Brouillard (1981)
Exégèses
Guidé par une évidence
"Brouillard et matin / Blanches et froides mes mains / Le poids du sac aux épaules" : dès ses premiers vers, Jean-Jacques Goldman installe une atmosphère d’épuisement. Tout est gris, engourdi, réduit à la mécanique des gestes. "L’heure n’est plus aux projets", écrit-il, "regrets passés, oubliés rêves et délires". Le quotidien n’est plus qu’une succession de brumes intérieures et de froids qui brûlent. Pourtant, c’est précisément de cette inertie que jaillit l’élan vital. Loin d’être un simple constat de lassitude, Brouillard (01) pose un geste inaugural : la décision de partir.
Ce premier album solo, Démodé (02), contient déjà les germes d’une œuvre entière. Goldman ne se contente pas de raconter la fatigue des jours semblables ; il introduit une dynamique qui deviendra l’une de ses signatures : rompre pour renaître. "Je prendrai la nationale / Guidé par une évidence / Par une fièvre brutale / Et je partirai" : le départ n’est pas un luxe, ni une fuite. Il est une nécessité, une urgence de survie. Là réside la matrice goldmanienne : partir pour se tenir debout.
En 1985, Goldman assume que certaines de ses chansons répondent à ce besoin de respiration : "…parfois comme dans Brouillard parce qu’on a besoin aussi d’une vie plus rêvée pour vivre autre chose que le réveil à huit heures, le petit déjeuner à huit heures quinze, le travail à…" (03). La chanson devient alors une échappée hors de l’aliénation quotidienne, un espace où la route symbolise la reconquête de soi.
Ce thème, encore balbutiant en 1981, se déploiera pleinement dans les années suivantes. Là-bas (04) radicalise le tiraillement entre partir et rester. On ira (05) célèbre la route elle-même, peu importe la destination. Je m’en vais demain (06) inscrit le départ dans une temporalité douce, presque résignée, mais toujours nécessaire. Autant de déclinaisons d’un même geste inaugural : se sauver de l’enlisement par le mouvement.
Ce choix de la route s’inscrit aussi dans une perception intime du destin. En 1999, Goldman déclarait : "Je suis une espèce de chemin qui était tracé depuis toujours et qui a probablement été tracé auparavant par mes parents et par leur histoire" (07). On comprend ici que le chemin n’est pas seulement une métaphore poétique : il est aussi une manière de penser l’existence, entre héritage subi et choix assumés.
Dès lors, la problématique se précise : comment Brouillard transforme-t-elle l’épuisement quotidien en décision vitale de route, et en quoi ce geste inaugural structure-t-il l’esthétique et l’éthique de Jean-Jacques Goldman ?
La chanson ne se contente pas de traduire une lassitude. Elle en propose une issue : rompre, partir, renaître. À travers elle, Goldman installe un cadre symbolique qui irrigue toute son œuvre : routes et chemins, éléments naturels comme forces intérieures, tension entre solitude et collectif.
Brouillard n’est donc pas seulement une chanson discrète de son premier album : elle est le point de départ d’un imaginaire entier. Un brouillon d’avenir, où chaque route claquée du pas sera une victoire contre l’immobilité.
SOMMAIRE
Guidé par une évidence
Je n’aurai jamais, plus jamais les yeux baissés
Il y a des rêves qu'on ose
Routine et fatigue
L’appel de la route : rupture et renaissance
Le prix du départ : la culpabilité
Une grammaire des éléments
Oxymores thermosensibles
Une constellation élémentaire
"Brouillard", l’acte inaugural
Un pas qui claque
Une structure en trois temps
Tonalité, accords et tempo
La couleur sonore : sobriété et efficacité
Un effet narratif : tension et bascule
Des routes et des chemins
La route comme projection vitale
La route comme écriture de soi
Les routes de la séparation : partir ou laisser partir
Le chemin : mémoire et héritage
Une articulation fondatrice
L’éthique du collectif en germe
Héritages
Le poids du sac aux épaules
Le courage d’avancer
Je n’aurai jamais, plus jamais les yeux baissés
Brouillard est la troisième chanson du premier album solo de Jean-Jacques Goldman, Démodé, paru en 1981 chez CBS. Ce disque marque une étape décisive : pour la première fois, Goldman assume pleinement son rôle d’auteur, de compositeur, d’interprète et d’arrangeur. Après l’expérience collective avec Taï Phong, après des singles passés inaperçus, l’album apparaît comme une prise de parole inaugurale.
