs : il trace des limites. Des frontières intimes, où il protège ce qui compte vraiment : une manière de faire, de penser, de rester.

Et c’est peut-être là, dans ce refus d’être là où on l’attend, que réside son engagement le plus fort : celui d’un homme qui choisit de ne pas trahir ce qu’il est, quitte à être incompris, moqué, marginalisé. Un engagement sans slogan, sans drapeau, sans cri. Mais un engagement vrai, et peut-être le plus rare : celui de rester à la bonne distance de soi.

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