Encore un soir

Exégèses

Le dernier vœu

23 août 2015. Céline Dion se confie à USA Today. Son mari, René Angélil, est gravement malade. La fin approche. Mais nul ne peut dire combien de temps il lui reste. "On a demandé plusieurs fois aux docteurs combien de temps ils lui donnent. Trois semaines ? Trois mois ? René voudrait savoir. Mais eux, ils ne savent pas." (01) René, lui, n’a qu’un seul souhait : “Je veux mourir dans tes bras”. Et Céline, son épouse, sa muse, son miracle, lui promet qu’elle sera là. Que la mort viendra, mais qu’elle ne viendra pas seule.

Dans cette attente à la fois calme et insoutenable, René pousse Céline à retourner en studio. Non pas pour se distraire. Mais parce qu’il sait, lui, que chanter est chez elle un acte vital, une forme de résilience. Il sait que la musique la tient debout. Alors il l’encourage à reprendre son souffle dans un nouveau projet en français. Et Céline, à son tour, appelle Jean-Jacques Goldman.

"Jean-Jacques fait partie de mes bagages", dira-t-elle plus tard (02). Une formule simple, mais qui dit tout : il est celui qui l’a révélée à elle-même avec "D’eux", vingt ans plus tôt. Il est celui qui a su lui écrire "Pour que tu m’aimes encore", "Vole", "S’il suffisait d’aimer". À l’époque déjà, il avait appris sa vie par cœur avant d’écrire pour elle. Mais cette fois, l’enjeu n’est plus l’ascension. C’est le vertige. La perte. La traversée.

Céline lui demande une faveur : une chanson. "Je ne veux pas abuser", lui dit-elle, "mais ce qu’on vit en ce moment est tellement important... si jamais tu peux me donner un petit peu de ta petite magie, ta petite touche". Goldman hésite. Il n’écrit pas à la demande. Il n’écrit pas sans nécessité. Mais cette fois, l’idée vient. Une chanson sur le temps qui passe. Sur la vie qui file. Sur le peu qu’il reste. Elle s’appellera "Encore un soir".

Une chanson simple, nue, dépouillée. Et pourtant bouleversante. Par sa forme. Par ce qu’elle contient. Par ce qu’elle retient. Par ce qu’elle révèle, surtout : la force d’une voix qui refuse le pathos, et préfère au cri le murmure.

SOMMAIRE

Le dernier vœu

Un Requiem pour René

Une chanson sur le temps qui passe

Une faveur, comme une fleur

« Il n’y a jamais rien eu à changer avec Jean-Jacques »

« La même chose que nous »

« Une page de notre histoire »

Un Requiem pour René

"Encore un soir, encore une heure, encore une larme de bonheur…" : dès les premières secondes, la supplique est posée. Mais elle ne se hurle pas. Elle se souffle. Cette chanson ne cherche pas à conquérir, mais à retenir. Retenir un souffle, un regard, une main. Retenir l’amour quand il est déjà en train de partir.

Goldman le sait, dès l’écriture : il ne s’agira pas ici d’un hymne, ni même d’un hommage solennel. Il s’agira d’un report, d’un battement, d’un entre-deux. "Juste un report, à peine encore…" – cette formule incarne à elle seule l’essence de la chanson : demander presque rien, pour retarder l’inéluctable. Et dans cette pudeur, la grandeur.

Céline Dion, elle, en saisit aussitôt la portée : “"Encore un soir", ça peut vouloir dire encore un jour de vie. Ça peut parler de gens qui ont des difficultés à garder leur couple en vie. Ça peut être la mort. Ça peut être une chanson, un spectacle, un instant à soi. C’est large comme thème.” (03).

La structure poétique repose sur un rythme ternaire obsédant – "Encore un soir, encore une heure…" –, scandé comme un mantra qui résiste à l’effacement. Ces répétitions, loin d’alourdir, soutiennent une pulsation intime, presque cardiaque. Musicalement, la chanson s’installe dans une tonalité mineure (G♯/A♭ mineur), couleur typiquement associée à la mélancolie. Le tempo modéré (103 bpm) et le niveau sonore contenu (-8 dB) participent à cette atmosphère suspendue : ni lente, ni énergique, mais bercée, comme un dernier mouvement de balancier.Le rythme oscille, avance doucement. C’est un deuil en mouvement, jamais figé, jamais lourd, qui épouse la marche de celui ou celle qui continue malgré tout.