Ce premier acte porte déjà sa griffe. Éric Le Bourhis note qu’on y trouve "onze chansons pop rock dont, à la différence de ses premiers singles, il est le vrai chef d’orchestre - comprenez : l’auteur-compositeur, l’interprète et l’arrangeur." (08) L’ambition n’est pas révolutionnaire sur le plan sonore : pas de boîtes à rythmes clinquantes, peu de synthétiseurs encore. Goldman reste fidèle à des guitares franches, à un climat rock légèrement daté. Mais il y installe un climat, une atmosphère, un univers qui lui appartiennent déjà en propre.
Parmi les thèmes abordés, Brouillard occupe une place charnière. Le Bourhis en dresse la liste : _"Il est ainsi question d’exil (Brouillard), de destinée (Autre histoire), d’espoir (Il suffira d’un signe), d’inadaptation (À l’envers)"._ Dès ce premier disque, on retrouve les grands motifs qui nourriront l’œuvre à venir : le déracinement, la quête de sens, la résistance à l’aliénation, le refus de se soumettre à la grisaille du quotidien.
"Je n’aurai jamais, plus jamais les yeux baissés". La formule condense à elle seule la dynamique de dignité qui traverse le morceau. Dans le climat pesant de l’ouverture ("brumes dans la tête", "muscle qui fatigue"), le vers final devient une profession de foi. Il annonce ce qui fera la singularité de Goldman : l’idée qu’il est toujours possible de relever la tête, de transformer la fatigue en départ, l’aliénation en route.
À l’échelle de l’album, Brouillard s’inscrit donc dans une constellation de chansons où chaque titre explore une facette du même problème : comment échapper à la contrainte du quotidien et trouver une voie personnelle ? Si Il suffira d’un signe propose la révolte et l’espoir, si Sans un mot explore l’incommunicable, Brouillard se tient à la frontière entre désespoir et promesse. Son atmosphère grise et tendue rend d’autant plus éclatant le moment de bascule : "Je prendrai la nationale / Guidé par une évidence".
Elle n’a pas eu le destin d’un single comme Il suffira d’un signe, adopté par le public. Pourtant, à la relecture, Brouillard se révèle fondatrice. Les critiques et les biographes y ont reconnu, avec le recul, une pièce charnière qui contient en germe toute une esthétique. Son importance ne tient donc pas à sa réception immédiate, mais aux échos qu’elle fera résonner dans les albums suivants.
En 1981, l’album Démodé posait déjà les bases de ce que l’on peut appeler une grammaire goldmanienne :
- La route comme ouverture et possibilité de recommencement.
- Le chemin comme figure plus intime, héritée, souvent liée à la filiation.
- Les éléments - brouillard, froid, feu - comme révélateurs d’états intérieurs.
Ces trois pôles - route, chemin, éléments - formeront l’ossature symbolique de l’œuvre à venir. Et c’est Brouillard, plus encore que Il suffira d’un signe, qui en porte la première formulation.
Il y a des rêves qu'on ose
Routine et fatigue
Le titre même de la chanson annonce la couleur : le brouillard. Non seulement météorologique, mais aussi mental, existentiel. Dès l’ouverture, Goldman campe une scène de lassitude physique et psychique :
"Brouillard et matin Blanches et froides mes mains Le poids du sac aux épaules"
La grisaille extérieure reflète un état intérieur : mains glacées, épaules lourdes, tête engourdie. La journée s’annonce comme une suite mécanique de gestes sans âme : "Brumes dans la tête / Les secondes et les gestes / Le froid qui brûle et qui frôle". Le lexique associe engourdissement et brûlure, froid et douleur : la routine use le corps comme une force hostile.
Le pré-refrain vient confirmer cette impression de blocage : "L’heure n’est pas aux projets, regrets passés, oubliés rêves et délires". Aucun horizon n’est possible. Ni projet, ni regret, ni rêve : tout est suspendu, effacé dans la brume. Le temps n’est plus qu’un présent vide, réduit à la répétition des gestes.
Cette première séquence illustre l’une des grandes forces de Goldman : faire sentir l’aliénation ordinaire, sans discours politique explicite ni revendication sociale directe. Ici, l’oppression n’est pas nommée mais incarnée par le corps fatigué, l’esprit anesthésié. Le brouillard devient la métaphore d’une condition existentielle, une forme d’aliénation qui dépasse la simple météo du matin.
L’appel de la route : rupture et renaissance
Mais au cœur de cette grisaille, un basculement survient. Comme un sursaut intérieur, une évidence brutale impose le départ :
"Je prendrai la nationale Guidé par une évidence Par une fièvre brutale Et je partirai"
Le lexique est ici radicalement différent : "évidence" , "fièvre" , "brutale" . On n’est plus dans la résignation, mais dans l’urgence. La route n’est pas seulement une échappée : elle est vitale. Le verbe "renaître" l’affirme explicitement : "Je prendrai (…) les tiédeurs et les brûlures et je renaîtrai" .
