Goin' away
Exégèses
Partir avant même d’avoir commencé
En 1975, un jeune homme discret, inconnu du grand public, enregistre une chanson qui ouvre le premier album du groupe Taï Phong : "Goin' Away". Ce morceau, écrit et composé par Jean-Jacques Goldman, est son tout premier titre publié sur un disque.
À seulement 23 ans, Goldman prête sa voix haut perchée et son énergie juvénile à ce chant du départ, sans imaginer encore que, quelques années plus tard, ses propres chansons en français deviendraient des hymnes populaires, et son nom, une référence incontournable de la musique francophone.
"Goin' Away" est une déclaration de fuite douce et obstinée. _"I’m goin’ away, I don’t know where, but it doesn’t matter" (01) lance-t-il dès les premiers mots, posant d’emblée une thématique essentielle qui parcourra toute son œuvre : l’appel de l’ailleurs, du mouvement, du recommencement.
Avant même de connaître le succès, avant même de s’être affirmé comme auteur-compositeur reconnu, Jean-Jacques Goldman explore ce besoin viscéral de partir, de chercher mieux, de croire à un possible autre lieu, un autre soi.
Pourquoi, dès ses débuts, Goldman choisit-il de parler non pas de conquête, ni d’ancrage, mais de départ ? Qu'est-ce que ce premier voyage musical révèle de ses aspirations profondes, et comment "Goin' Away" s’inscrit-il dans une trajectoire thématique qui marquera l’ensemble de son parcours artistique ?
SOMMAIRE
Partir avant même d’avoir commencé
Le souffle du "grand vent"
Naissance de Taï Phong : le rêve d’un "grand vent"
Équilibre fragile, entre rêves et réalité
La première maquette et la signature chez WEA
Une réception critique enthousiaste
Double trajectoire : l’anglais du "grand vent" et les prémices du français
De l’exaltation au paradoxe : la voix haut perchée
Le regard persistant des fans de rock progressif
De "Goin' Away" à l'appel du large
"I'm goin' away"
Incompréhension face à ceux qui restent
Espoir mêlé de doute
La valeur du travail et de la patience
Refus du retour facile
Une chanson non autobiographique, mais profondément sincère
Entre AOR et Prog-Rock : Analyse musicale
Un appel précoce au voyage, une continuité dans l'œuvre à venir
"Goin' Away" : premier jalon du départ goldmanien
La route : un espace d'ambiguïté entre fuite et renaissance
"On ira", "Je m’en vais demain", "Puisque tu pars", "Là-bas" : déclinaisons du motif du départ
"Brouillard" : prolongation intérieure de "Goin' Away"
La route, dès le premier pas
"Anywhere's better than here" ?
L'incertitude contemporaine et le besoin de mouvement
"Goin' Away" : une chanson d’hier pour les rêveurs d’aujourd’hui
La jeunesse intemporelle du besoin d’ailleurs
Le premier pas
Le souffle du "grand vent"
Naissance de Taï Phong : le rêve d’un "grand vent"
En 1972, deux frères d'origine vietnamienne, Khanh Maï et Taï Sinh, décident de concrétiser leur passion commune pour la musique en fondant un groupe qu'ils nomment Taï Phong — un terme vietnamien signifiant "grand vent". Ayant passé une partie de leur adolescence en Angleterre, ils baignent très tôt dans l’univers du rock progressif anglo-saxon. Leur ambition est claire : créer une musique ambitieuse, ouverte, aux antipodes de la variété française dominante. (02)
Après plusieurs essais infructueux avec d'autres musiciens, ils rencontrent par l'entremise d'amis communs Jean-Jacques Goldman, jeune Parisien de 23 ans à l'époque, diplômé d'une école supérieure de commerce et vendeur d’articles de sport à Montrouge. Modeste, mais déterminé, Goldman apporte au groupe sa maîtrise du violon, de la guitare, du chant, ainsi qu'une solide culture musicale puisée aussi bien dans le rhythm and blues que dans les découvertes tardives des Beatles et d’Aretha Franklin.
Le groupe se complète avec l'arrivée de Jean-Alain Gardet aux claviers — un voisin de Goldman, ancien étudiant en prépa HEC, formé au piano classique et au jazz, et Stéphan Caussarieu, jeune batteur de 17 ans, formé dans l'école de Kenny Clarke, qui impressionne par son adaptabilité et son jeu précis. Ensemble, ils posent les bases d'un rock symphonique influencé par Yes, Genesis, King Crimson, mais aussi ouvert à d'autres nuances harmoniques.
Leur singularité est d’autant plus marquée qu’ils optent d'emblée pour l’anglais comme langue d'expression musicale. Comme l’explique Khanh Maï en 1975 : « Cette langue nous est plus familière et s’identifie plus naturellement à notre musique » (03) Ce choix sera parfois critiqué en France, mais il reflète leur volonté de s'inscrire dans une perspective internationale.