Et dans cet écrin discret, les mots de Goldman trouvent leur juste place. Il n’explique rien, ne raconte pas une histoire. Il laisse entendre. "Un souffle, une erreur, un peu de nous, un rien de tout…" : les images se succèdent comme des fragments d’instant, des éclats de mémoire. Elles ne sont pas à décrypter, mais à ressentir. C’est ce que Céline dira plus tard (04) : " Je n’écris pas mes chansons, je suis à la merci des textes, (…) mais avec Jean-Jacques, il y a une complicité : on a même plus besoin de se parler, plus besoin de se rencontrer pour interpréter."

On est loin ici des envolées vocales hollywoodiennes. Jean-Jacques Goldman lui a demandé de “déchanter”, littéralement. De chanter comme on chuchote à un bébé dans les bras (05). De ne plus convaincre, mais simplement être là. Et Céline accepte. Elle interprète cette chanson comme on murmure une prière – laïque certes, mais chargée d’absolu : "une faveur, comme une fleur…". Une phrase si discrète, et pourtant si saisissante.

Dans la tradition chrétienne, une fleur est souvent offerte à un défunt. Ici, elle devient le symbole d’un dernier geste, d’un don fragile et fugace, qu’on n’espère même plus voir accepté. Comme l’amour, comme le temps, comme la vie elle-même.

La chanson se conclut comme elle a commencé : sans réponse, sans résolution. Juste un vœu. "Encore un soir…", répète-t-elle dans l’écho. Un soir. Pas l’éternité. Pas une vie entière. Un soir. Et si possible, le vivre ensemble : "Ça restera entre nous, oh juste un léger retard"

Dans ce refus du spectaculaire, dans cette précision douce, la chanson devient un requiem inversé. Elle ne pleure pas la mort. Elle célèbre l’ultime sursis. Elle ne dit pas adieu, elle demande un délai. Ce n’est pas une complainte. C’est un chant de l’entre-deux. Un souffle de lumière dans le couloir de l’ombre.

Une chanson sur le temps qui passe

Lorsque Céline Dion appelle Jean-Jacques Goldman à l’été 2015, sa voix est celle d’une femme au bord du précipice. Elle ne demande pas une chanson. Elle demande un appui. Elle le dit sans détour : « Écoute Jean-Jacques, je ne veux pas abuser, je sais que tu as tout écrit pour moi, j’en suis super reconnaissante. Mais ce qu’on vit en ce moment est tellement important... si jamais tu peux me donner un peu de ta petite magie. » (06)

Jean-Jacques hésite. Depuis l’album "Une fille et quatre types" (2003), il n’a plus rien écrit pour elle. Mais cette fois, il accepte. Car l’idée vient. Une idée simple, presque banale en apparence, mais vertigineuse dans le contexte : écrire une chanson sur le temps qui passe. « Cette fois-ci, elle est venue avec une idée. C'est elle qui m'a demandé: "Est-ce que tu peux faire une chanson qui parle du temps qui passe ?" En y réfléchissant, cette chanson m'est venue et je lui ai proposée. » (07).

"Encore un soir" devient alors bien plus qu’une collaboration. C’est une confidence mise en musique. Une manière de traverser ensemble une période indicible. Goldman compose seul, chez lui. Puis il envoie une maquette. René l’écoute. Céline aussi. Et tous deux comprennent que cette chanson-là ne parle pas seulement d’eux. Elle parle pour eux.