La chanson passe ainsi d’une atmosphère d’oppression à une dynamique de libération. L’image de la nationale, route banale, vient dire que l’échappée n’a rien d’héroïque : pas besoin d’un ailleurs exotique ou mythique. Ce qui compte, c’est le mouvement lui-même, l’acte de partir, de rompre avec la répétition.
Cette logique préfigure directement On ira (09), où Goldman chantera : "Y’a que les routes qui sont belles / Et peu importe où elles nous mènent". Dans Brouillard, la route est déjà plus importante que la destination. Ce n’est pas l’endroit qui sauve, mais l’élan.
On retrouve ici ce qui deviendra une constante de son écriture : l’idée que l’existence peut être réinventée non par de grands projets abstraits, mais par le simple fait de mettre un pied devant l’autre. Le départ est à la fois rupture et renaissance : sortir du brouillard pour retrouver la dignité d’exister.
Le prix du départ : la culpabilité
Partir, pourtant, n’est jamais neutre. Il y a un coût affectif. Dans les dernières strophes, Goldman l’exprime avec une retenue poignante :
"Oublier les visages Regretter son sourire Les larmes au coin de ses cils"
L’exil n’est pas seulement une libération : il est aussi une blessure. Le narrateur mesure le poids des absences, les visages effacés par la distance, les regrets liés aux départs imposés. Mais ce deuil est assumé, sans colère ni rupture violente. Le départ est éthique, presque pudique : "Savoir briser partir / Pour ne jamais haïr / C’est tellement difficile".
Ces vers donnent à la chanson une profondeur supplémentaire. Loin de l’exaltation naïve du voyage, Goldman met en scène le prix moral du départ : laisser derrière soi, au risque de blesser, mais pour éviter pire encore - la haine, le ressentiment, l’étouffement.
Ainsi, Brouillard n’est pas un chant de fuite ni de conquête. C’est une méditation sur le choix difficile mais nécessaire de partir. Ni héroïsme, ni trahison : une décision vitale, mais qui se paie de larmes et de regrets.
Une grammaire des éléments
Dès son premier album, Jean-Jacques Goldman inscrit son écriture dans une esthétique où les éléments naturels ne sont jamais de simples décors. Ils deviennent métaphores, révélateurs d’états intérieurs, incarnations poétiques des forces qui traversent l’humain. Brouillard en est l’un des premiers témoins, posant les bases d’une grammaire symbolique qui irrigue son œuvre entière.
Oxymores thermosensibles
La chanson s’ouvre sur une série d’images atmosphériques qui dévient immédiatement du registre descriptif pour rejoindre l’expérience intime. Le brouillard n’est pas qu’un voile de matinée : il envahit la psyché. "Brumes dans la tête" dit l’anesthésie, la perte de repères, la fatigue qui ne se distingue plus du climat. La frontière entre extérieur et intérieur s’efface : le monde devient le miroir de l’épuisement.
L’oxymore vient ensuite intensifier l’effet : "Le froid qui brûle et qui frôle". Comment le froid peut-il brûler ? Comment peut-il à la fois blesser et caresser ? L’image traduit une expérience sensorielle paradoxale : celle d’un malaise si profond qu’il brouille les catégories mêmes de la perception. Ce jeu sur les contraires thermosensibles - brûler / glacer, caresser / blesser - est typique de Goldman. Il reviendra à plusieurs reprises dans son œuvre, comme si l’intensité émotionnelle ne pouvait s’exprimer que par ces renversements.
Une constellation élémentaire
Les échos de Brouillard apparaissent plus tard dans d’autres chansons où Goldman convoque les saisons ou les forces naturelles pour traduire des états intérieurs. Dans On sera là (10), on retrouve la même logique inversée : "Si l’été te mord ou te brûle". L’été, saison attendue pour sa lumière, devient soudain douloureux, agressif.
Chez Jean-Jacques Goldman, les éléments ne sont jamais de simples décors : ils sont des personnages, des métaphores incarnées, des révélateurs d’état intérieur. La chaleur peut oppresser, le froid peut anesthésier ; rien n’est figé dans une fonction symbolique unique.