Équilibre fragile, entre rêves et réalité
Si l'idéal artistique anime les membres de Taï Phong, leur quotidien est tout sauf glamour. Tous exercent un métier en parallèle pour assurer leur subsistance : Jean-Jacques Goldman vend des survêtements à Sport 2000 à Montrouge, Taï Sinh travaille dans une banque, Khanh Maï est ingénieur du son, Jean-Alain Gardet accompagne d'autres musiciens dans des cabarets, et Stéphan Caussarieu donne des cours de batterie.
Les répétitions ont lieu en soirée et durant les week-ends, souvent dans la cave des parents de Khanh et Taï, insonorisée à la main par les membres du groupe avec de la laine de verre. Malgré la fatigue, malgré les contraintes financières — instruments payés à crédit, batteries revendues pour pouvoir évoluer, l’enthousiasme ne faiblit pas.
Ce contexte forge un état d’esprit rare : loin de la précipitation, Taï Phong construit patiemment sa musique. Chaque morceau est répété jusqu'à obtenir le son, la dynamique, l’émotion souhaitée. Cette exigence rigoureuse deviendra l'une de leurs signatures sonores.
La première maquette et la signature chez WEA
Forts de cette discipline, les cinq musiciens réalisent une première maquette professionnelle. Cette démo est accueillie avec un étonnant consensus positif par toutes les maisons de disques approchées. Khanh Maï, lucide, sait toutefois que pour espérer conserver leur liberté artistique, ils doivent négocier avec fermeté : un contrat est signé avec Warner WEA, incluant une clause inédite pour l’époque — le droit de se retirer librement si le premier album ne rencontre pas de succès.
Le premier album sobrement intitulé "Taï Phong" sort en juin 1975. Il est produit par Jean Mareska, tandis qu’Andy Scott, ingénieur de renom ayant travaillé pour Elton John, Pink Floyd ou T. Rex, assure le mixage. Le disque contient six titres, dont "Sister Jane" — qui deviendra un tube de l’été 1975 —, mais aussi "Goin' Away", écrit et composé par Jean-Jacques Goldman, choisi pour ouvrir l’album.
Une réception critique enthousiaste
La réception professionnelle est presque unanime.
Rock & Folk, sous la plume de Claude Alvarez-Pereyre en juin 1975, encense l’album (04) : il est "abasourdi dès le premier abord", et souligne une "volonté évidente de ne pas se laisser enfermer dans la forme couplet-refrain". "Goin' Away", en particulier, est salué pour ses contrastes acoustique / électrique et ses cellules mélodiques variées.
Le journal France Soir, en octobre 1975 (05), insiste quant à lui sur l'authenticité du groupe et son enracinement dans le rock progressif. L'influence de Yes, Genesis et Pink Floyd est reconnue, sans que Taï Phong ne soit réduit à une simple copie.
Partout, les professionnels louent la fraîcheur et l’ambition du projet, l’expressivité rageuse de la voix de Jean-Jacques Goldman sur "Goin' Away", et la sophistication du travail sonore.
Double trajectoire : l’anglais du "grand vent" et les prémices du français
Si "Goin' Away" témoigne de la volonté de Taï Phong de s'inscrire dans la tradition anglo-saxonne du rock progressif, Jean-Jacques Goldman, en parallèle, amorce discrètement son propre chemin d’écriture en français.
Comme l’indique Jean Bender (06), cela fait déjà quelques années que Goldman écrit des chansons dans sa langue maternelle. Pourtant, ces tentatives restent jusqu’alors confidentielles. Il faudra attendre 1976, et la sortie du titre "C’est pas grave papa", pour qu’un premier 45 tours en français voie officiellement le jour. (07)
Cet écart entre son engagement dans un projet résolument anglophone et son désir intime de s’exprimer aussi en français illustre une tension féconde : Goldman n'oppose pas les deux langues, mais cherche à travers chacune une forme différente de sincérité. L'anglais de "Goin' Away" ouvre un espace d'évasion ; le français, encore embryonnaire à cette époque, portera bientôt l’émotion brute et quotidienne.
Il est essentiel de comprendre que pour Goldman, chanter en anglais avec Taï Phong n'était pas une stratégie marketing, mais une forme d’authenticité musicale. « Toutes nos racines sont anglo-saxonnes » expliquait-il en 1975 (08), revendiquant une fidélité esthétique à la grande époque symphonique des Beatles et des premiers King Crimson. « Qu'on ne nous dise pas qu'il faut chanter en français, ce serait artificiel. », insiste-t-il. (09)
De l’exaltation au paradoxe : la voix haut perchée
À la sortie du premier album, l’accueil réservé à la voix de Jean-Jacques Goldman est largement positif. Critiques et auditeurs soulignent l’énergie, la pureté et l'expressivité de ses aigus hargneux, particulièrement dans "Goin' Away".