René Angélil est encore en vie quand il entend la chanson. Céline la lui chante. Il ne peut plus parler, mais il la regarde, bouleversé. Il choisit même la photo de pochette de l’album. « Cette chanson sera le tremplin ou la traversée du pont qui m’amènera à mon nouveau départ », dira Céline. René confirme sa satisfaction : “Jean-Jacques m’a préparé un beau départ”. (08)

La chanson sort en mai 2016. René est mort depuis le 14 janvier. La douleur est encore à vif, mais Céline ne veut pas sombrer. Elle le dit lors de ses premières apparitions : « René m’a réellement donné un cadeau : mon deuil, c’est cette année à ses côtés que je l’ai vécu. [...] Ma plus grande tâche aujourd’hui, c’est de lui dire qu’on va bien, que je prendrai soin de nos enfants. Tu nous verras d’un autre “spot” ». (09)

Sur scène, la chanson devient un rite. Elle l’interprète le 24 juin à l’AccorHotels Arena, à Paris. L’émotion est immense. « C’était très important pour moi de débuter ce spectacle avec cette chanson de Jean-Jacques Goldman, “Encore un soir”. [...] Ce soir, je ne peux pas m’empêcher de penser à René, car je sais qu’il est là, présent avec nous. » (10)

Mais ce qui frappe, dans ce deuil mis en musique, c’est l’absence de pathos. Aucune plainte. Aucun sanglot mis en scène. Tout est retenu, suggéré. Céline Dion l’exprime elle-même : _« Les gens pensent peut-être qu’étant donné que c’est mon premier album sans René, je vais pleurer sur toutes mes chansons, mais ce n’est pas ça. Je montre qu’on a traversé le pont. » (11)

"Encore un soir" devient alors une chanson de passage, une arche entre deux rives : celle d’un amour vécu pleinement, et celle d’une vie qu’il faut continuer malgré tout. Céline l’affirme avec une lucidité bouleversante : « Je suis forte. La vie continue. » (12) Et dans cette phrase, comme dans chaque mot de la chanson, il n’y a ni résignation ni héroïsme. Juste une volonté douce, humaine, de ne pas se laisser engloutir.

"Encore un soir" ne parle donc pas seulement de mort. Elle parle de ce qu’il reste à vivre après, dans le sillage du deuil. Elle dit que l’on peut continuer à chanter, même si la voix tremble. Elle dit qu’il y a encore des soirs à venir – peut-être pas nombreux, mais assez pour aimer encore.

Une faveur, comme une fleur

Chez Jean-Jacques Goldman, l’émotion n’est jamais imposée. Elle est laissée à l’écoute, à l’interprète, au silence entre les mots. "Encore un soir" en est une illustration parfaite. Écrite pour Céline Dion, mais jamais surplombante, la chanson épouse la voix comme une seconde peau. Elle laisse passer les tremblements, les silences, les soupirs. Elle laisse place à l’intime.

Goldman l’a souvent affirmé : il ne cherche pas à s’imposer, mais à traduire. Traduire une émotion, une personne, une situation. Quand il écrit pour quelqu’un d’autre, il n’a pas envie que ça se voie. Il se met dans sa tête, dans sa voix, dans sa vie. Il essaye de devenir cette personne le temps d’une chanson. Il avait déjà procédé ainsi pour D’eux, après avoir étudié pendant des mois la vie de Céline à travers documents, interviews, émissions. En 2015, il recommence. Mais cette fois, il écrit en tremblant. Et ce tremblement, on le ressent dans chaque vers.

La forme de la chanson en témoigne. Le rythme ternaire – "encore un soir, encore une heure, encore une larme de bonheur…" – crée une boucle douce, presque hypnotique. C’est un mantra, mais aussi un refus : le refus que ce soit fini. Chaque mot est pesé, équilibré, musical. On retrouve ici ce que Goldman avait déjà exploré dans "Vole", "Il me restera" ou encore "Confidentiel" : des manières différentes de dire l’adieu, de retenir l’instant sans le figer, de faire du manque un lieu d’apaisement autant que de mémoire.

Ce style reconnaissable entre tous se déploie dans une écriture à la fois précise et abstraite, limpide et symbolique. Prenons cette phrase : "une faveur, comme une fleur". Cinq mots. Mais tout est là : la fragilité, l’éphémère, la beauté et le don. On y lit à la fois la prière d’une femme, le langage universel du deuil, et l’humilité d’un dernier geste.