"Brouillard", l’acte inaugural
Dans ce cadre, Brouillard apparaît comme le point de départ. Sa métaphore du froid qui brûle condense déjà ce que l’œuvre développera ensuite : les éléments sont des vecteurs de subjectivité, capables d’exprimer ce que le langage direct ne peut pas dire. Le brouillard, le froid, le feu, les brûlures : autant de symboles qui traduisent l’état d’un corps et d’une âme au bord de l’asphyxie, mais aussi la possibilité d’une bascule.
En 1981, Goldman invente ainsi un langage qui sera le sien : une poétique où les saisons et les forces naturelles deviennent le vocabulaire des secousses intérieures. En ce sens, Brouillard n’est pas seulement une chanson grise et tendue : elle est l’incipit d’une grammaire poétique qui se poursuivra dans tout son répertoire.
Un pas qui claque
Brouillard n’est pas seulement marquante par ses images ou par son appel vital à la route. Elle l’est aussi par sa construction musicale et textuelle, qui traduit dans la forme ce que les paroles expriment dans le fond : la lassitude d’abord, puis la rupture, enfin la renaissance.
Une structure en trois temps
La chanson alterne couplets descriptifs et sentences récurrentes sur "l’heure". Les couplets déploient des tableaux sensoriels : froid, brumes, gestes mécaniques, visages effacés. Les refrains viennent suspendre le temps : "L’heure n’est pas aux projets, regrets passés, oubliés rêves et délires". Ce retour régulier agit comme une cloche, marquant l’impossibilité de sortir de la routine.
Puis surgit un pont décisif, véritable bascule :
"Je prendrai la nationale Guidé par une évidence Par une fièvre brutale Et je partirai"
Ce passage élargit brutalement l’horizon. L’espace clos des brumes se déchire pour ouvrir sur la route. Ce changement structurel correspond exactement au mouvement existentiel décrit par la chanson : de l’oppression à la libération.
Tonalité, accords et tempo
Chordify (12) permet de situer la chanson dans son climat sonore. Elle est écrite en Fa dièse, avec une suite d’accords typique de Goldman : Si - Fa dièse - Fa dièse mineur - Do dièse mineur. Le tempo, d’environ 100 battements par minute, installe une allure médiane : ni trop lente - ce qui accentuerait la pesanteur -, ni trop rapide - ce qui trahirait l’élan mesuré de la marche.
Cette progression harmonique, simple mais récurrente, crée une tension contenue. Le retour cyclique des mêmes accords évoque la répétition des jours, l’enfermement de la routine. Puis vient le pont, moment décisif où le texte s’ouvre sur une expansion lexicale - "nationale" , "fièvre" , "renaître" - qui, sans rompre la grille harmonique, élargit soudain le champ émotionnel.
La couleur sonore : sobriété et efficacité
La chanson se caractérise par une dominante plutôt acoustique et économe. Pas de surcharge instrumentale ni d’arrangements tapageurs : la guitare et la rythmique portent l’essentiel, laissant la voix au premier plan. Cette sobriété sert le propos : le narrateur n’est pas un héros, mais un homme ordinaire qui raconte son brouillard intérieur.
La voix, encore sobre et parfois un peu retenue à cette époque, accentue l’effet de sincérité brute. Goldman n’a pas encore la maîtrise scénique qui fera sa marque quelques années plus tard, mais il a déjà ce phrasé particulier, cette prosodie à contrebattement qui, comme le remarque Éric Le Bourhis, "fait claquer les mots" (13). Les consonnes percussives ("brumes", "froid", "claque") se détachent avec netteté, accentuant le contraste entre la monotonie de la situation décrite et l’urgence de l’appel à partir.
Un effet narratif : tension et bascule
L’effet global de la mise en musique est celui d’une progression dramatique contenue. La répétition harmonique traduit l’étouffement, la lassitude. La rythmique médiane maintient le corps dans une marche forcée, sans élan mais sans arrêt non plus. Puis le pont introduit un élargissement : le lexique de la route, soutenu par une intensité légèrement accrue, fonctionne comme un point d’inflexion narratif.
On retrouve ainsi une logique que Goldman réemploiera dans d’autres chansons : utiliser la musique non comme un simple habillage, mais comme une mise en forme de la dramaturgie intérieure. Dans Brouillard, cette dramaturgie est discrète mais efficace : elle accompagne le passage de la résignation au départ, du brouillard à la route.
Des routes et des chemins
Dans l’univers goldmanien, routes et chemins ne sont jamais interchangeables. La route symbolise l’élan, le mouvement, la projection vers l’avant, souvent dans l’incertitude. Le chemin, lui, renvoie davantage à l’intime, à l’héritage, aux traces silencieuses d’une histoire reçue. L’un est impulsion, l’autre est mémoire. Brouillard, dès 1981, établit cette polarité. Face à l’immobilité des brumes intérieures, c’est la route qui surgit comme remède : "Je prendrai la nationale / Guidé par une évidence".
