La ligne claire de Goldman

Cartes Blanches

J’ai été surpris (agréablement) lorsque Jean-Michel Fontaine m’a demandé un texte pour son site "Parler d’sa vie", parce que je n’ai pas connu Jean-Jacques Goldman. Et je ne suis même pas ce qu’on appelle un "fan". Bien que j’aime ses chansons, pas de 45 tours offert le jour de mes quinze ans, pas de poster punaisé dans ma chambre, pas de flirt adolescent bercé par sa musique, pas de révélation d’une "première fois" où je l’aurais entendu. Mais j’écris depuis plusieurs années des textes sur la chanson, dans mon blog, Le jardin aux chansons qui bifurquent, qui aborde en chanson des thèmes variés. Au fil de mes pérégrinations dans le répertoire, j’ai bien sûr croisé le grand Jean-Jacques à plusieurs reprises. Je propose à ses fans une déambulation au long de ces rencontres.

La première chanson de Goldman passée dans mon blog, c’est curieusement dans la série consacrée aux scientifiques. Ces pauvres scientifiques sont dénigrés par la plupart des chanteurs : entre le fabriquant de bombes atomiques de Boris Vian et le "professeur Nimbus" du Grand Pan de Georges Brassens qui "frappe les cieux d’alignement", il faut vraiment se casser la tête pour dénicher des chansons qui donnent une bonne image de la science. Je me suis alors pris à rêver que le "simple professeur / Qui pensait que savoir était un grand trésor" était peut-être prof de maths ou de physique, et j’ai passé "Il changeait la vie". Voilà bien Goldman : on le qualifie parfois de "commercial" alors que la longévité de son succès vient selon moi de ce qu’il ne cède jamais à la facilité d’un poncif pour peu qu’il contredise sa vision du monde, ce qui est rare chez les auteurs de chanson. Je suis moi-même scientifique de profession et lui en sait gré.

J’ai encore croisé Goldman dans la série consacrée aux lieux imaginaires de la chanson : la "rue de la Grange aux loups" à Nantes et le "café Pouchkine" à Moscou, où la belle Nathalie boit un chocolat, et qui n’existent au départ que dans les chansons de Barbara et Gilbert Bécaud. J’ai alors parlé de "Né en 17 à Leidenstadt", ville allemande sortie de l’imagination de Goldman. Et oui, Leidenstadt n’existe pas, c’est une ville de convention, invention d’un parolier qui recourt plus que d’autres à l’abstraction. Tout le contraire de Jacques Brel, de Georges Brassens ou de Pierre Delanoë qui enrichissaient leurs chansons de noms de lieux ou d’époques, donnant profondeur et perspective aux histoires quotidiennes, aux amourettes simples ou tragiques. Goldman, lui, offre à son public des chansons à colorier soi-même, avec sa propre histoire ou géographie. Dans "Là-bas", chanson sur l’exil, aucun lieu ni aucune date n’est mentionnée. Dans "Envole-moi", chanson sur la banlieue, on parle de livres, de murs, de tours, mais d’aucune banlieue. Etc etc, les exemples se ramassent à la pelle. Si bien que certaines chansons prêtent à polémique : est-ce que "Ton autre chemin" parle de Pierre Goldman (le demi-frère de Jean-Jacques) ou d’un ami d’enfance devenu schizophrène ? Pas un mot de la chanson ne permet de trancher, il faut s’en remettre à des bribes d’interview de l’auteur (bande de veinards, vous êtes sur le meilleur site pour les trouver, cliquez là !).