Claude Alvarez-Pereyre évoque ainsi avec admiration « ces aigus arrachés, hargneux » (10) qui donnent au morceau sa tension émotionnelle. Quarante ans plus tard, Marco Stivell compare son timbre à celui de Jon Anderson de Yes ou à David Surkamp de Pavlov's Dog. (11)
Pourtant, ce même registre vocal — salué en 1975 pour sa singularité — sera l’objet de moqueries quelques années plus tard, lorsque Goldman commencera sa carrière solo en français. Certains médias, mal à l’aise face à sa voix éraillée et haut perchée, iront jusqu'à la caricaturer.
Ce paradoxe cruel souligne la difficulté d’exister artistiquement en France hors des normes vocales établies. Là où la scène progressive saluait une voix comme vecteur d’émotion brute, la variété française attendait des timbres plus lisses, plus calibrés.
Dans le contexte de Taï Phong, cette voix est pourtant une force, un cri du départ intérieur. Elle est inséparable de la fièvre vibrante de "Goin' Away".
Le regard persistant des fans de rock progressif
Des décennies plus tard, l’album "Taï Phong" conserve une place particulière dans le cœur des amateurs de rock progressif du monde entier. Sur les forums spécialisés, des dizaines d’aficionados rendent hommage à la fraîcheur et à la beauté de "Goin' Away".
L’utilisateur "greenback" souligne par exemple la "voix très aiguë, un peu comme Geddy Lee des années 70", et la "densité émotionnelle" de l’album. (12) De son côté, "Cesar Inca" voit dans "Goin' Away" un "rock prog’ énergique avec changements de rythme efficaces". (12) "ZowieZiggy" évoque même "l'ouverture idéale" que représente "Goin' Away" sur l’album, avec "beaucoup de claviers et une guitare féroce". (12)
À ces témoignages s'ajoutent d'autres voix enthousiastes. "Kenethlevine" s’émerveille devant ce qu'il considère comme "un chef-d’œuvre progressif symphonique" (12), soulignant que "Goin' Away" présente "une variété de changements en moins de six minutes" (12), dans un esprit évoquant Nektar ou Gracious. "Finnforest" insiste, lui, sur l'énergie de la chanson, portée par "des vocaux ultra-hauts perchés" et "un jeu de guitare toujours aussi marquant" (12).
Dans une perspective proche, "Epignosis" rapproche "Goin' Away" de l'univers de Supertramp ou de Pavlov’s Dog, saluant "des cris vocaux sur une guitare rugueuse et un piano électrique" (12) qui donnent au morceau une couleur singulière. Quant à "Mellotron Storm", il évoque avec admiration une chanson "rapide et portée par une voix sans aucune retenue", où la phrase "Anywhere's better than here" ressort comme un cri du cœur emblématique. (12)
La réception est d'autant plus positive que "Goin' Away" est régulièrement cité comme le moment fort du disque. Ainsi, "dimdim23" décrit l’album comme un ensemble hétérogène, dominé par "Goin' Away", qu'il qualifie de "meilleure piste" de tout l’album. (13) Pour "Walter12" également, "les choses commencent vraiment fort avec Goin' Away", qu’il décrit comme "du prog symphonique entraînant, dans la veine de Druid ou Starcastle". Il estime que "Goin’ away" est "probablement la chose la plus mémorable de toute la discographie du groupe" (13)
Même les critiques plus nuancées sur l'album dans son ensemble reconnaissent en "Goin' Away" une étincelle particulière. "Lothian", tout en soulignant la relative hétérogénéité du disque, remarque que "Goin' Away" et "Crest" offrent "les passages les plus complexes" et révèlent "la face yessienne du groupe". (13)
Enfin, "Vandergraaf" salue "Goin' Away" comme étant "une tuerie", mettant en avant "ses changements de rythmiques bien sentis" et "la variété incroyable des styles qu’il mélange" (14)
Ces témoignages, souvent chaleureux, confirment que ce disque paru en 1975 n'est pas seulement une curiosité de l’histoire musicale française. Il reste vivant pour ceux qui savent goûter aux subtilités d'un rock progressif élégant, accessible sans être édulcoré.
Là encore, "Goin' Away" occupe une place à part : moins planant que "Fields of Gold", plus nerveux que "Out of the Night", il incarne l'élan brut et sincère qui portait les jeunes membres du groupe.
De "Goin' Away" à l'appel du large
La naissance de Taï Phong, la signature miraculeuse chez WEA, les critiques enthousiastes et la ferveur des amateurs de rock progressif composent un contexte d'espoir fragile, mais réel.