La route comme projection vitale
Dans Brouillard, la route est vitale. Elle ne promet pas de destination précise, mais incarne un geste de survie. Cette dynamique réapparaît seize ans plus tard dans On ira (1997), où Jean-Jacques Goldman renverse l’ordre habituel : ce n’est pas l’arrivée qui compte, mais le trajet lui-même.
"On partira toi et moi, où ? je sais pas Y’a que les routes qui sont belles Et peu importe où elles nous mènent"
Dans une interview donnée à Nostalgie (14), il précise : "Je pense plus qu’une chanson sur la personne que j’emmène, c’est une apologie des routes. Le fait de dire que le plus important n’est pas la destination. […] Le plus important c’est finalement la route pour aller d’un endroit à l’autre."
Sur Wit FM (15), en 1997, il confirme : "Les destinations sont pas aussi importantes qu’on le croit. Arriver à quelque chose, c’est pas si important que ça. Le plus important, c’est d’y aller, c’est la route pour y aller."
Ce refus de l’aboutissement comme finalité résonne directement avec la bascule de Brouillard. Ce qui compte, ce n’est pas de savoir où l’on va, mais de se remettre en marche, de s’extraire du brouillard par le pas.
La même année, au magazine Gaël (16), il formule encore plus crûment cette philosophie, en réaction à Milan Kundera : "Il faut rester sur la route. Cela ne sert à rien d’arriver. La clé est là. Ce n’est pas telle personne ou tel endroit qui est l’aboutissement mais c’est le fait d’y aller."
Brouillard, On ira, Je m’en vais demain : trois chansons, trois époques, une même intuition - la route est moins un moyen qu’une fin.
La route comme écriture de soi
En 2003, Goldman offre à Dan Ar Braz Je m’en vais demain, où la route devient surface vierge à inventer :
"Je m’en vais demain ou peut-être après-demain Pour une route à écrire, une ligne dans ma main"
Le vocabulaire de l’écriture s’entrelace ici avec celui du voyage. La route n’est plus seulement le déplacement : elle devient inscription, destin à tracer. C’est la continuation d’un mouvement déjà amorcé dans Brouillard : le pas comme acte créateur, capable de refonder l’existence.
Les routes de la séparation : partir ou laisser partir
Mais la route n’est pas toujours synonyme de libération. Dans Puisque tu pars (17), elle désigne un départ subi : l’autre s’en va, et il faut l’accepter. La dignité du texte réside dans cette reconnaissance : "Puisque nous t’aimons trop pour te retenir / Puisque tu pars". Ici, la route devient celle de l’autre, et le narrateur doit réinventer la sienne en creux.
Dans Là-bas (18), la route se fait ambivalente, presque mythique. La voix masculine chante l’ailleurs rêvé - "Là-bas, tout est neuf et tout est sauvage" - tandis que la voix féminine avertit des dangers - "Y’a des tempêtes et des naufrages". La route y est désir et mirage à la fois, horizon et illusion.
Ces deux chansons complètent le tableau esquissé par Brouillard. Là où la première faisait de la route un remède, celles-ci en révèlent le prix ou l’illusion. Goldman ne se contente pas d’un motif simple : il en explore les contradictions.
Le chemin : mémoire et héritage
À l’opposé, le mot chemin revient dans des chansons où il n’est pas question de projection, mais de mémoire et de filiation. Dans Tu es d’un chemin (19), Goldman insiste sur la transmission :
"Tu es d’un chemin Nos anciens, notre passé Notre trésor, notre fierté"
Il ne s’agit pas d’un départ, mais d’une appartenance. Le chemin, ici, est une balise généalogique, un héritage commun.
Cette distinction est confirmée par Goldman lui-même, en 1999, lorsqu’il confiait (20): "Je suis une espèce de chemin qui était tracé depuis toujours et qui a probablement été tracé auparavant par mes parents et par leur histoire." Le mot "chemin" désigne ici la continuité invisible entre générations, plus forte que la volonté individuelle.
Une articulation fondatrice
Ainsi se dessine une articulation essentielle dans l’œuvre :
- La route : projection, élan vital, renaissance, quitte à accepter l’illusion ou la perte.
- Le chemin : héritage, mémoire, filiation, appartenance silencieuse.