Goldman ne nomme jamais la mort. Il ne parle ni de René, ni de maladie, ni d’enterrement. Il ne raconte rien. Et c’est précisément ce silence qui parle. L’écriture se fait souffle, comme dans "un souffle, une erreur / un peu de nous, un rien de tout". Des mots simples, des oppositions discrètes, des images ouvertes. Rien n’est figé. Tout est laissé au lecteur, à l’auditeur. C’est une chanson-passerelle.

Ce refus de la grandiloquence est l’un des fondements du style goldmanien. Il l’a dit un jour à propos de Céline : « Ce qui lui paraît très simple est impossible à d'autres ». (13) Ce qu’il cherche ici, c’est la vibration juste. Et c’est peut-être pour cela qu’il a choisi, une fois encore, de la faire “déchanter” : la voix de Céline, nue, contenue, presque parlée parfois, devient l’écrin idéal de ces mots peu nombreux mais si lourds de sens.

Le texte ne cherche jamais l’effet. Il ne cherche pas l’identification non plus. Il se contente d’ouvrir un espace – un espace d’écho. Chacun peut y projeter sa propre perte, son propre "encore un soir" : un parent, un enfant, un amour, une époque. Ce que Goldman offre ici, ce n’est pas une vérité. C’est un miroir voilé.

Et ce voile est peut-être ce qui rend cette chanson si bouleversante.

Il faut d’ailleurs relire, à la lumière de "Encore un soir", d’autres titres écrits pour Céline Dion du vivant de René, mais qui semblent avoir anticipé l’absence : "En attendant ses pas" (14), "Je t’aime encore" (15), "Je sais pas" (16). Autant de chansons devenues, après coup, comme un acompte sur l’éternité.

Dans la discographie de Jean-Jacques Goldman, "Encore un soir" résonne comme une épure ultime. On y retrouve la délicatesse de "Vole", la lucidité douce de "Il me restera", la lumière discrète de "Confidentiel". Mais ici, tout est concentré, comme resserré autour d’un point fixe : la frontière entre la vie et l’après. Ce point que Céline, à travers la voix de Goldman, nomme sans le nommer.

C’est sans doute ce qui rend cette chanson si précieuse : elle est écrite pour une seule personne, dans un moment unique – et pourtant, elle parle à tous. Parce qu’elle ne prétend rien. Parce qu’elle ne force rien. Parce qu’elle reste, jusqu’au bout, fidèle au style de celui qui l’a écrite.

« Il n’y a jamais rien eu à changer avec Jean-Jacques »

Lorsque Céline Dion parle de Jean-Jacques Goldman, ses mots sont simples, mais lourds de sens : « Jean-Jacques fait partie de mes bagages. » (17). Ce n’est pas seulement une déclaration d’admiration. C’est la reconnaissance d’une empreinte. Une empreinte artistique, mais aussi humaine, qui a marqué son identité musicale, sa voix, et même sa manière de se raconter.

Depuis D’eux, sorti en 1995, jusqu’à Encore un soir, en 2016, Jean-Jacques Goldman aura écrit ou composé vingt-cinq chansons pour Céline Dion – une fidélité exceptionnelle dans une industrie souvent fondée sur le renouvellement. À ce jour, aucun autre artiste francophone n’a consacré autant de morceaux sur mesure à la chanteuse. Et réciproquement, aucune autre voix n’a autant incarné les mots de Goldman en dehors de lui-même.

« Il n’y a rien à y changer. Il n’y a jamais rien eu à changer avec Jean-Jacques », dira-t-elle encore, dans une confidence rare (18). Cette confiance absolue ne vient pas seulement du talent, mais de l’attention extrême que Goldman porte à celles et ceux pour qui il écrit. En 1994, avant même leur premier album commun, il avait passé sept mois à documenter la vie de Céline : livres, articles, vidéos, interviews – pour comprendre qui elle était.