À travers "Goin' Away", Jean-Jacques Goldman ne chante pas une réussite acquise, mais un désir obstiné d'ouverture. "Anywhere’s better than here" n'est pas une fuite en avant, mais une quête : celle d’un ailleurs à inventer, à conquérir sans certitude de victoire. Ce contexte éclaire profondément la chanson.
Goldman n’a pas encore écrit "Là-bas", il ne connaît pas encore l'immense popularité. Mais tout est déjà là : le départ sans plan précis, l'appel de l'inconnu, et la confiance dans le travail et l’espérance plutôt que dans la facilité.
Avec "Goin' Away", il esquisse déjà les premières lignes d'une route intérieure qu'il ne cessera plus d'explorer, album après album, chanson après chanson.
"I'm goin' away"
Dès les premiers mots de "Goin' Away", Jean-Jacques Goldman place son personnage — fictif mais profondément humain — face à une urgence intérieure : partir.
"I'm goin' away, I don't know where, but it doesn't matter". Le point de départ n'est ni une ambition glorieuse, ni une fuite paniquée. Il s'agit d'un besoin vital de mouvement, d'ouverture, d’inconnu.
La thématique centrale de la chanson est celle du départ volontaire, du choix lucide de quitter un lieu, une vie, un environnement devenus trop étroits pour permettre la croissance intérieure. Ce n’est pas tant le rejet d’un lieu précis que le refus de l'immobilisme.
Le leitmotiv "Anywhere's better than here" condense cet appel obstiné : l'espoir existe forcément ailleurs, même si cet ailleurs est encore indéfini.
Incompréhension face à ceux qui restent
La chanson souligne également la solitude de celui qui décide de partir.
"They say I'm a fool and I will fail / But they can't understand".
Le départ n'est pas compris, il est moqué ou jugé. Le "je" du texte sait qu’il devra affronter la désapprobation silencieuse ou cynique de ceux qui n’osent pas partir, ou qui ont renoncé à croire que partir est encore possible.
Cet écart entre celui qui tente l'aventure et ceux qui restent dans l'attente ou le scepticisme ("they're just waiting and praying") est exprimé sans amertume excessive, mais avec une mélancolie tendre. Ceux qui restent ne sont pas dépeints comme des ennemis, mais comme des âmes résignées.
Espoir mêlé de doute
Le chemin vers l'ailleurs n'est pas idéalisé.
"Oh I'm on my way / Waiting for the day / When I'll find I can fly".
Partir, c’est parier sur une transformation intérieure qui n’est pas garantie. L’image du vol — trouver ses ailes, découvrir une capacité latente à s’élever — est une promesse, non un acquis.
Goldman laisse ainsi percevoir la part de fragilité qui accompagne tout choix de rupture : l’incertitude, l’attente, le pari risqué sur soi-même.
La valeur du travail et de la patience
À contre-courant des rêves immédiats de succès ou de changement fulgurant, "Goin' Away" insiste sur l’importance du temps et de l’effort.
"It will take a long time and long work, yes I know / But I've got to learn hope".
Là encore, l'idée n'est pas de fuir dans l'illusion, mais d'accepter que l'émancipation nécessite une persévérance modeste. Le protagoniste de "Goin' Away" n’est pas un rebelle flamboyant, c’est un artisan de son propre devenir, conscient des lenteurs et des épreuves du chemin.
L’expression "learn hope" — apprendre l’espoir — est particulièrement significatif : l’espérance n’est pas un état naturel, mais une compétence à cultiver malgré les désillusions.
Refus du retour facile
Enfin, "Goin' Away" exprime avec pudeur mais fermeté le refus de céder à l’appel nostalgique du retour prématuré.
"And if sometimes you see me kind of blue along the road / If you see me down and tired / Carryin' such a heavy load / Please don't say I was wrong / Don't say I should come straight home"
Même lorsque la fatigue, l’échec ou la solitude seront visibles, le narrateur demande qu'on respecte son choix. Il ne souhaite ni pitié, ni condescendance, ni rappel à l'ordre. L'erreur serait d'interpréter les épreuves comme des preuves d’échec. Partir reste, par définition, un risque. Mais c’est un risque assumé jusqu'au bout.
Une chanson non autobiographique, mais profondément sincère
Il est important de rappeler, à la lumière des informations disponibles, que "Goin' Away" n'est pas une chanson autobiographique. Jean-Jacques Goldman, en 1975, n’a pas lui-même vécu ce départ solitaire vers une vie d’errance ou d’aventures incertaines.
Au contraire, il vient de se marier, sa femme est enceinte de leur fille aînée, il travaille dans le magasin de sport familial, et construit sa vie entre musique et activité professionnelle.