Brouillard se situe à la naissance de cette dialectique. Face à la brume intérieure, le narrateur choisit la route, non le chemin. Il refuse l’héritage figé, il cherche l’élan. Cette décision inaugurale structure toute l’esthétique goldmanienne : avancer, même sans savoir où, parce que l’arrêt serait pire encore.
l’éthique du collectif en germe
Dans Brouillard, le narrateur est seul. Tout est vécu à la première personne : ses mains froides, son sac aux épaules, ses brumes dans la tête. L’élan vital naît d’une décision personnelle : "Je prendrai la nationale". La route est choisie comme un geste intime, presque instinctif, pour sortir de l’enlisement. Ce départ est un combat solitaire, mené contre la lassitude et pour une renaissance.
Mais au fil des années, Goldman élargit le cadre. La route n’est plus seulement un choix individuel : elle devient chantier commun. Là où Brouillard posait la survie par la marche personnelle, les chansons de la décennie suivante ouvrent un autre horizon : la conviction que nul ne peut marcher longtemps seul.
En 2000, dans C’est ensemble (21), écrit pour les Champions de la Paix, la formule est explicite :
"C’est ensemble, c’est ensemble qu’on vivra Y’a pas de chemin pour un seul, c’est trop loin, c’est trop froid"
Cette phrase, d’une simplicité désarmante, renverse la perspective initiale. Dans Brouillard, le froid était un obstacle intime, brûlure intérieure à dépasser. Dans C’est ensemble, le froid devient une menace collective qu’on ne peut conjurer qu’à plusieurs. La solitude, qui pouvait être une ressource dans l’urgence de partir, devient ici une impasse.
Un an plus tard, Goldman creuse cette veine dans Ensemble (22). La chanson ne promet pas de grandes révolutions, mais affirme la valeur de la présence mutuelle :
"J’ai besoin de nos chemins qui se croisent Quand le temps nous rassemble Ensemble, tout est plus joli"
Là encore, les chemins ne sont pas conçus comme des trajectoires parallèles mais comme des lignes qui finissent par se croiser, créant une harmonie à plusieurs voix, à l’instar d’Ensemble qui est chantée en canon. L’expérience de la route se double d’une expérience de la communauté.
On peut alors lire Brouillard comme le moment zéro de cette dialectique. La route y est inaugurée dans la solitude, comme une réaction vitale. Mais cette route solitaire prépare déjà, en creux, la possibilité du collectif. On part seul, on tient seul - mais l’on sait qu’à terme, il faudra marcher ensemble.
C’est toute l’ambiguïté de l’éthique goldmanienne : il valorise à la fois la liberté de l’individu et la solidarité du groupe. Dans Je marche seul (23), il revendique l’autonomie et l’indépendance. Dans C’est ensemble et Ensemble, il proclame l’impossibilité de survivre seul à long terme. L’un n’efface pas l’autre : ils coexistent, en tension, comme deux vérités complémentaires.
Ainsi, le fil qui court de Brouillard à C’est ensemble illustre l’évolution d’un parcours poétique et éthique : la route commence par le "je", mais elle ne peut s’accomplir sans le "nous". Ou, pour reprendre une formule : un chemin pour tous, une route pour chacun.
Héritages
Pour comprendre la portée de Brouillard, il faut replacer la chanson dans le contexte de l’histoire familiale de Jean-Jacques Goldman. Car si la route y est présentée comme un geste vital face à la lassitude, elle trouve aussi ses racines dans une expérience plus ancienne : celle d’une famille marquée par l’exil, la vigilance et la transmission de valeurs plutôt que d’un territoire.
Éric Le Bourhis rappelle combien la culture d’origine pèse dans la trajectoire de Goldman. Ses parents, juifs d’Europe de l’Est, ont grandi "porteurs de cette inquiétude d’une race aux aguets", selon les mots de Jean-Jacques lui-même (24). Ils avaient "toujours ressenti le danger, tout le temps, partout. À travers une certaine façon de marcher dans la rue, à travers leurs visages typés, à travers ces injures qu’ils redoutaient" (25). Cette atmosphère de vigilance permanente a façonné l’enfance du futur chanteur : "Je vis comme mes parents avec toujours une toute petite angoisse. On sait que quelqu’un pourrait toujours…" (26).
Dans ce contexte, la route ne peut pas être comprise uniquement comme un élan individuel. Elle est aussi l’écho d’une expérience collective de survie. La famille Goldman s’est construite dans l’exil, sans ancrage territorial stable, mais en transportant avec elle des valeurs : solidarité, dignité, mémoire. Jean-Jacques l’exprime ainsi : "Ce sont des chansons qui sont écrites par un Juif. C’est une façon d’être mais aussi un moyen de transporter ces valeurs, c’est-à-dire de savoir que les valeurs ne sont pas dans une terre ou dans un endroit mais qu’elles sont en nous, que l’on traverse le temps et les kilomètres avec ces valeurs-" (27).