J’ai aussi rencontré Jean-Jacques Goldman dans les séries que j’ai consacrées aux Juifs dans la chanson, notamment à propos des chansons évoquant la Shoah, bien plus nombreuses qu’on ne le croit parfois. "Comme toi" est peut-être la chanson la plus connue sur le sujet. Elle résout une équation presque impossible, en parler avec justesse tout en ne sacrifiant rien des codes de la chanson populaire : quatre minutes et vingt secondes de couplets et refrain en toute simplicité, avec les ingrédients les plus classiques de la chanson (amour et nostalgie), d’une écriture nette comme la ligne claire d’Hergé. Goldman renonce pour une fois à l’abstraction complète en mentionnant Varsovie et quelques prénoms. Une phrase de cette chanson m’a toujours frappé : "Mais d'autres gens en avaient décidé autrement". Pour résumer le crime contre l’humanité, c’est à la fois sobre, efficace et précis. Je dirais même exact. L’exactitude n’est généralement pas un critère d’appréciation d’une chanson, mais sur ce sujet, c’est à mon avis essentiel et difficile à réaliser. Je m’en excuse auprès des amoureux de Jean Ferrat, je trouve "Comme toi" bien mieux réussie que "Nuit et brouillard", l’autre chanson emblématique sur le sujet, qui à mon humble avis s’emberlificote un peu dans des paroles "poétiques".

Goldman évoque ses origines dans plusieurs autres chansons, toujours avec pudeur. Il n’est pas très original de ce point de vue, tant la discrétion est plutôt la règle chez la plupart des chanteurs juifs. Dans la série que j’ai consacrée au rapport que les chanteurs juifs entretiennent avec leurs origines, j’ai noté que beaucoup ne les évoquent simplement jamais, les exceptions les plus notables étant Enrico Macias et Serge Gainsbourg. Goldman se distingue encore par son abstraction, du reste parfois assez transparente. Dans "Je te donne", tous les couplets sont écrits à la première personne du singulier, sauf un qui recourt au pluriel, et où Goldman nous livre avec délicatesse sa vision de l’errance millénaire du peuple sans patrie :

Je te donne nos doutes et notre indicible espoir
Les questions que les routes ont laissées dans l'histoire
Nos filles sont brunes et l'on parle un peu fort
Et l'humour et l'amour sont nos trésors

Dans la mystérieuse "Quelque chose de bizarre", son seul single qui n’a pas rencontré le succès, description onirique d’un cérémonial dont on ne sait s’il est macabre ou grandiose, Goldman glisse discrètement la date de naissance de son père. "Mémoire d’Abraham", écrite pour Céline Dion, reste aussi assez générale, même si son titre la rattache immédiatement à l’histoire biblique.

Parfois, un petit détail dans les paroles attire l’attention. Par exemple "Et s’il le faut j’emploierai des moyens légaux" dans "Envole-moi". C’est étrange ces "moyens légaux". Après le ton menaçant de "s’il le faut", la plupart des chanteurs "engagés" conseilleraient plutôt des moyens illégaux. Goldman lui-même s’en explique :

L’idée, c’est de se dire qu’en fait, la phrase clé de cette chanson c’est "et s’il le faut j’emploierai des moyens légaux". C’est-à-dire qu’il n’y a pas de fatalité à l’inculture et à la misère des cités, et que finalement la façon de s’en sortir, c’est l’école ! Donc c’est l’histoire d’un gamin qui demande un peu d’aide… Là, je ne sais pas à qui, peut-être à un prof, peut-être à un ami, peut-être à un livre, ou peut-être à quelqu’un qu’il ne connaît pas ! Mais il a envie de sortir de cette fatalité et il va s’en sortir de cette façon, "à coup de livres je franchirai tous ces murs". Voilà c’est ce thème-là.

Ces "moyens légaux" m’apparaissent comme une prise de position politique qui s’éclaire quand on connait un peu l’histoire de la famille Goldman. Pendant la seconde guerre mondiale, son père, Alter Mojsze Goldman, était résistant dans la FTP-MOI, un mouvement communiste. Et son demi-frère Pierre Goldman, militant d’extrême gauche, a fait le choix de l’action violente à la fin des années 1960 : tentative de rejoindre la guérilla en Amérique du Sud, braquages en France destinés à financer la lutte, et finalement une affaire de meurtre encore non-élucidée aujourd’hui qui a donné lieu à plusieurs procès médiatiques dans les années 1970. Dans ses chansons, Jean-Jacques fait le choix explicite du réformisme, des "moyens légaux", à l’opposé de son demi-frère. Pas de la révolution, c’est presque dit explicitement dans l’hymne des restos du cœur : "Je te promets pas le grand soir".