Cependant, à travers ce personnage fictif, Goldman exprime déjà — presque en filigrane — des thèmes personnels qui nourriront toute son œuvre : le refus de l’enfermement, l’importance de l’espérance active, et l’éloge de la modestie face au monde.
"Goin' Away" préfigure ainsi la tonalité singulière de son écriture : une capacité rare à prêter ses mots aux désirs, aux doutes et aux aspirations de ceux qui cherchent leur propre chemin.
IV. Entre AOR et Prog-Rock : analyse musicale
Lorsque l'on écoute "Goin' Away", il est frappant de constater à quel point cette chanson échappe aux formats traditionnels du rock français des années 1970.
Entre influences progressives assumées et une approche mélodique plus directe, Taï Phong signe ici un morceau qui oscille avec naturel entre AOR et prog-rock, deux courants complémentaires mais distincts.
Avant d'entrer dans l'analyse précise de "Goin' Away", il convient de définir ce que recouvre le terme d'AOR — une catégorie musicale encore floue pour beaucoup. (15)
L'AOR, ou "album-oriented rock", naît au milieu des années 70 comme une réponse radiophonique à l'essor du rock FM. Le terme, d'abord technique, désigne une musique pensée pour l'écoute en album autant que pour la diffusion radio.
Ce courant se caractérise par une grande attention portée à la production, un sens aigu du détail dans les arrangements, et une volonté d'intégrer au rock des influences variées : soul, jazz, parfois même disco. Les morceaux estampillés AOR sonnent souvent grandioses, portés par des harmonies vocales riches et des lignes de claviers entremêlées aux guitares, tout en restant assez accessibles pour toucher un large public.
Parmi les figures emblématiques de ce style, on cite souvent Steely Dan, Boston ou encore Toto, dont les titres mêlent sophistication sonore et immédiateté mélodique.
C'est dans cette filiation que "Goin' Away" trouve naturellement sa place.
Le morceau s'ouvre sur une structure étonnamment libre pour un premier titre d'un premier album. Loin de la rigueur couplet-refrain imposée par les formats commerciaux, "Goin' Away" déroule une progression fluide, presque narrative. Les refrains reviennent comme des respirations, mais sans saturer l'espace. Chaque séquence musicale développe son propre climat, avec des nuances subtiles d'intensité. Cette construction, typique d'un rock progressif léger, confère au morceau une dynamique interne qui épouse le thème du voyage : une avancée sans plan tracé, une succession d'étapes émotionnelles.
Le tempo, rapide pour l'époque (environ 142-143 BPM), imprime au morceau une énergie constante, en contraste frappant avec la mélancolie sous-jacente du texte. (16)
L'élan musical semble porter le narrateur, le pousser en avant malgré ses doutes, comme une force intérieure qui refuse l'immobilisme.
Harmoniquement, "Goin' Away" repose sur des accords simples — Em, Am, C, D — qui assurent une assise émotionnelle solide sans alourdir la progression. (17)
L'alternance entre mineur et majeur crée une tension douce : de l'introspection à l'espoir, du repli à l'ouverture. Cette simplicité harmonique renforce l’accessibilité immédiate du morceau, tout en laissant l'espace nécessaire à l'expressivité vocale.
C'est sans doute dans la voix de Jean-Jacques Goldman que réside l'une des signatures les plus marquantes du morceau. À 24 ans, Goldman déploie une voix haut perchée, fragile et tendue, rappelant à la fois Jon Anderson de Yes et David Surkamp de Pavlov’s Dog. Cette voix, parfois proche de la cassure, donne à "Goin' Away" une humanité brute qui touche au cœur. Elle transmet l'élan du départ autant que l'ombre du doute.
La production parachève cette impression d'ampleur maîtrisée.
Les guitares triturées, travaillant plus sur les textures que sur les riffs bruts, les claviers atmosphériques de Jean-Alain Gardet, la batterie précise et aérée de Stéphan Caussarieu, tissent un paysage sonore à la fois riche et naturel.
Le mixage d'Andy Scott conserve une chaleur organique, sans céder aux effets de manche faciles.
C’est un son généreux, rond, dense mais jamais écrasant, à mi-chemin entre l’ambition progressive et l'efficacité AOR.
À la lumière de cette analyse, il est légitime de se demander pourquoi "Goin' Away" n’a pas été choisi comme second single de l’album, dans la foulée du succès de "Sister Jane".
Le choix de sortir "If You're Headed North For Winter", un autre slow, en plein hiver 1975, s’est soldé par un échec. Selon Jean Mareska, cet échec s'explique autant par le manque d'image forte du groupe — pas de look marquant, pas de chorégraphie, pas de lead singer clair — que par une erreur de stratégie musicale. (18)
En choisissant de proposer un nouveau slow au lieu de capitaliser sur l’énergie portée par "Goin' Away", Taï Phong est peut-être passé à côté d’une belle opportunité.