Dans Brouillard, cette logique se retrouve en creux : le départ n’est pas motivé par la conquête d’un ailleurs flamboyant, mais par la nécessité de survivre à un présent étouffant. La route, loin d’être exotique, est ici nationale, ordinaire, banale. Elle symbolise moins une destination qu’un portage de valeurs : avancer, même dans le gris, pour ne pas baisser les yeux.
On comprend dès lors que Brouillard participe de cette tension constitutive : partir par la route pour ne pas sombrer, tout en portant en soi le chemin hérité des parents, leur histoire, leurs valeurs. La chanson articule ainsi deux pôles de l’identité goldmanienne :
- La route comme libération, rupture nécessaire face à l’aliénation.
- Le chemin comme filiation, transmission invisible qui relie à l’histoire familiale.
C’est sans doute cette double dimension - urgence de l’élan et fidélité aux héritages - qui donne à l’œuvre de Goldman sa résonance singulière. Dans Brouillard, déjà, l’individu fatigué se lève pour marcher. Mais il marche aussi avec ce que ses parents lui ont transmis : l’instinct de survie, la discrétion, et la dignité de tenir debout malgré les brumes.
Le poids du sac aux épaules
La force de Brouillard réside aussi dans la densité de ses images. Chaque vers condense une expérience intime en une formule brève, percutante, immédiatement intelligible. Leur analyse ligne par ligne permet de mesurer combien Goldman, dès 1981, manie un langage poétique singulier, à la fois concret et métaphorique.
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"Le poids du sac aux épaules" : Dès la première strophe, l’image installe la chanson dans une physicalité brute. Le sac pèse : métaphore du quotidien, des charges mentales et morales que l’on traîne sans fin. Les épaules, siège de la tension, symbolisent la fatigue du corps autant que celle de l’âme. C’est la matérialisation du fardeau invisible. Dans le contexte du titre, cette image devient une métaphore de l’existence pesante : avancer, malgré tout, sous le poids du jour.
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"Brumes dans la tête" : L’image semble simple : la brume est météorologique, mais elle devient intérieure. La tête n’est plus claire, mais noyée dans une opacité qui empêche la projection. C’est l’anesthésie du quotidien, le brouillage des pensées sous l’effet de la fatigue et de la répétition.
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"Le froid qui brûle et qui frôle" : Oxymore typique de l’écriture goldmanienne, ce vers associe des sensations contradictoires. Le froid n’est plus seulement engourdissement, il devient brûlure. Il peut blesser autant que réanimer. La caresse du "frôle" se heurte à la douleur du "brûle". Par ce choc sensoriel, Goldman traduit l’intensité d’une expérience intérieure qui ne se laisse pas réduire à un seul registre : la souffrance devient éveil.
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"Guidé par une évidence / Par une fièvre brutale» : Dans le pont de la chanson, le lexique change. Aux brumes succède une certitude, à la lassitude une fièvre. La sémantique de l’urgence domine : "évidence", "brutale", "renaître". Le narrateur n’a plus besoin de justification rationnelle. La route s’impose comme un réflexe vital, une impulsion irrépressible. Ce vocabulaire révèle une écriture de la nécessité, non du choix : partir n’est pas décidé, c’est imposé.
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"La route est là, ton pas claque…" : Ici, la formule prend une valeur performative. La route existe parce que le pas la fait exister. Le bruit du pas qui claque devient une preuve, une matérialité. L’acte précède le sens : on ne sait pas où l’on va, mais l’on sait qu’il faut marcher.
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"Je n’aurai jamais plus jamais les yeux baissés" : Ce vers, que souligne Eric Jean-Jean dans Goldman, une vie en chansons (28), fonctionne comme une profession de foi. Il ne s’agit pas seulement d’un départ physique, mais d’un redressement moral. Ne plus baisser les yeux, c’est refuser la soumission, retrouver la dignité. Dans le contexte familial et historique de Goldman, ce geste prend une résonance particulière : tenir debout, malgré la fatigue, malgré la peur, malgré l’exil.
Par ces quelques vers, Brouillard illustre déjà toute la méthode goldmanienne : associer des images concrètes à des états intérieurs, jouer des contradictions sensorielles, donner à des gestes simples (le pas, le regard) une valeur existentielle. Ces micro-formules, claires et sobres, résistent à l’usure du temps parce qu’elles condensent une expérience humaine que chacun peut reconnaître.