Ce soin, cette fidélité, cette rigueur se retrouvent aussi dans l’exigence vocale que Goldman impose à Céline. En 1995, il lui avait demandé d’apprendre à "déchanter", à quitter les habitudes vocales américaines pour trouver une forme de fragilité plus en phase avec le public francophone. Elle l’avait accepté, avec discipline. « Au moment où je l'ai rencontré, où je voulais l'impressionner, que je lui donnais toutes mes cordes vocales et toutes les notes que je pouvais chanter, il m'a dit : "Tu sais, ce serait bien si tu déchantais…" (19). Pour "Encore un soir", vingt ans plus tard, ce pacte artistique demeure intact : la voix se fait souffle, elle ne conquiert pas, elle accompagne.

Cette exigence ne vaut pas que pour l’interprétation. Elle est aussi au cœur de la relation personnelle entre les deux artistes. Goldman ne travaille qu’avec des personnes qu’il estime. « Il faut que la voix m'intéresse, que les personnages m'intéressent, qu'ils aient une part d'authenticité », dit-il (20). Céline, pour lui, n’était pas seulement une voix : c’était une petite fille montée sur les tables à 6 ans pour chanter, une femme directe, simple, drôle, entière. Il voyait en elle quelque chose de pur. Quelque chose qui ne triche pas.

C’est peut-être aussi pour cela qu’il a accepté d’écrire "Encore un soir", plus de dix ans après leur dernière collaboration. Céline elle-même le dira à Sept à Huit en 2003 : « Jean-Jacques, c'est un gars tellement simple... J'ai presque plus envie de travailler avec d'autres... C'est tellement simple, c'est tellement vrai. » (21) La complicité artistique est devenue, au fil du temps, une amitié solide, pudique, respectueuse.

Mais cette fidélité a aussi un revers. Jean-Jacques Goldman l’a confié : « Je n'ai plus eu tellement envie de travailler avec les autres » (22). C’est à la fois une chance et une malchance, dit-il : chance d’avoir trouvé une telle interprète, malchance parce que tout semble pâlir à côté. Il ne veut pas se répéter. Il ne veut pas diluer ce lien.

"Encore un soir" s’inscrit donc comme l’ultime trait d’union d’une histoire commencée deux décennies plus tôt. Comme si, après avoir tout dit – l’envie, l’abandon, l’intimité, le départ – il ne restait qu’une seule chose à écrire. Céline le résumera ainsi, sur scène, avec une émotion palpable : « Il restait une chanson à écrire. Et je ne voyais personne d’autre que lui pour le faire. » (23).

Et en effet, personne d’autre que lui n’aurait pu écrire une chanson aussi simple et juste pour ce moment-là. Parce que personne d’autre ne connaît aussi bien ses silences, ses élans, ses tremblements. Parce qu’en vingt-cinq chansons, Jean-Jacques Goldman n’a pas seulement prêté ses mots à Céline Dion. Il lui a offert, à chaque fois, un miroir.

« La même chose que nous »

Dès sa sortie, "Encore un soir" touche une corde que ni Céline Dion, ni Jean-Jacques Goldman ne pouvaient pleinement anticiper : celle d’un deuil partagé. En France, le 24 mai 2016, la chanson devient immédiatement numéro un des ventes. En trois jours, elle domine les classements, et finira par être certifiée single de platine, avec plus de 20 millions d’écoutes et de ventes cumulées dans le monde (24).

Et pourtant, rien dans sa forme ne promettait un tel succès commercial. Aucun effet radio. Aucun refrain accrocheur au sens marketing du terme. Pas de performance vocale spectaculaire. Pas de clip provoquant. Juste une prière intime, une demande à voix basse : « Encore un soir… ».

Mais ce souffle fragile devient un souffle collectif. La chanson dépasse rapidement le cadre de l’histoire de Céline et René. Elle est reprise, partagée, utilisée dans des cérémonies, dans des vidéos d’hommage, dans des moments de séparation ou de renaissance. Parce qu’elle n’impose aucun récit, "Encore un soir" devient un espace d’identification immense. Un espace dans lequel chacun peut venir déposer son histoire.

Céline Dion, consciente de cette résonance, ne cherche jamais à en récupérer l’émotion. Elle accompagne. « Il y a des millions de personnes qui vivent la même chose que nous. Nous ne sommes pas différents. Moi, mes chansons sont comme des épaules sur lesquelles je peux m’appuyer. Et si, par bonheur, quelques-unes de ces épaules peuvent servir à certains d’entre vous ce soir, c’est tant mieux » (25).