Un single tel que "Goin' Away" aurait montré au public et aux programmateurs toute la richesse du répertoire du groupe : leur capacité à mêler puissance rythmique, sophistication harmonique et émotion authentique.
"Goin' Away" n'était pas seulement une bonne chanson d'album.
Elle avait aussi tous les atouts pour incarner, après "Sister Jane", la modernité et la polyvalence de Taï Phong, à une époque où la scène française commençait à peine à s’ouvrir à d'autres modèles que la variété traditionnelle.
Un appel précoce au voyage, une continuité dans l'œuvre à venir
"Goin' Away" : premier jalon du départ goldmanien
Dès "Goin' Away", sa toute première chanson publiée, Jean-Jacques Goldman installe un thème qui deviendra l'un des fils rouges de son œuvre : partir.
"I’m goin’ away, I don’t know where, but it doesn’t matter". : dans ces quelques mots, tout est déjà en germe. Le départ n'est pas raisonné ni planifié. Il est ressenti, impérieux, presque instinctif. Le jeune narrateur de "Goin' Away" ne cherche pas tant un lieu qu'un mouvement, une dynamique. "Anywhere's better than here" : mieux vaut l'inconnu que la stagnation.
Cette obsession du départ, de l'ailleurs, de l'appel de l'horizon, ne cessera de traverser toute l'œuvre de Goldman, sous des formes variées mais toujours avec la même intensité existentielle.
La route : un espace d'ambiguïté entre fuite et renaissance
Comme le souligne l'essai "Y’a que les routes qui sont belles..." (19), les chemins et les routes chez Goldman ne sont jamais de simples décors. Ils sont des symboles puissants, racontant la tension entre le besoin de fuir et celui de se trouver, entre l'élan et l'attachement.
"Il y a des routes qu'on prend pour fuir. Et d'autres pour renaître." (19) La route n'est pas ici une ligne droite vers une destination radieuse. Elle est un entre-deux, un territoire d'ambiguïté. C’est là que se jouent les choix les plus profonds — ceux qui engagent l'être tout entier.
"Goin' Away" porte déjà cette ambivalence : partir, oui — mais sans illusions, sans certitude de trouver ailleurs mieux que ce que l’on quitte. Il s’agit moins de réussir que de rester vivant en mouvement.
"On ira", "Je m’en vais demain", "Puisque tu pars", "Là-bas" : déclinaisons du motif du départ
Dans "On ira" (1997), Jean-Jacques Goldman chante l'envie d’ailleurs sans en définir le but. "On partira toi et moi, où ? je sais pas / Y’a que les routes qui sont belles". (20)
La route devient une fin en soi, pas un moyen. L’essentiel est d’avancer, de continuer, de rester en chemin. Dans une interview à Nostalgie, il précise : « Le plus important n’est pas la destination. Le plus important, c’est finalement la route- » (21)
Dans "Je m’en vais demain" (écrite pour Dan Ar Braz en 2003), la route n'est plus seulement désirée, elle est nécessaire : "Pour une route à écrire, une ligne dans ma main". (22) Là encore, il ne s'agit pas de suivre un chemin tout tracé, mais de l'inventer pas à pas, par l’acte même d’avancer.
"Puisque tu pars" (1987) aborde le départ sous un autre angle : le départ de l’autre. Mais même ici, partir n’est pas trahir ; c’est parfois une preuve d’amour : "Puisque nous t'aimons trop pour te retenir". (23)
Enfin, "Là-bas" (1987) oppose frontalement le rêve d’ailleurs et la peur de l’exil. "Là-bas, tout est neuf et tout est sauvage". (24) L’ailleurs est idéalisé, mais aussi porteur de risques et d'illusions. Goldman laisse ouverte la tension entre le désir de partir et l'ancrage nécessaire.
À travers toutes ces chansons, on voit que le thème du départ évolue : de l’élan instinctif ("Goin' Away") vers une philosophie plus désenchantée mais toujours vitale.
"Brouillard" : prolongation intérieure de "Goin' Away"
Si "Goin' Away" ouvre en 1975 la thématique du départ chez Goldman, "Brouillard", en 1981, en propose une version française, plus grave et plus intérieure.
Dans "Brouillard", l’appel du départ naît de l’usure quotidienne : "Brouillard et matin / Blanches et froides mes mains / Le poids du sac aux épaules". (25)
Comme dans "Goin' Away", le narrateur porte un fardeau, peut-être littéral, vraisemblablement psychique ("carryin' such a heavy load"), et ressent la nécessité d'échapper à une existence sans projet ni rêve.
"Si tu ne sais pas où tu vas, l'habitude est là pour te le dire" répond en écho à "I don't know where, but it doesn't matter".