Le courage d’avancer
Brouillard peut apparaître comme une chanson discrète du premier album de Jean-Jacques Goldman. Elle n’a pas eu l’exposition d’Il suffira d’un signe, ni le destin populaire de Je marche seul ou de Là-bas. Et pourtant, en y revenant quarante ans plus tard, elle se révèle comme un moment zéro de l’univers goldmanien.
Tout est déjà là :
- La route comme éthique de vie, plus importante que la destination elle-même. Dans un monde saturé de projets et d’objectifs, Goldman rappelle qu’il suffit parfois d’un pas, d’un élan, pour se remettre debout.
- La météo comme grammaire des émotions : brumes, froids, brûlures, tiédeurs. La pluie, le vent, le soleil, l’hiver - autant de langages poétiques qui traduisent des états intérieurs.
- Le départ comme geste responsable : partir non pour trahir, mais pour survivre ; non pour haïr, mais pour préserver la dignité de chacun.
Ainsi, Brouillard n’est pas une simple chanson de lassitude. Elle est une initiation. Elle pose le cadre d’une œuvre qui fera de la marche, du pas après l’autre, une manière de vivre et de résister. Elle dit que l’essentiel n’est pas d’arriver, mais de ne pas se laisser engloutir par la brume.
La coda se trouve dans un écho discret, vingt ans plus tard, avec La pluie (29). Entre les deux chansons, une même philosophie s’exprime, mais transposée : "Pas de jolie vie, de joli chemin / Si l’on craint la pluie". Là où Brouillard choisissait la route comme issue à la grisaille, La pluie propose d’apprendre à marcher sous l’averse, "le visage offert".
Entre le brouillard qui enferme et la pluie qui fouette, une même conviction traverse toute l’œuvre de Jean-Jacques Goldman: il n’y a pas de vie sans épreuve, pas de dignité sans marche, pas d’horizon sans courage d’avancer. Même dans le gris. Même dans l’incertain.
Sources
- (01) Jean-Jacques Goldman : Brouillard (1981)
- (02) Jean-Jacques Goldman - Démodé (1981)
- (03) Positif et… non homologué, Paroles et Musique n°55, décembre 1985, propos recueillis par Renaud Ego, Jacques Erwan, Marc Legras et Didier Varrod
- (04) Jean-Jacques Goldman et Sirima : Là-bas (1987)
- (05) Jean-Jacques Goldman : On ira (1997)
- (06) Dan Ar Braz et Jean-Jacques Goldman : Je m'en vais demain
- (07) Questions à Jean-Jacques Goldman, TV5, 20-21 novembre 1999, propos recueillis par Patrick Simonin
- (08) "Le mystère Goldman : Portrait d'un homme très discret", d'Eric Le Bourhis (2014)
- (09) Jean-Jacques Goldman : On ira (1997)
- (10) Éloïz et Yvard : On sera là (2025)
- (11) Florent Pagny : Est-ce que tu me suis ? (1994)
- (12) "Brouillard" sur Chordify
- (13) "Le mystère Goldman : Portrait d'un homme très discret", d'Eric Le Bourhis (2014)
- (14) Week-end Jean-Jacques Goldman, Nostalgie, 26-27 septembre 1997, propos recueillis par Christophe Nicolas
- (15) Wit FM, 23 octobre 1997, propos recueillis par Hervé Beaudis)
- (16) Jean-Jacques Goldman, flâneur sur la Terre (Gaël, 24 septembre 1997)
- (17) Jean-Jacques Goldman : Puisque tu pars (1987)
- (18) Jean-Jacques Goldman et Sirima : Là-bas (1987)
- (19) Lââm : Tu es d'un chemin (2004)
- (20) Questions à Jean-Jacques Goldman, TV5, 20-21 novembre 1999, propos recueillis par Patrick Simonin
- (21) Champions de la Paix : C'est ensemble (2000)
- (22) Jean-Jacques Goldman : Ensemble (2001)
- (23) Jean-Jacques Goldman : Je marche seul (1985)
- (24) Philippe Labro : Rencontre avec... Jean-Jacques Goldman (Le Point n° 975, 27 mai 1991)
- (25) Patrick rencontre Jean-Jacques Goldman (14 - Le Journal, mars 1993, propos recueillis par Thierry Klifa)
- (26) Jean-Jacques Goldman : "Forcément je tourne en rond" (Le Figaro, 29 septembre 1997)
- (27) "Je comprends la méfiance du peuple israélien" (Tribune Juive, 5 septembre 1997, propos recueillis par Yves Derai et Franck Medioni)
- (28) "Goldman : Une vie en chansons" d'Éric Jean-Jean (2021)
- (29) Jean-Jacques Goldman : La pluie (2001)