Ainsi Goldman est-il le meilleur représentant du renouveau de la chanson engagée des années 1980 : chansons anti-racistes ("Je te donne"), ou abordant des problèmes de société concrets avec des solutions à la portée de chacun ("Les restos du cœur"), en rupture avec le riche répertoire révolutionnaire qui court de la Révolution française jusqu’à mai 68 en passant par la Commune de Paris. Bref, Goldman c’est un peu le grand frère des enfants de soixante-huitards, chez qui il a recruté ses premiers fans. Je pense que le public a ressenti d’instinct la sincérité, l’originalité et la profondeur de son engagement pourtant discret, ce qui a permis le paradoxe apparent du lisse-engagé et la construction de la star intègre et modeste Jean-Jacques Goldman, sorte de saint laïc de la chanson.

Dans ce registre iconique, il n’a d’équivalent que Georges Brassens, n’en déplaise aux classificateurs adeptes des taxons "commercial" et "de qualité". Ils sont à leur manière "personnalité préférée des Français". Pour Goldman, le cas est bien connu et se répète de sondage en sondage depuis des années. Le sondage "personnalité préférée des Français" n’existait pas du temps de Brassens, mais le bon Georges avait remporté en 1977, à l’occasion d’une enquête similaire, le titre de Français le plus heureux, celui qu’on aimerait être (ce qui l’étonnait beaucoup parce qu’il souffrait de coliques néphrétiques très douloureuses) !

Je me permets pour finir un autre rapprochement inattendu entre Georges Brassens et Jean-Jacques Goldman : ils écrivent eux-mêmes leurs arrangements. Je dirais plus, on les reconnait à leurs arrangements. Ce sont deux ACI (auteur-compositeur-interprète) auxquels il faudrait ajouter le "A" d’arrangeur, le cas est assez rare. J’ai posé la question au meilleur spécialiste, Serge Elhaïk, auteur du livre "Les arrangeurs de la chanson française", et il m’a indiqué quelques autres cas (Benjamin Biolay, Jean-Claude Vannier et Romain Didier). Goldman a certes embauché quelques arrangeurs pour écrire les parties de clavier ou de cordes de certaines chansons (le livre d’Elhaïk mentionne Michel Bernholc, Yvan Cassar ou Roland Romanelli), mais pour l’essentiel, Goldman produit lui-même des maquettes complètes de ses chansons. Alors que beaucoup de chanteurs connus, y compris compositeurs, s’associent à des arrangeurs ou orchestrateurs professionnels qui leur permettent de varier la couleur musicale au long des albums, le plus emblématique de ce point de vue étant Serge Gainsbourg. On peut citer aussi Jacques Brel dont la carrière a vraiment décollé quand il s’est associé à François Rauber puis à Gérard Jouanest.

La pompe (le pom-pom / pom-pom à la guitare) de Brassens n’a certes rien à voir avec les synthétiseurs et les guitares électriques de Goldman, mais on reconnait dans les deux cas la patte personnelle de l’artiste. Artistes de ce fait tous deux victimes d’un même malentendu, au sens propre du terme : on confond leurs chansons avec leurs arrangements. Ceux de Brassens sont presque réduits à rien, si reconnaissables et peu variés qu’ils donnent l’impression trompeuse d’un mélodiste sans imagination. Et ceux de Goldman sont si présents que de bien des tubes on ne retient parfois que l’énergie des marches harmoniques qui font danser ou tiennent éveillé l’auditeur de Radio Nostalgie au volant de sa voiture. On oublie simplement l’auteur de chansons exigeant. De même que l’habilité prodigieuse de bien des mélodies de Brassens gagne à être revisitée par des jazzmen, je pense que les chansons de Goldman gagneraient à être jouées dans une approche plus épurée, juste pour voir. "La vie par procuration" ou "Comme toi" s’y prêtent naturellement, mais des tubes bourrés d’énergie au studio comme "Envole-moi" marcheraient très bien en acoustique, avis aux amateurs (j’attends vos vidéos sur YouTube), aux professionnels et bien sûr à monsieur Goldman lui-même (j’attends votre album de reprises "unplugged" avec impatience).