Dans "Brouillard", le départ n’est pas un caprice ni une échappée romantique. Il relève d’une nécessité intérieure, d’une mue essentielle pour échapper à l’immobilisme. La chanson en porte les traces à chaque vers, jusqu’à cette promesse intime, tendue entre fragilité et espoir : "Je renaîtrai".
Ici, partir, c’est accepter de perdre une part de soi pour pouvoir devenir autre, ailleurs. C’est se dépouiller du poids des habitudes, comme on abandonnerait une ancienne peau devenue trop étroite.
La chanson souligne aussi le prix du départ : "Oublier les visages / Regretter son sourire". Une dimension affective plus marquée que dans "Goin' Away".
Enfin, "Brouillard" ajoute une leçon essentielle : "Savoir briser partir / Pour ne jamais haïr". Partir, non par haine ni par amertume, mais pour préserver quelque chose d'intact en soi.
"Brouillard" n'efface pas "Goin' Away" : il le prolonge. Là où "Goin' Away" esquissait un départ idéalisé et impulsif, "Brouillard" en montre la dure réalité, les renoncements, mais aussi l'espérance têtue.
La route, dès le premier pas
"Goin' Away" n'est pas une chanson isolée dans l'œuvre de Jean-Jacques Goldman. Elle est l'acte inaugural d'une philosophie : celle de la route comme nécessité intérieure, comme espace de transformation.
Partir, chez Goldman, n'est jamais un luxe, ni une trahison. C’est un moyen de rester fidèle à soi-même, malgré les doutes, les fatigues, les douleurs.
Dès 1975, avec cette toute première chanson, il pose les bases d’une œuvre qui, jusqu'à ses dernières notes publiques, continuera à dire cette chose essentielle : Il faut partir non pour fuir, mais pour rester vivant.
Depuis "Goin' Away", Jean-Jacques Goldman n'a cessé d'explorer, avec des nuances infinies, ce besoin vital de partir, de s'élancer vers un ailleurs incertain. À travers ses chansons, la route est devenue moins une destination qu'une quête intime, une manière de rester fidèle à soi-même en avançant malgré les doutes.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
Presque cinquante ans après la sortie de "Goin' Away", les mots du jeune homme anonyme résonnent-ils encore dans un monde si différent ?
"Anywhere's better than here" ?
Lorsqu’il chante en 1975 "Anywhere's better than here", Jean-Jacques Goldman exprime une vérité intime : le besoin de quitter un lieu devenu étroit, étouffant, pour tenter sa chance ailleurs, même sans certitude, même sans carte.
À l’époque, ces mots résonnaient avec une jeunesse en quête de grands horizons, fascinée par la musique anglo-saxonne, le rêve américain, ou simplement le désir de changer de vie.
Aujourd'hui, dans un monde globalisé, saturé de réseaux, d'images et d'opportunités illusoires, ce besoin d’ailleurs reste étonnamment vivant. Il a changé de forme, peut-être. Mais il n’a rien perdu de sa force.
L'incertitude contemporaine et le besoin de mouvement
Nous vivons une époque marquée par des incertitudes profondes : crises économiques, dérèglements climatiques, tensions politiques, fractures sociales. Partir — ou vouloir partir — n'est plus seulement un choix personnel. C’est parfois un acte de survie, un réflexe existentiel face à des réalités qui paraissent inéluctables.
Les migrations intérieures — changements de vie, de carrière, de région — et les migrations internationales n'ont jamais été aussi visibles. Mais au-delà de la géographie, c'est l’idée même de mouvement qui reste essentielle : bouger pour rester vivant, pour continuer à croire qu’un "ailleurs" existe.
"Anywhere's better than here" n'est plus seulement la devise d'un rêveur de vingt ans. Elle devient l’écho d'une génération entière, confrontée à un monde mouvant, parfois hostile, mais encore riche de promesses pour qui ose avancer.
"Goin' Away" : une chanson d’hier pour les rêveurs d’aujourd’hui
"Goin' Away" n’est pas datée. Elle ne décrit ni une époque précise, ni un contexte social particulier. Elle parle d’un état d’âme universel : le besoin de partir pour ne pas s’éteindre.
Aujourd'hui encore, qu’il s’agisse d’un adolescent rêvant d’évasion, d’un adulte en quête de reconversion, ou d’un exilé forcé, la voix du narrateur de "Goin' Away" pourrait être la leur.
Le doute ("I don't know where"), l'espoir ("I want to see the world"), l’effort patient ("It will take a long time and long work") sont autant de sentiments qui n’ont rien perdu de leur actualité.
La chanson, avec sa simplicité émotive et sa structure libre, continue de tendre un miroir à tous ceux qui, aujourd’hui encore, cherchent leur place dans un monde qui change.