Ce murmure personnel devient un cri universel, justement parce qu’il ne crie pas. Il dit tout bas ce que chacun ressent tout haut. Il ne cherche pas à consoler, il n’accompagne que ce qui est déjà là : la perte, la peur, le manque, mais aussi la reconnaissance, la gratitude, la beauté de ce qui a été vécu.

Les données musicales (26) le confirment : un niveau de "happiness" évalué à 22/100, un tempo moyen (103 bpm), une énergie contenue (53/100), une très forte “danceability” (76/100) – cette chanson ne s’écoute pas à genoux. Elle se berce, elle se porte, elle avance doucement avec ceux qui continuent. Ce n’est pas un adieu figé. C’est un adieu qui marche.

Dans les témoignages de fans comme dans les articles de presse, la chanson est souvent décrite comme un baume, un point d’ancrage, un souffle de dignité. Elle a permis à certains de pleurer autrement, à d’autres de dire au revoir, à d’autres encore de revenir à la musique francophone. Rarement une chanson aussi douce a-t-elle suscité autant d’échos.

Ce que l’on entend dans "Encore un soir", c’est cette volonté de ne pas s’effondrer. De rester digne. D’aimer encore, malgré l’absence. Et c’est peut-être cela, au fond, qui a touché autant de gens. Cette chanson ne dit pas "je t’ai perdu". Elle dit : "je voudrais te garder un peu plus longtemps". Elle ne dit pas "je pleure". Elle dit : "je me souviens". Elle ne dit pas "je souffre". Elle dit : "je t’aime encore."

« Une page de notre histoire »

"Encore un soir", c’est peut-être la dernière chanson que Jean-Jacques Goldman ait écrite pour Céline Dion. Ou peut-être pas.

Treize ans après leur dernière collaboration, alors que tout semblait appartenir au passé, c’est Céline qui a renoué la collaboration. Pour sceller un adieu. Ou plutôt un presque-adieu, comme elle sait si bien les chanter. Il ne s’agissait pas de prolonger l’histoire, mais de lui offrir une dernière lumière.

Ce qui rend cette chanson si singulière, c’est justement qu’elle n’est pas une fin. Elle est un basculement. « Cette chanson sera le tremplin, ou la traversée du pont qui m’amènera à mon nouveau départ », confiera Céline (27). Un pont entre la vie avec René, et l’inconnu sans lui. Entre la chanteuse portée, et la femme qui marche seule.

Ce n’est pas un hasard si Céline parlera plus tard de "Encore un soir" non pas comme d’un titre, mais comme d’une page de leur histoire. « Ceci n’est pas un album. C’est une page de notre histoire… Je n’aurai jamais la même voix, mais ce que je sais aujourd’hui, c’est que dans les moments les plus difficiles, tu nous as portés par ton amour, nous donnant ta main pour traverser le pont de notre nouvelle vie. Tous tes mots d’encouragement et toutes ces nouvelles mélodies m’ont redonné l’équilibre, le feu sacré, et surtout l’envie de te revoir. » (28).

Alors, que pourrait-il lui apporter de plus, encore aujourd’hui, s’il devait y avoir une autre chanson ?

Peut-être la même chose qu’il lui a toujours apportée : des mots simples pour des émotions complexes. Une écriture pudique pour des blessures profondes. Une fidélité sans emphase, mais totale.

Jean-Jacques Goldman n’écrit plus beaucoup. Il a quitté les projecteurs, les studios, les shows. Il s’efface peu à peu du paysage. Mais ses chansons, elles, restent. Et dans la voix de Céline, elles prennent une autre dimension. Ce n’est pas seulement une interprète qui les porte : c’est une femme qui les incarne, les traverse, les dépose devant nous comme des offrandes fragiles.

Encore un soir, ce n’est pas seulement un chant du passé. C’est un point de suspension. Un "encore" suspendu dans le temps. Et peut-être un jour, dans le silence, encore une chanson.

 

Sources

Autres sources