La jeunesse intemporelle du besoin d’ailleurs
Ce qui rend "Goin' Away" si touchante, c’est sa capacité à capturer une jeunesse de l’âme plus qu’un âge biologique. Peu importe que l'on ait 20 ans ou 60 ans : tant que l’on ressent cet élan, ce désir de voir "another sky and a tree" (un autre ciel et un arbre), on reste vivant.
La jeunesse dont parle Goldman n’est pas celle du corps, mais celle du cœur : celle qui refuse de se résigner, qui préfère tenter et échouer plutôt que d’attendre et prier.
C’est pourquoi "Goin' Away", malgré les décennies passées, demeure une chanson pour aujourd'hui — et pour demain.
Parce qu'il y aura toujours, quelque part, quelqu'un pour se lever un matin et se dire : "I'm goin' away. I don't know where. But it doesn't matter."
Le premier pas
"Goin' Away" n'est pas seulement une chanson de départ. C’est un premier pas vers l’inconnu, un premier élan lancé dans le vide, porté par une confiance instinctive dans l’acte même de partir.
Avant d’être célèbre, avant de devenir l'une des voix les plus familières de la chanson française, Jean-Jacques Goldman écrivait déjà pour ceux qui cherchent leur place. Non pas pour ceux qui savent, qui possèdent ou qui dominent, mais pour les rêveurs, les hésitants, les obstinés silencieux qui se lèvent un matin avec, dans le cœur, cette simple certitude : rester serait pire.
"Anywhere's better than here" ne dit pas un mépris du présent. Il ne s'agit pas de fuir par dédain, ni de rejeter ce qui existe. Il s'agit de croire, malgré l'incertitude, qu'il y a mieux à construire, ailleurs, autrement.
"Goin' Away", en 1975, portait déjà cette petite lumière obstinée que l'on retrouvera tout au long de l'œuvre de Goldman : la foi fragile mais tenace dans le mouvement, l'effort, l'espérance active.
Chaque chanson de départ qu'il écrira plus tard, de "Là-bas" à "On ira", portera l'écho de ce tout premier pas. Un pas fait sans carte, sans fanfare, sans illusion de triomphe. Un pas fait simplement parce que vivre, c'est avancer.
Après tout, comme le rappelle Lao Tseu, "même le plus long des voyages commence par un premier pas".
Sources
- (01) Taï Phong : Goin' Away (1975)
- (02) Biographie de Taï Phong, texte de Ludovic Lorenzi
- (03) Taï Phong : du pop français dans le Grand Vent du succès (France Soir, 15 octobre 1975, Alice Hubel)
- (04) Tai Phong : premier album (Rock & Folk, juin 1975, Claude Alvarez-Pereyre)
- (05) Taï Phong : du pop français dans le Grand Vent du succès (France Soir, 15 octobre 1975, Alice Hubel)
- (06) Livre "Il suffira d'un signe" de Jean Bender (Albin Michel, 2021)
- (07) Jean-Jacques Goldman : C'est pas grave papa (1976)
- (08) Les dents longues (Rock & Folk n° 106, Novembre 1975)
- (09) Les dents longues (Rock & Folk n° 106, Novembre 1975)
- (10) Tai Phong : premier album (Rock & Folk, juin 1975, Claude Alvarez-Pereyre)
- (11) Taï Phong : Chronique du premier album "Taï Phong" (1975) (nightfall.fr, 20 septembre 2017, Marco Stivell)
- (12) Collaborators / Experts Reviews on "Taï Phong" (1975) (progarchives.com)
- (13) User reviews on "Taï Phong" (1975) (RateYourMusic.com)
- (14) Avis des lecteurs concernant "Taï Phong" (1975) (musicwaves.com)
- (15) Mais qu’est-ce que l’AOR, au juste ? (nova.fr, 20 septembre 2017, Jean Morel)
- (16) "Goin' away" sur Music Genre Finder
- (17) Accords de la chanson "Goin' away" (chordify.net)
- (18) Biographie de Taï Phong, texte de Ludovic Lorenzi
- (19) "Y’a que les routes qui sont belles…" : les chemins et les routes dans l’œuvre de Jean-Jacques Goldman (le blog de Parler d'sa vie, 19 avril 2025, Jean-Michel Fontaine)
- (20) Jean-Jacques Goldman : On ira (1997)
- (21) Week-end Jean-Jacques Goldman, Nostalgie, 26-27 septembre 1997, propos recueillis par Christophe Nicolas
- (22) Dan Ar Braz et Jean-Jacques Goldman : Je m'en vais demain (2003)
- (23) Jean-Jacques Goldman : Puisque tu pars (1987)
- (24) Jean-Jacques Goldman et Sirima : Là-bas (1987)
- (25) Jean-Jacques Goldman : Brouillard (1981)